• Un sentiment qui ressemble à de l’espoir la fait avancer plus vite en dépit de la fatigue qui lui raidit les membres et de la sourde peur qu’elle continue à ressentir.

    La délivrance est proche. Elle le sait, elle le sent.

    Depuis qu’ils se sont mis en route, la main de Jonathan n’a pas lâché la sienne. Sa présence aimante, rassurante, occulte celle des autres, même celle si maternelle de Martha ou celle tellement détestable de Khaled.

    La masse haute et impressionnante du dôme se fait de plus en plus précise. Immense, elle écrase l’horizon, efface presque le ciel et rend minuscule tout ce qui l’environne. Sa surface ternie par des siècles d’intempérie, ne réfléchit plus qu’à peine les rayons du soleil, pourtant, dès qu’elle ferme les yeux ne serait-ce qu’une seconde, elle la voit étincelante comme elle l’était autrefois.

    - Étonnant hein ! Entend-elle Jonathan lui dire.

    Et ses yeux étincellent presque autant que le dôme gigantesque !

    - Inquiétant plutôt, je dirais !

    S’entend-elle lui répondre, le cœur étreint d’un sombre pressentiment.

    Elle se souvient. C’était il y a tellement longtemps ! 

    Un souvenir entêtant à la fois si lointain et si présent ! Ce qu’elle a ressenti alors, revient brusquement la submerger avec la violence destructrice d’un tsunami.

    C’est tellement puissant que sa main se crispe dans celle de Jonathan et qu’elle recule instinctivement.

    - Ça ne va pas mon amour ?

    - Si…enfin pas trop ! Quand tu m’as emmenée la première fois, elle était bien plus belle qu’aujourd’hui ton «Arche» et pourtant en la découvrant, je n’ai pu m’empêcher d’éprouver la plus grande peur de ma vie !

    -  Quel genre de peur Élisa ?

    - Tu le sais bien ! Je te l’ai dit à l’époque !

    - C’est vrai ! Mais il faut que tu verbalises !

    - Je croirais entendre Bob !

    - Quel Bob ?

    -Ben tu sais ça aussi non ? Bob, le drôle de robot que vous m’avez envoyé ! Á moins que je n’aie rêvé ça aussi ! Vous ne l’avez pas mis à la casse j’espère !

    - Nous n’envoyons pas nos robots à la casse Élisa. Ils nous ont été d’une trop grande utilité pour ça ! Et ils continueront à nous servir aussi longtemps qu’ils seront en capacité de le faire !

    Rétorque sévèrement le dénommé Septime qui lui a confirmé son identité quelques heures plus tôt.

    - Tant mieux, j’aurais été peinée d’apprendre qu’il a été puni pour avoir failli trop m’en dire.

    - Ce « Bob » comme tu l’as baptisé, ne t’a dit que ce que nous voulions qu’il te dise. Une fois sa tâche accomplie, il n’était plus utile qu’il continue à œuvrer auprès de toi.

    Précise la hautaine Serena.

    - De même que l’avatar de ton amie a « disparu », une fois son travail terminé. Poursuit Mélodie.

    - Dieu que vous êtes froids et impersonnels ! Pires que Bob, je dirais ! Vous ne semblez éprouver aucun sentiment !

    - Nous…

    -Stop ! Intervient Jonathan, interrompant la réponse de Septime. Et toi Élisa, réponds à ma question s’il te plaît. De quoi avais-tu peur le jour où tu as découvert « L’Arche »?

    - D’abord, cette coupole gigantesque posée dans le paysage tel un immense vaisseau spatial, m’a fortement impressionnée. Puis en me disant que j’allais y entrer, l’angoisse ma saisie au point de m’en faire trembler de la tête aux pieds, souviens-toi !

    - Je me souviens ! Continue !

    - Alors, je me suis rappelée… L’arrêt sur le parking. L’appel que tu as reçu… Tu as eu beau t’éloigner pour que je n’entende rien, j’ai bien perçu la colère de ton interlocuteur à l’autre bout, ton énervement… Et les regards que tu me lançais, me donnaient à penser que j’étais au centre de cette discussion. De cette dispute plutôt !

    - Et ?

    - En me souvenant, j’ai soudain compris que l’enjeu de cette expérience à laquelle j’avais accepté de me soumettre, allait bien au-delà de ce que tu nous en avais raconté dans l’amphi. J’aurais été bien en peine de mettre le doigt sur ce qui clochait mais ça m’a fichu une trouille de tous les diables. Je savais d’instinct que si je mettais un pied là-dedans, je n’en sortirais plus jamais ! Je te l’ai dit. J’ai dit que je renonçais, que je voulais rentrer chez moi…

    - Mais tu avais signé. Et nous étions tellement épris l’un de l’autre…

    - Que j’ai mis un bâillon à mes craintes et que je t’ai suivi.

    - C’est ça !

    - Allons-y Jonathan ! Il faut que je sache pourquoi j’avais peur au point d’être prête à renoncer à toi.

    - Je t’aime Élisa, ne l’oublie jamais. Pourtant, avant de franchir cette dernière étape, tu as encore quelque chose à faire.

    - Que puis-je encore accomplir que je n’aie déjà fait ?  J’ai la sensation d’avoir parcouru des millions de kilomètres pour arriver jusqu’ici. Pour te retrouver Jonathan ! Je me sens au bout du rouleau, physiquement et moralement.

    - Je sais Élisa !

    - Alors allons-y, je t’en supplie, pendant qu’il me reste un peu de force et de courage.

    - Demain mon amour, c’est promis ! Cette étape dont je te parle, passe par le sommeil. Et même sans cela, tu en as besoin, quoi que tu dises ! Regarde, le refuge nous attend !

    - J’ai peur Jonathan !

    - De quoi as-tu peur ?

    - De m’endormir et que demain, tu ne sois plus là à mon réveil.

    - Je serai là quand tu te réveilleras, sois en sûre !

    - Tu dis que cette étape qu’il me reste à franchir passe par le sommeil. Vais-je rêver ? Est-ce cela que vous attendez de moi ? Que tu attends de moi alors que tu m’as ordonné tant de fois de me réveiller ?

    Pas de réponse… Voilà une chose qui ne change pas ! Mais un regard qui en dit aussi long que des mots.

    - Il y a autre chose qui me pétrifie d’angoisse tu sais !

    - Dis-moi !

    -J’ai peur de m’endormir et de ne plus me réveiller.

    - C’est le risque…Murmure-t-il presque trop bas pour qu’elle l’entende.

    - Et tu veux le courir, ce risque ?

    - Il n’y a plus aucune autre solution, crois-moi ! Il est temps !

    -Temps de quoi ?

    - Que tu dormes

    - Ça aussi ça m’épuise tu sais !

    - Quoi ?

    - Cette impression permanente que chaque mot que tu prononces, possède un double sens.

    - Va dormir Élisa !

    Elle est agacée au plus haut point d’être obligée de s’arrêter si près du but. Et bien plus qu’agacée qu’on ne cesse de lui dicter sa conduite avec des ordres, oui, des ordres, totalement contradictoires. « Réveille-toi ! » « Va dormir !» « Avance !» , « Arrête-toi ! ».

    La colère monte, monte…Afin de ne pas y succomber, elle se détourne de Jonathan. Son regard se fixe obstinément sur le dôme qui masque l’horizon. Il est enveloppé d’ombre. Elle s’avise soudain qu’en quelques minutes, le jour a considérablement baissé. Elle ne s’en était pas rendu compte ! En même temps, elle réalise qu’elle est beaucoup plus fatiguée qu’elle ne le croyait.

    En regardant autour d’elle, sur le promontoire où se dresse le refuge, elle constate sans en être véritablement surprise, que les autres ont disparu. Pourtant, elle sent leur présence invisible. Une espèce d’aura de pensées à la fois hostiles et protectrices. Pas difficile de deviner à qui appartiennent les unes et les autres.

    Il ne reste que Jonathan. Il lui indique la porte et répète :

    - Va dormir ! Je serai près de toi si…quand tu te réveilleras.

    Résignée, elle entre dans la cabane et sans même se déshabiller, elle s’allonge sur le premier châlit venu. Tendrement, Jonathan étend sur elle une épaisse couverture tirée de l’habituel coffre de bois.

    - Dors maintenant ! Murmure-t-il en lui caressant le front d’une main apaisante.

    Ses paupières alourdies se ferment malgré elle. Juste avant qu’elle ne se laisse aller au sommeil, une image s’imprime dans sa mémoire. Une cabane de berger dans les montagnes de Haute-Provence. Celle de son frère où elle a passé avec lui, de mémorables vacances à jouer à la bergère… Une maisonnette en rondins, rustique mais chaleureuse, construite près d’un torrent bondissant dont l’eau incroyablement pure remplissait leurs gourdes lorsqu’ils partaient dans l’alpage avec le troupeau de moutons. Une cabane, avec son appentis à bois, son unique pièce à vivre sommairement meublée, en tout point semblable à toutes celles qui l’ont accueillie au cours de son long périple, après son évasion de la  Sphère, comme lors de sa fuite de Liberté.

     

     


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  • La nuit a été si courte qu’elle est déjà au bord de l’épuisement. Il faut dire qu’elle a refusé de s’endormir aussi longtemps qu’il lui a été possible de le faire. Elle n’a cédé au sommeil qu’à l’extrême limite de sa fatigue, sûre que de cette façon, elle ne retomberait pas dans le piège maléfique de ses songes.

    Elle s’arrête brusquement, saisie d’une frayeur aussi intense que soudaine. L’impression d’être observée la paralyse et l’empêche de respirer. Chloé qui marche à quelques mètres devant elle, ne semble s’être aperçue de rien. Comment cette imitation de son amie de jadis, pourrait-elle montrer la moindre inquiétude ?

    Elles ont quitté le refuge aux premières lueurs d’une aube brumeuse. Au fil des heures, l’impalpable brume matinale s’est muée en un épais brouillard qui gomme le paysage alentour, rendant difficile voire périlleuse leur progression sur le sentier inégal. Enfin, difficile pour elle parce que Chloé chemine d’un pas aussi assuré que la veille !

    -Hep ! Pas si vite ! S’égosille-t-elle en vain.

    Devant elle, la silhouette imprécise de son amie, n’a même pas marqué un temps d’arrêt. Pas plus qu’elle n’a daigné lui répondre !

    La sensation d’un regard hostile l’épiant au cœur de la masse cotonneuse, ne cesse de grandir. Au loin, Chloé a disparu, avalée par le brouillard.

    Elle est seule sur le sentier, bloquée par une peur incommensurable. Seule ? Peut-être pas.

    Un rire sardonique brise le silence ouaté. Puis un rugissement de fauve…

    - J’hallucine ! Murmure-t-elle pour se rassurer.

    Elle oblige ses jambes douloureuses à se remettre en mouvement. Elle doit rejoindre Chloé.

    Elle trébuche… tombe et s’étale lourdement sur le sol. N’est-ce pas une main qui vient de la pousser dans le dos ?

    Péniblement, elle se relève. Ses paumes et ses genoux la font souffrir. De nouveau, ce rire cruel qui se moque d’elle !

    Puis deux yeux félins d’un jaune luminescent, trouent la brume compacte. Elle sent l’haleine chaude du fauve tout près d’elle. C’est le tigre de son rêve. La frayeur la propulse en avant. Elle n’y voit pas à un mètre mais qu’importe. Elle court à perdre haleine, se retenant de hurler, poursuivie par le rire d’un homme qui pourrait être Jonathan et par la cavalcade puissante d’un fauve affamé…

    Sa course folle est stoppée net par le corps qu’elle vient de heurter brutalement. Elle s’y agrippe de toutes ses forces.

    -Chloé ! Hurle-t-elle, laissant enfin libre cours à la terreur qui l’a envahie.

    -Du calme, Élisa ! Du calme ! L’admoneste une voix haïssable entre toutes.

    Khaled ! Elle s’écarte vivement de cet être abhorré dans les bras duquel elle s’est jetée, totalement paniquée, croyant avoir affaire à son amie !

    Dieux du ciel, ils lui ont envoyé ce type exécrable !

    - Que faites-vous ici ? Où est Chloé ?

    - Elle a accompli ce pourquoi elle était venue ! Répond une autre voix, connue elle aussi.

    Une voix dont elle ne sait plus si elle doit la chérir ou la détester.

    - Jonathan ? Ils t’ont laissé partir ?

    - Je ne suis pas prisonnier ma douce !

    - Je ne suis pas ta douce ! Tu m’as abandonnée Jonathan. Pire que tout, tu m’as trahie.

    Elle a conscience qu’elle parle à une ombre, à des ombres… Parce qu’en y regardant mieux, elle s’aperçoit qu’il n’y a pas que deux silhouette émergeant du brouillard.

    Ça y est ! Cette fois elle est vraiment devenue folle !

    Devant ses yeux ébahis, les ombres prennent forme, les visages se précisent. Khaled, Jonathan, Martha, Mélodie…Et deux personnes qui lui sont totalement inconnues.

    -Personne ne t’a trahie mon petit. Lui dit doucement Martha.

    -Tu… Tu as quitté Liberté. Bredouille-t-elle Et toi aussi Mélodie ?

    Pas de réponse. Elle a l’habitude !

    - Qu’avez-vous fait à mon amie ?

    - Nous ne lui avons rien fait du tout, répond une grande et mince femme entre deux âges. Le ton est un rien hautain. Elle a la sensation fugitive de l’avoir déjà entendu.

    « On la perd… » Ces mots étranges résonnent dans son crâne.

    - Vous m’avez retrouvée. Lance-t-elle tout à trac.

    - Il semblerait que nous soyons en bonne voie jeune fille ! Répond l’interpellée sans se départir d’une once de sa prestance altière.

    - Me direz-vous enfin où est Chloé ? Insiste-t-elle

    -Elle a rejoint les limbes dont nous l’avions tirée pour t’aider, lui répond un homme.

    Lui aussi, elle l’a déjà entendu, elle en jurerait !

    - J’avais donc raison ! Dit-elle, assez bas pour que tous ces gens apparus comme par miracle sur le sentier, ne puissent saisir son propos.

    - On dirait bien que ça a marché mieux que nous ne l’espérions ! Enchaîne Mélodie.

    - Et qu’est-ce qui a marché selon toi ?

    - Chloé, enfin celle que nous t’avons envoyée, t’a amenée où nous désirions que tu parviennes. Enfin, presque, parce que tu dois encore atteindre l’Arche et y entrer.

    - Si c’est le but, pourquoi Martha et toi, ne m’avez-vous pas suivie lorsque je me suis enfuie de Liberté ? Il aurait été tellement plus simple pour vous de m’y accompagner ! Comme pour moi d’ailleurs !

    - Il n’était pas en leur pouvoir de le faire, lui répond l’homme dont le nom lui revient.

    Septime… Et la femme hautaine, c’est Serena. Elle les a rencontrés tous les deux, mais quand ?

    Leur regard perçant posé sur elle, la somme de se rappeler.

    - Comment ça pas en leur pouvoir ? Il suffisait pourtant qu’elles me suivent !

    - Nous ne… Commence Martha

    - N’en dis pas plus Martha ! L’interrompt aussitôt Jonathan. Nous ne devons plus interférer avec le processus. Elle a fait le plus gros du chemin. Nous allons nous contenter de l’aider à parcourir le reste. Tout doit venir d’elle au maximum. Tout est en elle !

    - Explique-toi bon sang ! J’en ai plus qu’assez qu’on me parle par énigme en m’affirmant à tout bout de champ que j’ai la réponse en moi, dès que je pose une question !

    - Nous ne faisons que te dire la vérité Élisa ! Il est plus que temps que tu l’admettes, pour ton bien ! Autant que pour le mien… Ajoute- t-il dans un murmure à peine audible.

    - Ah oui, sinon, je vais mourir, c’est ça ?

    - C’est vrai hélas !

    - En quoi admettre cette vérité que je refuse selon vous, serait-il nuisible pour toi Jonathan ? Tu m’as abandonnée, rappelle-toi !

    - Je ne t’ai pas abandonnée ! Jamais ! Et nul ne pourra me contraindre à le faire ! Lance-t-il en jetant sur les autres un regard assassin !

    - Tu ne m’as pas abandonnée ? La bonne blague ! Quand je pense que je me suis lancée seule à ton secours, refusant de croire que tu étais mort alors que tu n’étais même pas prisonnier de la Sphère comme je le pensais !

    - L’Arche Élisa, rappelle-toi ! Pas la Sphère ! Il fallait que tu penses ainsi ! Ma présence auprès de toi devenait une entrave au processus ! C’est cela que Serena et Septime appelle « interférer ». Mais en réalité, je ne t’ai jamais abandonnée mon cœur ! Jamais ! Et je resterai avec toi jusqu’au bout, quoi qu’il advienne !

    - Et il mourra avec toi ! Renchérit sombrement Martha. C’est ça que tu veux ?

    - Non ! Hurle-t-elle, incapable d’envisager que cet homme puisse perde la vie à cause d’elle.

    - C’est pourtant ce qui arrivera si tu t’obstines comme tu le fais depuis…

    - Ça suffit Khaled ! Nous en avons déjà trop dit !

    -Et Bob ? Qu’est-il devenu, demande-t-elle timidement ? Et les  résidents de Liberté ?

    - Plus de questions Élisa. Regarde devant toi ! Ordonne Jonathan ! C’est là-bas que t’attendent toutes les réponses. Le temps presse !

    Elle obéit, l’esprit en déroute. Le brouillard s’est déchiré. Plus très loin sur l’horizon éclairci, se détache la haute et impressionnante masse d’un dôme immense aux parois ternies par les siècles.

    - En route Élisa, c’est la dernière ligne droite, lui dit Jonathan en la prenant par la main.

    « Elle rêve Khaled ! Elle finira par se réveille ! » « C’est toi qui rêve mon ami ! Nous ne pouvons plus attendre, nous devons partir!»

    Où et quand a-t-elle entendu ça ?

     

    Jonathan et elle, marchent en tête. Les autres suivent à quelques pas derrière dans un silence unanime.

    Sauf en ce qui concerne Khaled, dont elle sent le regard assassin dans son dos et dont elle croirait presque entendre les pensées agressives.

    « Nous perdons notre temps avec elle ! Elle refuse la réalité, un point c’est tout »

    Elle se retourne instinctivement, comme si un aiguillon venait de la piquer. Les yeux de son ennemi juré en disent plus long que les pensées qu’elle a saisies au vol bien malgré elle.

    Les questions dans son crâne, mènent une sarabande infernale. Pourquoi sont-ils tous là, si, comme le pense ce rustre, ça ne sert à rien ? Pourquoi lui a-t-on envoyé Chloé, puis la lui a-t-on retirée sans préavis ? Elle n’a même pas pu lui dire au revoir ! Pourquoi avoir pensé que la présence de Jonathan lui était néfaste pour finir par le remettre à ses côtés ? Que faisait-il, pendant qu’elle cheminait à sa rescousse au péril de sa vie s’il n’était pas prisonnier comme il le lui a affirmé ? Puisqu’Ils ont jugé bon de lui envoyer Chloé, pourquoi n’ont-ils pas fait de même avec sa mère ? Ou avec Patrick ? Elle aurait été si heureuse de les revoir même en sachant qu’ils n’étaient que des illusions ! Quelle vérité que selon eux, elle refuse obstinément, l’attend dans les tréfonds sinistres de ce lieu maudit qu’elle a baptisée la Sphère, elle ne sait pourquoi ? Laquelle est tellement près maintenant que son ombre immense en devient oppressante pour elle.

    Et puis il y a tous ces souvenirs qui remontent en masse à la surface de sa conscience chamboulée. Car il s’agit bien de vrais souvenirs, elle en est certaine à présent ! Des réminiscences liées à son arrivée en ce lieu que Jonathan appelait « L’Arche », il y a des siècles de cela.

    Enfin, pas vraiment elle mais cette autre elle-même dont elle n’est qu’un des ixièmes clones ! C’est ce qu’elle suppose en tout cas ! Est-ce cela, cette vérité qu’elle refuse ?

    Elle est tellement submergée par ce magma en fusion qu’elle manque de tomber. Heureusement, la main solide de Jonathan l’en empêche, une fois de plus !

    - Arrête de réfléchir Élisa ! C’est inutile ! Je te le répète, toutes les réponses t’attendent là-bas !

    - Je voudrais tant faire demi-tour ! Je n’aurais jamais dû quitter Liberté.

    - C’est pour retrouver ta liberté, que tu dois rejoindre l’Arche, crois-moi !

    - On ne parle pas de la même chose là !

    - Tu me croyais prisonnier ma chérie, mais c’est toi la prisonnière ! Tu as fait de Liberté, ta propre prison ! T’en évader est la meilleure décision que tu aies prise, même si tu l’as fait pour de fausses raisons.

    - Je l’ai fait pour te retrouver Jonathan ! C’est une vraie bonne raison non ?

    - La plus merveilleuse à mes yeux mon amour. Et tu me retrouveras ! Il suffit que tu le veuilles vraiment !

    - Mais tu es là ! Je ne rêve pas tout de même !

    - Crois-tu ?

    - Tu ne vas pas disparaître comme Chloé hein !

    - Le temps n’est plus aux tours de passe-passe  Élisa ! Ce que tu vois aujourd’hui, c’est ce qu’il est vital que tu voies !

    - Je n’y comprends vraiment rien de rien !

    - Le voilà l’obstacle que tu ne veux pas franchir !  Allez, avance, nous ne sommes plus très loin ! Mais le temps presse et il n’est pas question que je parte sans toi !

    - C’est vrai, le temps presse ! Ajoute Martha qui vient de se rapprocher d’eux et dont elle sent la poigne chaude se refermer autour de son autre main.

    - Bouge ton joli cul si tu veux que ton mec ait une petite chance de s’en sortir ! Raille méchamment Khaled dans son dos ! C’est mon meilleur pote depuis… Ça me foutrait dans une rogne que tu n’imagines même pas, si je devais le perdre à cause de toi !

    - Tais-toi Khal’ ! Tu ne vas pas me perdre et moi, je ne vais pas perdre Élisa ! Lance Jonathan avec hargne sans se retourner.

    Elle non plus ne se retourne pas. Les yeux fixés sur le dôme qui se rapproche terriblement, elle avance. Devant elle, insidieusement, le brouillard se reforme, tel un obstacle menaçant. Terrifiée, elle se serre un peu plus contre Jonathan.

    - Je t’aime, je t’aime Jonathan… Murmure-t-elle comme une prière ou comme un mantra pour conjurer le mauvais sort.

    - Je t’aime moi aussi mon cœur. Je t’aime tellement ! Lui répond-il

    Alors, comme si les mots avaient un pouvoir, le rideau cotonneux se dissout instantanément. Et la Sphère soudain, lui apparaît clairement, désormais plus comme un asile que comme la funeste prison qu’elle a toujours été à ses yeux.

    L’Arche…

    Galvanisée, elle hâte le pas.


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  • L’automne reprend ses droits. Une pluie fine et persistante a remplacé le soleil écrasant. Elle est trempée jusqu’aux os, en dépit du large capuchon censé la protéger de la tête aux pieds.
    Pour faire bonne mesure un sentier étroit et rocailleux a succédé au chemin plat et herbeux qui longeait la rivière. Ça grimpe, ça glisse, ça sinue dans un décor sinistre. Les cailloux rentrent dans ses chaussures. Garder l’équilibre, est un défi de chaque instant. Elle y parvient tant bien que mal en se raccrochant du mieux qu’elle peut aux buissons épineux qui poussent çà et là entre les rochers.. Ses mains sont couvertes de griffures sanglantes que la pluie lave au fur et à mesure. Les efforts qu’elle doit faire en permanence minent le peu d’énergie qui lui reste
    Chloé lui a déjà évité quelques chutes dont elle aurait sûrement gardé de douloureuses séquelles, si son étrange vraie-fausse amie n’avait pas été là pour la retenir. Laquelle amie doit probablement bénéficier d’un micro climat personnel, parce qu’elle n’est pas un poil mouillée et qu’elle se pavane allègrement, bras nus, dans sa robe légère qui devrait pourtant lui coller à la peau avec ce qu’il tombe depuis l’aube ! Elle sautille dans la caillasse, aussi agile qu’un chamois, dans ses jolis pieds-nus de prix, inusables à n’en pas douter !
    Tout cela est totalement anormal ! Impossible ! Ce qui conforte Élisa, dans l’idée tenace, qu’elle n’a pas vraiment affaire à sa véritable amie d’enfance.
    Cette Chloé-là, ne peut être qu’une hallucination née de son épuisement permanent depuis son intoxication. Ou plus certainement encore, la ravissante jeune femme qui caracole devant elle est une parfaite illusion qu’elle a elle-même créée et parée des traits de son amie, pour vaincre l’isolement mortel qui menace de la détruire.
    Ouille ! Elle a failli tomber lourdement une fois de plus et son hallucination l’a une fois de plus retenue fermement.
    - Ça va Élisa ?
    - Maudite pluie ! Maudits cailloux ! J’en ai ma claque !
    - Je sais mon petit cœur !
    - Qu’est-ce que tu sais ? Il pleut sans arrêt depuis ce matin, tu devrais être aussi trempée que moi, plus même avec cette petite robe d’été qui ne te protège de rien. Tes pieds devraient être en sang après toutes ces heures à se farcir cette rocaille infernale. Mais non, rien de tout ça ! Tu restes pimpante comme une gravure de mode ! Tu n’es même pas décoiffée ! J’en ai marre Chloé, marre, marre, marre ! Je voudrais m’arrêter là, m’endormir et ne plus jamais me réveiller !
    - C’est ce que tu fais !
    - Qu’est-ce que tu veux dire ?
    - Rien ! Juste qu’en effet tu vas mourir si tu arrêtes d’avancer !
    - Je m’en contrefiche ! Je n’en peux plus !
    - Pas question que tu laisses tomber ! Je suis là pour que tu ailles au bout et tu iras, un point c’est tout ! Je t’y obligerai s’il le faut !
    - Tu as ce pouvoir ?
    - Exactement ! Et Jonathan, tu l’oublies. Il t’attend ! Tu n’as pas le droit de lui faire faux bond après tout le mal qu’il s’est donné !
    - Quel mal ? Il est parti ! Il m’a abandonnée !
    - Parce qu’il le fallait !
    - Je n’y comprends plus rien !
    - Pas grave ! Tu finiras par comprendre ! En attendant, fais un dernier effort pour aujourd’hui ! Regarde, tu vois là-bas, en haut du sentier, c’est le refuge. Dans cinq minutes, tu es au sec !

    C’est vrai, la voici au sec et au chaud. Chloé, qui n’a jamais campé de sa vie a prestement allumé un bon feu de bois dans la petite cheminée de la cabane. Élisa ne veut pas savoir comment elle s’y est prise. Elle n’est plus à un miracle près.
    Comble de l’ironie d’un sort plus que facétieux,, à peine étaient-elles rentrées à l’abri, que la pluie cessait de tomber !
    Propre, habillée de vêtements secs, réchauffée, elle se laisse aller à une douce euphorie. Assise en face d’elle à la table grossière du refuge, un sourire épanoui aux lèvres, Chloé la regarde avaler la soupe bouillante qu’elle lui a préparée.
    Chloé ! Faire de la soupe ! Inimaginable ! Elle qui n’était pas capable de se faire cuire un œuf sur le plat !
    Elle va de surprise en surprise, chacune étant plus étonnante que la précédente.
    - Et toi ? Tu ne manges pas ?
    - Je n’ai pas faim !
    - Mais bien sûr ! Suis-je bête ! Tu ne te salis pas, tu n’as ni chaud, ni froid, tu n’es jamais fatiguée, tu ne bois ni ne manges. Et beaucoup plus perfectionnée que Bob, tu n’as même pas besoin de te recharger Mon super fantôme d’amie, ma belle illusion, tu es unique en ton genre !
    -Tu vas mieux à ce que je vois ! J’en suis heureuse ! Causons, veux-tu, pendant que tu te restaures !
    - D’accord ! Á mon tour de te poser des questions !
    - Que veux-tu savoir qui puisse te faire avancer hein ? Sinon je ne réponds pas !
    - Pas de problèmes ! Il y a plein de trucs qui me reviennent et je voudrais être sûre que je ne m’embrouille pas encore. T’es-tu mariée avec, comment s’appelait-il déjà ? Éric ! C’est ça, Éric ! Ou ai-je rêvé ton ventre rond ?
    - Ce sociologue de pacotille ! Un beau salaud oui ! Tu ne te rappelles pas ? Tu as pourtant ramassé les miettes de mon cœur brisé à la petite cuiller !
    - Attends… Je fouille dans ma caboche ! Bordélique si j’en crois le mélange que je fais avec mes vrais souvenirs et.. le reste quoi.
    - Quel reste Élisa ?
    - Bah… Tu sais bien ! Mes rêves.. Je suppose parce que je ne suis plus sûre de rien ! Revenons-en à Éric. Tu en étais raide dingue.
    - Bien. Je constate qu’en effet ça te revient. J’étais amoureuse ! Lui, il s’amusait !
    - Oui… Oh misère ! Tu irradiais de bonheur. Tu venais de m’annoncer que tu avais fait un test et que c’était bon ! Moi j’étais catastrophée ! Je n’ai pas eu le temps de te dire pourquoi je ne sautais pas de joie pour toi. Tu courais déjà comme une folle pour crier la bonne nouvelle à ton chéri ! Il ne t’a pas fallu longtemps pour revenir, totalement dévastée.
    - Ben quand tu débarques chez ton mec bille en tête, en braillant comme un putois que tu attends un enfant de lui, juste avant de réaliser qu’il est au pieu en plein après-midi et qu’il n’y est pas seul, c’est sûr, ça dévaste !
    - J’imagine ! Quand tu m’as raconté ça, entre deux sanglots, j’étais en train de culpabiliser grave !
    - Je me doute bien ! Tu m’as avoué après que tu étais au courant ! Que tu venais tout juste de découvrir par hasard, que ce salaud n’était qu’un vulgaire coureur de jupons mais que tu n’osais pas m’en parler !
    - Comment dire à sa meilleure amie, que le mec qu’elle vénère et avec lequel elle rêve de faire sa vie, n’est sous ses airs de gendre parfait, qu’un séducteur invétéré ?
    - Le pire tu vois, c’est qu’il s’est levé tranquille pépère, qu’il a enfilé son caleçon sans se presser, pendant que la demoiselle se cachait pudiquement sous le drap en marmonnant : « Chéri ! C’est qui cette cinglée ? »
    J’ai cru mourir de honte, quand Éric, cette ordure, a ajouté avec dédain : « Ah bon, t’es enceinte ? De qui ? »
    Je suis sortie de sa piaule à toute vitesse, avant d’exploser de rage et de chagrin, devant lui et sa pouffiasse. Une fausse blonde !
    - Tu le voulais tellement ce sale type ! Il allait jusqu’à parler mariage, famille et tout le toutim ! Quand tu m’as parlé de ça, je ne savais pas encore à quel menteur tu avais affaire ! J’étais tellement heureuse pour toi !
    - Je m’y suis laissé prendre ! Je l’avais déjà présenté à mes parents. Eux aussi étaient sous le charme de ce genre idéal. J’ai même arrêté la pilule ! Quelle pauvre conne j’ai été ! Lui, il ne se protégeait pas. Il avait fait le test pour le Sida. Il était OK de ce côté-là aussi !
    - Trois jours après, tu faisais une tentative de suicide aux barbituriques, avec une bonne dose d’alcool pour être sûre. Je suis arrivée à temps ! Tu as eu droit à la totale ma pauvre chérie ! Tu n’étais pas belle à voir quand tu es sortie de l’hôpital ! Et tu avais perdu le bébé.
    - Heureusement ! C’était la fin de l’année. Tu m’as emmenée chez toi pour les vacances. Patrick était là… tu connais la suite.
    - Il ne t’avait pas oubliée autant que je le pensais. Il s’est tant et si bien occupé de toi, qu’à la fin de l’été, vous ne vous quittiez plus. Tu n’as pas repris les cours à la rentrée. Quand il a rejoint ses montagnes bien aimées, tu es partie avec lui !
    - Et toi, tu es retournée seule à Bordeaux. Qu’est-ce que j’ai pu rire quand tu m’as raconté au téléphone, tes retrouvailles…Mouvementées avec Éric ! Rien que d’y repenser, je me marre encore !
    - Ben oui quoi, le pauvre ! Il était tout seul. Il regrettait le mal qu’il t’avait fait. Il était prêt à réparer ses torts et à se remettre avec toi. Bla bla bla ! Le comble du comble, c’est quand il a eu le culot de me demander des nouvelles de ta grossesse, alors que tout le campus savait ce qui s’était passé pour toi ! Et paf, il a pris mon poing dans sa sale tronche. J’y ai mis toutes mes forces !
    - Sacrée Élisa ! Mon amie si adorable, si fidèle et si brave ! C’était ta dernière année à toi aussi. Tu l’as terminée en beauté avec ton master en poche. Puis, un matin de la fin août, un certain Jonathan Sauveur a frappé à ta porte. Une petite semaine plus tard, tu partais avec lui après moult embrassades à toutes les personnes qui t’étaient chères. Dont Patrick et moi, bien sûr !
    Tu as bien travaillé ma belle ! Viens voir !
    Encore secouée par ce qu’elle vient de revivre, elle se lève et suit Chloé dehors.
    La nuit est tombée. Le ciel lavé par la pluie, scintille de milliards d’étoiles. Là-bas, sur l’horizon assombri, s’élève, luminescente et plus proche que jamais, l’immense et inquiétante masse du dôme de la Sphère.
    Elle se rapproche… Une crainte irraisonnée s’empare d’elle, la faisant trembler des pieds à la tête.
    - Tu as donc si peur que ça ? S’exclame Chloé en a prenant dans ses bras.
    Les tremblements refluent mais les images de son dernier rêve lui reviennent en mémoire. Ils la brûlent ! Surtout celle de la salle inquiétante où on l’a forcée à entrer. Elle sent encore la main ferme qui la pousse dans le dos. Elle entend la voix qui l’exhorte :
    - Avance, tu ne dois pas avoir peur !
    La main, la voix… C’est Jonathan ! Le traître !
    - Tu te souviens de quelque chose ? Questionne Chloé sur le qui-vive.
    - Ils m’ont obligée, murmure-t-elle. Jonathan m’a obligée.
    - Á quoi t’ont-ils obligée ?
    - Je…je ne sais plus…
    - Il faut que tu te souviennes ! C’est vital !
    - Je ne peux pas !
    -Tu ne veux pas ! C’est ça qui coince ! Tu es plus butée qu’une mule !
    - Je ne peux pas ! Répète-telle en refoulant obstinément cette dernière image qui la torture.
    - Je t’en conjure Élisa, cesse de reculer ! Il en va de ta vie, crois-moi. Regarde ce que ton déni provoque. Ajoute Chloé en la forçant à se retourner.
    Obéissant à contre cœur, elle regarde. Tout à l’heure plus proche que jamais, la Sphère semble s’être éloignée de nouveau.
    « Non, pas la Sphère! Son vrai nom, c’est L’Arche. » Lui souffle Jonathan. Ou du moins croit-elle l’avoir entendu une fois de plus.

     

     


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  • Elle a dormi deux bonnes heures sous la surveillance de Chloé puis elles sont reparties.

    Dans un coin de son esprit, les images qu’elle a vues sont restées, telles des points d’interrogation. Ou des ponts vers quelque chose d’important qui lui échappe encore.

    Le babillage parfois insupportable de son amie d’enfance, la vraie, lui manque plus qu’elle ne saurait l’avouer.

    Celle qui la précède sous le soleil écrasant, ne parle que très peu si ce n’est pour la houspiller de temps à autre quand elle perd trop de terrain. Cette Chloé là n’a rien gardé du caractère primesautier de son alter ego du XXIe siècle. Ce n’est pas qu’elle soit désagréable ou le contraire au demeurant. Elle est juste d’une redoutable efficacité, à la fois comme guide et comme soutien moral. Comme soutien tout court chaque fois qu’elle trébuche, harassée par la chaleur qui ne désempare pas !

    Elle est pour Élisa une présence amicale certes, mais sans plus. Bob aussi, bien qu’il ait répété mille fois qu’il n’était pas programmé pour ça, était capable de se montrer amical quand il le fallait. En réalité, plus rien ne subsiste de leur incroyable complicité, de leurs bavardages futiles, de leurs incontrôlables fous-rires. La Chloé qui marche devant elle, pourrait se mettre à le faire de la même façon raide et mécanique que Bob, qu’elle n’en serait pas étonnée. Régulièrement, elle se retourne pour vérifier que sa protégée la suit d’assez près mais comme tout le reste de sa personne, même son sourire lui paraît factice !

    Elle n’en démord pas ! Ce n’est pas sa Chloé. Une copie incroyablement conforme, mais une copie. Si c’est cela, ce fac-similé, qu’on lui a envoyé pour l’aider, ça ne fonctionne pas !

    Autant elle s’était prise d’affection pour Bob, au point que sa défection l’a terriblement peinée, autant elle commence à détester la créature qui prétend être son amie. « la titiller », disait-elle ! On est loin de ça ! Elle ne la titille pas, elle la torture ! L’allure rapide qu’elle la force à suivre, est inhumaine !

    - Eh ! Tu pourrais ralentir un peu s’il te plait ! Lance-t-elle en jugulant sa hargne !

    - Impossible Élisa ! On doit atteindre le prochain refuge avant la nuit !

    - Tu en as de bonnes toi ! Tu débarques ici fraîche comme une rose, moi, ça fait un bail que je marche figure-toi !

    - Je sais ! Et toi, est-ce que tu sais depuis combien de jours, de mois, tu essaies de rejoindre la Sphère ?

    - Oui…Non…Je ne sais plus…

    - C’est bien ça le problème. Bon, on va s’arrêter. Juste un peu. Et on va parler ! Je crois que ça s’impose.

    - Et tu me diras enfin qui tu es réellement ?

    - Tu sais qui je suis Élisa ! Ton amie de toujours et pour toujours !

    - Un fantôme d’amie. Une illusion. Un robot sans cœur ! Tu es Terminator et tu veux la peau de Sarah Connor!

    - Ha ha ha ! C’est marrant que tu te rappelles ça ! J’avais réussi à te convaincre de regarder toute la saga avec moi ! C’était pas ta came ! C’est ce que tu m’as dit avant de te laisser embarquer ! Et ça c’est confirmé ! Tu te souviens ?

    - Je… je crois. Quand je suis sortie de ta piaule, j’étais d’une humeur massacrante et j’avais un mal de crâne terrible !

    - C’est ça ! Et ta vengeance a été à la mesure de ce que je t’ai fait endurer !

    - Un repas avec ma mère et avec Patrick de passage à la maison ! Á l’époque, il en pinçait un peu pour toi et du coup, il a été d’un lourd ! Toi, tu ne savais plus où te mettre ! Tu avais déjà des vues sur un pote de l’université ! Qu’est-ce que j’ai pu rigoler de tes dérobades pour résister aux avances maladroites de mon frère !

    - Ce n’était pas très gentil tout de même, ni pour lui, ni pour moi !

    - T’inquiète ! Il était un peu balourd niveau drague mais aussi, assez intelligent pour comprendre rapidement qu’il tombait sur un bec ! Il s’en est vite remis, crois-moi !

    - Et moi alors ? Me faire subir ça, tu n’as pas eu honte ?

    - Pas du tout ! Après trois  ou quatre  Terminator à la suite, je ne sais plus combien exactement, je trouve que la punition a été assez gentille !

    Emportée par leur souvenir commun, elles ont atteint un gros bloc de rochers en surplomb, qui leur offre suffisamment d’ombre pour une la pause dont elle a tant besoin, au contraire de Chloé qui, comme d’habitude, ne montre aucun signe d’épuisement. Son souffle est toujours aussi régulier, pas de trace d’essoufflement. Alors qu’elle-même est fourbue, en nage, la respiration courte et haletante. Son « amie » lui semble aussi fraîche et reposée que si elle sortait d’un bain parfumé ou d’une séance de massage.

    Elle se laisse tomber plus qu’elle ne s’assied, à l’ombre bienfaisante des rochers, épongeant avec le bas de sa tunique, la sueur qui dégouline de sa figure à son cou. Elle sait qu’en faisant ça, elle étale sur son visage la poussière du chemin. Pas besoin d’un miroir pour être sûre qu’elle ressemble à un épouvantail.

    - Comment fais-tu ?

    - Quoi ?

    - Pour rester aussi pimpante après des heures de marche sous cette chaleur étouffante ? Tu ne transpires pas, tes pieds nus ont l’air neufs, et ta robe semble sortir du pressing !

    Pas de réponse pour ne pas changer !

    - Regarde- moi ! Je suis sale à faire peur, fatiguée à mourir. J’avance comme un soldat obéissant, pourtant, je ne sais même plus pourquoi j’avance.

    - Pour ne pas mourir Élisa !

    - C’est sûr que ça ne risque pas de t’arriver, à toi, vu que tu es déjà morte ! Tu ne réponds pas hein !

    - Parce que ça ne servirait à rien Élisa ! Ça ne te servirait à rien !

    - Pourquoi ?

    - Parce que, je te le répète, la seule chose qui importe c’est que tu te souviennes ! Tout a été fait pour ça jusqu’ici. Mais tu résistes !

    - Si tu savais comme j’en ai marre d’entendre ce discours fumeux !

    - Alors fais un effort ! Tiens par exemple. Est-ce que tu te rappelles le jour du cirque ?

    - Attends… Je crois oui ! C’était le jour de mes 20 ans non ?

    - Exact ! Continue !

    - Ma mère et mon frère m’avaient offert une sublime robe rouge, bien trop moulante à mon goût…

    - Merci bien ! La robe, c’était MON cadeau ! Tu m’en as assez voulu d’ailleurs ! Tu disais que j’avais fait exprès de l’avoir choisie aussi rouge, aussi courte, aussi ajustée ! Et tu avais raison sur toute la ligne ! Ta mère et ton frère étaient morts de rire quand ils ont vu ta tête au moment du déballage ! Et quand tu as consenti à l’essayer, j’ai cru qu’ils allaient s’étouffer !

    - Tu as raison, je me souviens maintenant. J’aurais pu t’arracher les yeux tellement je t’en voulais ! Patrick lui, m’a offert les chaussures assorties. Des talons de presque 10 centimètres ! Á moi ! Vous vous étiez donné le mot !

    -  Rien qu’un peu !

    -  Alors la place pour le cirque Marini…

    - Ça, c’était le cadeau de ta mère ! Et c’était deux places. Une pour toi, une pour moi.

    - Quoi.. que…

    - Nous y sommes allées ensemble, avec ma voiture.

    - Mais non… Elle était en panne … Tu…n’étais pas là.

    - J’étais là ! La panne c’était une semaine avant !

    - Tu..Tu n’as pu revenir me chercher. J’ai pris un taxi.. L’accident. Mon coma.

    - Hou la ! Tu mélanges tout ! Il y a bien eu un accident cette nuit-là ! Le chauffeur de taxi a été tué sur le coup, c’est vrai ! Quant à sa passagère, une jeune femme de ton âge, elle s’en est sortie mais gravement blessée ! Trauma crânien, les deux jambes brisées, la colonne vertébrale sévèrement touchée… Le lendemain les actus annonçaient qu’elle était dans le coma et risquait de ne jamais se réveiller. Et si elle finissait par émerger, ce serait pour terminer tout le reste de sa vie en fauteuil roulant. Mais ce n’était pas toi !

    - Pourtant…

    - Bon ! Reprenons depuis le début. On part toutes les deux à Sarlat. Tu es très excitée. Moi beaucoup moins mais c’est ton cadeau d’anniv’ alors ! Et puis tu n’as pas de voiture donc... Tu as mis ta robe rouge et tu n’arrêtes pas de tirer dessus parce que tu la trouves trop courte !

    - Attends…Tu vas trop vite.

    Elle ferme les yeux et plonge tête baissée dans ses souvenirs… Sa mère et Patrick sur le seuil de leur maison à Saint-Cirq… Ils crient en agitant les bras tandis que la voiture démarre :

    - Amusez- vous bien les filles et soyez prudentes sur la route

    - Vous inquiétez pas, je vous la ramène ! Leur répond…Chloé.

    Elle se rappelle à présent. La robe trop courte qu’elle tire désespérément sur ses cuisses nues. Les rires moqueurs de son amie…

    - Ah ah ha ! Pour une fois que t’es en nana, J’ai fait très fort là !

    - Te moque pas ! Je ressemble à..

    - Á une jolie fille, enfin, dans une jolie robe qui lui va comme un gant !

    -Trop serré le gant, je te jure ! Et puis ce rouge…

    - Pour une belle brune comme toi, c’est top !

     

    - Elle était vraiment courte et trop moulante cette foutue robe !

    - Je vois que ça te revient ! Bien ! Maintenant, on est au cirque. Continue.

    - On est au premier rang, à l’aplomb de la piste. Comme quand j’étais gosse ! Toi, tu aurais préféré être un peu plus haut dans les gradins, pour mieux voir disais-tu. Moi…

    -Têtue comme une mule, tu y tenais à ta place près de la piste.

    - J’en rêvais ! Ça faisait des années que je n’étais pas retournée au cirque. Après la mort de mon père et de mes deux autres frères, Patrick ma mère et moi, nous avons mis une croix sur tant de choses…

    - Et ensuite ?

    - Il.. Il y a cet homme, pas très loin, à quelques sièges au même niveau. Il n’arrête pas de me mater.

    - Il ne te matait pas ! Trop vulgaire comme expression pour cet homme-là ! Il te dévorait des yeux oui !

    - Fichue robe !

    - Il regardait la fille dans la robe, je t’assure. Un regard… étrange ! C’était comme s’il te reconnaissait. Et toi, tu ne te rappelles pas si tu l’avais déjà rencontré avant ? 

    - Je crois que si ! Je te raconterai après.

    - Non, maintenant ! C’est important que tu racontes dans l’ordre où ça te revient. Continue !

    - Pourquoi ? Tu questionnes alors que tu sais déjà de toute façon !

    - C’est vrai ! Mais c’est à toi de raconter pour que tout te revienne ! Ok ?

    - D’accord. Il me fixe, c’est vrai, comme si nous nous étions déjà vus. Et plus il me fixe, plus ça me fait le même effet. Mais je n’arrive pas encore à mettre le doigt dessus. Et puis le spectacle est beau et très prenant, alors je lâche le type des yeux pour ne rien rater !

    - Et ? Tu te rappelles les numéros ?

    - Pas vraiment. Il y a ces yeux d’une couleur peu ordinaire, d’un vert mordoré, qui me brûlent. Je les sens posés sur moi. Ça me stresse parce que je ne comprends pas pourquoi je n’arrive ni à faire l’impasse sur cet homme, ni à me souvenir où je l’ai déjà vu. Puis l’entracte arrive. Je suis très énervée. Je sors prendre l’air.

    - Pourquoi ?

    - Ce mec qui ne cesse de me regarder, ça me tape sur le système ! Ça me fait flipper même ! Toi tu restes assise pour garder ma place… Je suis dehors. La nuit est tombée. Il y a un banc près d’un réverbère. Je m’assieds. Soudain, je vois l’homme s’approcher. Il s’assied à son tour. Près de moi. Il me parle mais je suis tellement sidérée que je ne comprends pas ce qu’il me dit. J’entends l’annonce de Monsieur Loyal. Le spectacle va reprendre. Alors je me lève comme un automate, pour regagner le chapiteau. Il ne me suit pas. C’est en rejoignant ma place près de toi, que je percute enfin. Il a dit « Bonsoir Élisa »

    - Á ce moment-là, tu ne sais pas encore d’où tu le connais ?

    - Non ! Je regarde le spectacle sans le voir vraiment. Ce « Bonsoir Élisa » me trotte dans le crâne. Jusqu’au clou de la soirée. Le dompteur, la danseuse sur son podium de verre et ce tigre, énorme, majestueux, impressionnant, tous crocs dehors à la demande de son dresseur, pour faire peur juste ce qu’il faut au public médusé ! Un ballet stupéfiant de force, de maîtrise, de beauté et de grâce entre ces trois personnages fantastiques. La belle, la bête et le prince dompteur ! Puis c’est le drame, ou ce que j’ai alors cru être un drame. Un coup de tonnerre dehors, violent, sans préavis, comme il y en a parfois l’été. Face au félin, Le dompteur nous tourne le dos. Le tigre prend peur, il s'agite et se met à feuler. Il tourne et retourne en rond sur la piste. Son maître peine à le calmer Soudain, il se dresse de toute sa hauteur contre les barreaux de la cage, coinçant le dompteur acculé. La bête, est tournée vers nous, vers moi. Pourquoi ai-je l’impression que c’est moi que l’énorme tigre regarde en rugissant férocement? Puis, tous les projecteurs s’éteignent d’un coup et moi, la gourdasse de service, je tombe dans les pommes !

    Quand je reviens à moi, la lumière est revenue sous le grand chapiteau. Le spectacle est terminé. Je suis dans les coulisses, entourée par une partie des artistes, dont le dompteur et sa partenaire. Il y a toi aussi bien sûr, très inquiète. Mais surtout, il y a l’homme aux yeux mordorés, penché vers moi. Si près, bien trop près. Je suis tellement troublée que j’en retombe dans les vapes. La honte quoi !

    - Normal ! Tu as cru que le dompteur allait se faire déchiqueter ! Et après, il se passe quoi ?

    - Je reprends connaissance. Les Circassiens vaquent à leurs occupations. Le démontage du chapiteau a commencé. Curieusement, sans savoir comment j’y suis arrivé, je suis dehors, avec l’inconnu…

    - Qui n’en est pas vraiment un, on est bien d’accord. Il t’y a portée ce beau mâle ! J’en aurais presque été jalouse si je n’avais pas été aussi amoureuse de mon mec !

    - Et toi, tu étais où ? Ah oui, tu m’attendais dans la voiture, pendant que moi, j’étais blottie sur le banc, sous le réverbère, contre le fameux beau mâle, à tenter de reprendre tout à fait mes esprits à l’air frais de la nuit !

    - Et tu les reprenais tes esprits ?

    - C’était difficile. La proximité de Jonathan me troublait tellement que j’avais du mal à respirer.

    -Tu l’avais donc enfin reconnu ! Moi, je ne savais toujours pas qui il était ! Tu ne me l’as dit qu’après. Je ne savais rien de l’épisode chaud bouillant de votre première rencontre ! Qu’est -ce que je t’en ai voulu de m’avoir caché ça !

    - J’étais sûre de ne jamais le revoir alors j’avais tout fait pour l’oublier très vite. Quand notre rencontre a eu lieu, tu n’étais pas là. Tu étais malade. Une saleté de virus intestinal ! Je n’avais pas envie de t’en parler ! Pour quoi faire puisque j’étais persuadée qu’il n’y aurait jamais de suite à notre histoire ! Un coup de foudre, un feu de paille tout de suite éteint. Á quoi bon te raconter ?

    - Pourtant, le soir du cirque, tu as compris que rien n’était fini ! Mais tu es plus entêtée qu’une mule hein ! Tu ne lui as pas dit que tu l’avais reconnu ton beau conférencier. Et tu l’as laissé partir ! Bon sang ! Le hasard le remettait sur ta route et tu n’as rien fait pour le retenir ?

    - J’ai su bien plus tard que le hasard n’avait rien à voir dans cette deuxième rencontre.

    - Que s’est-il passé entre vous sur ce banc ?

    - Rien. Juste des regards. Le sien qui me sondait, le mien qui le fuyait. Une furieuse envie de nous jeter l’un sur l’autre et de nous embrasser, comme la première fois. Mais parce que je n’ai rien dit et que j’avais l’air d’aller mieux, il s’est tu lui aussi et il m’a reconduite jusqu’à ta voiture, où il m’a laissée à tes bons soins, avec ce : « Au revoir Élisa ! Nous nous reverrons. » Si j’avais parlé, notre destin n’en aurait été scellé qu’un peu plus tôt !

    Je l’ai gommé de ma mémoire pendant 5 ans. Jusqu’à ce jour où il est venu frapper à la porte de chez nous.

     

     


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  • -Allez ! Du nerf ! Tu te traînes là !

    Elle n’a plus la force de répondre à son infatigable amie qui la distance allègrement.  Un soleil de plomb, implacable, ralentit ses mouvements. L’été n’en finit pas d’empiéter sur l’automne ! Elle suffoque sous l’effort incommensurable qu’elle doit déployer pour rejoindre Chloé. Ou son avatar créé de toute pièce par les machiavéliques dirigeants de la Sphère, ne peut –elle s’empêcher de se dire pour la millième fois au moins, depuis qu’ensemble elles ont quitté le refuge !

    L’exceptionnelle endurance de la pétulante jeune femme, ne correspond en rien avec les souvenirs qu’elle a de son manque total de dispositions pour le sport en général, pour la marche en particulier.

    Elle croit encore l’entendre :

    - Une randonnée en montagne avec Patrick et toi ? Tu rigoles ! Tu me vois crapahuter dans la caillasse avec mes jolis pieds-nus ? Parce que, regarde-moi bien Élisa, il n’est pas question que j’enfile ces horribles chaussures de rando !

    C’est bizarre tout de même, comme le passé si lointain de cette vie d’avant, remonte à la surface depuis que Chloé est apparue ! Le plus étrange étant que son amie, citadine jusqu’au bout des ongles, se soit si parfaitement acclimatée à ce monde vide et désolé, dans lequel elle a atterri par miracle !

    Elle marche devant elle à une cadence infernale, sans chapeau, vêtue d’une élégante robe d’été à bretelles qui lui arrive tout juste à mi-cuisses. Elle se souvient parfaitement de cette robe outrageusement sexy ! Et, comble de l’incongruité, elle arbore aux pieds les fameux pieds-nus élégants, en cuir rouge, si peu adaptés à la longue marche qu’il leur reste à accomplir. Pour compléter ce tableau aussi improbable qu’il est permis de l’être en la circonstance, elle s’est chargée du lourd sac à dos, qu’elle-même a eu tant de mal à porter depuis la défection de Weena ! Chloé, sa Chloé, qui collectionnait les petits sacs ultra chics et ultra chers, toujours remplis de ce foutoir hétéroclite qui était sa spécialité.

    - Bon, tu veux encore tâter pour vérifier que je suis bien réelle ?

    Tout à ses réflexions et à ses doutes, elle vient de se cogner à une Chloé pas le moins du monde essoufflée.

    Ce n’est pas son cas ! Elle paye plein pot les semaines écoulées depuis sa fuite de Liberté. Elle a bien dû perdre dix kilos en chemin. Et des tonnes d’espoir !

    - Si on s’arrêtait un peu ? Je n’en peux plus !

    - Ok ! Tu vois le bouquet d’arbre là-bas ? On va jusque- là et on fait la pause, ça te va ?

    - D’accord ! Tu en profiteras pour me raconter par quel tour de magie tu es arrivée ici !

    - Je t’ai déjà expliqué Élisa ! Je suis là pour t’aider. Il n’y a rien d’autre à ajouter, crois-moi !

    - Mais c’est impossible ! Je persiste à le croire ! Tu ne peux être là ! J’hallucine, c’est tout !

    - Garde ton souffle pour atteindre les arbres ! On parlera si tu veux, quand tu seras à l’ombre.

    - Quand JE serai à l’ombre ? Parce que toi…

    - Ne t’inquiète pas pour moi ! C’est toi l’important, je t’assure !

    Elles ont atteint l’ombrage bienfaisant de trois arbres immenses au feuillage jaunissant dont elle serait bien incapable de définir l’essence. Ils ne doivent exister qu’ici !

    - Allez, assieds-toi, tu vas boire et manger un morceau ! Elle est où ma ravissante amie aux rondeurs si bien placées ?

    - Je suis fatiguée Chloé. Lasse à mourir ! Á quoi ça sert tout ça ? J’ai l’impression d’être partie depuis des mois et des mois et je ne sais même plus pourquoi.

    - Je sais Élisa !

    - Qu’est-ce que tu sais ? Tu n’es même pas censée être là ! Pour moi, je le répète, tu es morte il y a plus de mille ans. Comme ma mère, comme Patrick…

    Les yeux verts de son amie la scrutent intensément. Elle ne répond pas. Au contraire son silence attentif, paraît l’inviter à en dire plus.

    - Je ne comprends décidément pas comment tu peux être ici ! Ce sont eux qui t’ont envoyée ? Tout le monde m’a abandonnée. Jonathan est parti. Bob est parti. Même ma jument a pris la poudre d’escampette. Et puis voilà que tu débarques de je ne sais où, sans qu’il me soit permis de comprendre ni comment ni pourquoi c’est possible. Et tu voudrais que j’admette ça ! Que j’y crois les yeux fermés !

    - C’est ça ! Et quand je te dis que je sais, c’est parce que c’est vrai. Je sais pourquoi tu erres, pourquoi il est essentiel que tu rejoignes la Sphère et je suis là précisément pour t’y aider. Parce que les autres n’ont pas réussi. Moi, je suis ton dernier espoir et je n’ai pas le droit d’échouer !

    - Quels autres ?

    - Jonathan, Martha, Bob et même ...Weena !

    - C’est du délire ! Jonathan est parti pour une expédition de pêche avec deux de ses amis. Ils n’en sont pas revenus. Martha, c’est moi qui l’ai quittée. Bob m’a été envoyé pour me secourir, il a été rappelé parce qu’il allait m’en dire un peu trop je pense. Weena, n’est qu’une jument et elle a probablement rejoint une horde de chevaux sauvages. C’est aussi simple que ça !

    - Tu crois ? Et moi à ton avis, pourquoi m’a –ton « envoyée » à toi comme tu l’affirmes ?

    - Tu ne démens donc pas !

    - Là n’est pas la question ! Réponds !

    - Je ne sais pas moi ! C’est toi qui sais à ce que tu dis ! Je n’y comprends plus rien !

    - Fais un effort ! N’as-tu rien remarqué depuis que je suis là ?

    - Non… enfin si… Il y a plein de trucs de ma vie d’avant qui me reviennent. De ma vie avec toi, aux Eyzies et à l’université… Je …je n’ai pas rêvé tout ça hein ?

    - Non ! Pourtant, des tas de choses t’échappaient cers derniers temps, pas vrai ?

    - Si… C’est comme si un épais brouillard envahissait mon esprit.

    - Et en ce moment, il se dissipe non ?

    - Un peu…

    - Il va se dissiper totalement ! Tu dois y croire et faire tout ce que tu peux pour ça. Je suis là pour t’y aider.

    - Pourquoi toi ?

    - Parce que j’ai toujours su te titiller, t’obliger à réagir quand tu allais mal. Souviens-toi ! Nous ne sommes pas les deux meilleures amies du monde pour rien.

    - C’est vrai que ta présence, réelle ou pas d’ailleurs, me fait un bien fou ! Mais explique-moi  Veux-tu. Pourquoi Jonathan, qui est l’homme de ma vie depuis toujours semble-t-il, a-t-il été incapable de m’aider ? C’est fou ça quand même !

    - Parce qu’il t’aime justement. Jonathan est ton but mais il est surtout la clé de tout ce qui t’arrive ! Quand il a enfin compris qu’à cause de cet amour qui vous lie, il ne t’était plus d’aucun secours, il a passé le relai.

    - Ce que tu me dis n’a aucun sens. L’homme que j’aime et qui m’aime m’aurait abandonnée de son plein gré ? Je ne comprends pas !

    - C’est très exactement là le problème ! Un double problème à vrai dire ! Tu dois comprendre !

    - Et ?

    - Quand tu comprendras, si tu y parviens, soit ça te sauvera la vie, soit ça te tuera !

    - Tu racontes n’importe quoi !

    - Non, je te jure ! Et le pire vois-tu, c’est si tu ne parviens pas au bout du chemin, tu mourras, de toute façon !

    - Je rêve ! Ou plutôt je cauchemarde !

    Pas de réponse. Et toujours ce regard profond qui la sonde. Qui lui intime l‘ordre de chercher en elle-même les réponses.

    - Je vais me réveiller ! Et tu ne seras plus là !

    Un éclat de rire hystérique la secoue soudain. Elle en hoquète, manquant de s’étouffer avec le morceau de viande boucanée qu’elle s’efforçait de mastiquer.

    Une tape vigoureuse dans le dos la remet d’aplomb et la calme instantanément.

    - Voilà ! C’est malin ! Ta maman ne t’a jamais dit qu’on ne parle pas la bouche pleine ?

    L’évocation de sa mère lui fait monter les larmes. Des sanglots irrépressibles remplacent aussitôt la crise de fou rire. Elle sent deux bras bien réels l’enserrer tandis qu’elle pleure à n’en plus finir.

    - Tout doux ma cocotte ! Ça fait trop pour toi d’un coup tout ça hein ? Tu vas te reposer un peu. Je veille sur toi. Et après on repartira. On a encore un bon pout de route à se taper avant que…

    - Avant que quoi ?

    - Avant qu’on y arrive. Dors. Tu en as besoin !

    Sa dernière réflexion juste avant de sombrer, c'est :

    «Tiens, c'est bien la première fois qu'on m'ordonne de dormir, d'habitude, c'est plutôt : réveille-toi Elisa ! »

     

    …Plongée dans un sommeil catatonique, elle reçoit, éclairs aveuglants et brefs, des tas d’images en désordre.

    Un tigre rugissant aux yeux jaunes…Le regard triste de sa mère tandis qu’une voiture s’éloigne… Jonathan au téléphone avec un interlocuteur énervé…Son corps dur sur le sien dans une chambre anonyme. Un amphi où ils sont seuls, face à face…Des adieux déchirants avec Patrick, puis avec Chloé… La silhouette miroitante d’un immense dôme à l’horizon…Un homme au regard perçant et hostile…La visite guidée d’un complexe aussi étrange qu’extraordinaire…Et puis cette salle qui la terrorise, où on la fait entrer, seule…

    C’est bien la première fois depuis très longtemps, qu’elle a la certitude qu’elle rêve, tandis qu’une voix douce et insistante ne cesse de lui ordonner : « Dors, tu en as besoin ! »


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