• Premier jour

    La voici en route.

     

    Bientôt huit heures déjà qu’elle mène Weena  à un train assez soutenu, d’une main à la fois ferme et douce sur les sentiers par lesquels elle est arrivée à Liberté deux ans auparavant. Les tumulus qui les bordent de loin en loin, sont de précieux indicateurs.

    « Le sort en est jeté » Se répète-t-elle pour la énième fois depuis qu’elle a quitté le provisoire asile de sa cabane secrète. Elle s’efforce à chaque kilomètre gagné de refréner son angoisse grandissante. Et si Martha et Mélodie, inquiètes de ne pas la voir rentrer, se lançaient à sa recherche ?

    Ces derniers jours en particulier, elle a tout fait pour ne pas éveiller leurs soupçons en évitant de partir et de rentrer toujours à la même heure de sa promenade quotidienne. Elle ne leur a montré ni trop d’allant suspect ni trop d’apathie inquiétante. Rien dans son comportement ne devait titiller leur curiosité. Pour montrer sa bonne volonté et son désir de « guérison », elle a saisi l’opportunité de ses balades en solitaires pour ramener au village, champignons, baies et racines comestibles répertoriés par les experts de la communauté. Ou encore du petit gibier si nécessaire pour varier les menus de Liberté. N’est-ce pas sous la houlette de Jonathan qu’elle est devenue une chasseuse chevronnée ? Une belle façon de rendre hommage à son compagnon disparu, pense la majorité des habitants de Liberté. Mais surtout, la preuve pour tous qu’elle s’efforce au mieux, en dépit de ses longues errances, de partager leur vie, d’apporter sa contribution et du coup, de se faire pardonner ses silences et ses absences.

    Quand elle a quitté l’enceinte du village ce matin, Martha et Mélodie étaient là, comme d’habitude. Un fin crachin présidait à son départ.

    - Tu sors quand même par ce temps ? A questionné Martha, fidèle à son rôle de mère-poule.

    - Tu sais bien que je sors par tous les temps ! Alors cesse de t’inquiéter pour moi ! Je vais beaucoup mieux, tu l’as vu non ?

    - Oui et j’en suis heureuse ! Ne veux tu pas un peu de compagnie pour une fois ? Mélodie pourrait t’accompagner !

    - Bientôt ! Promis ! Mais là tu vois, j’ai encore besoin d’être seule ! Et puis j’ai l’impression que notre jolie Mélodie n’a plus vraiment envie de m’accompagner ces derniers temps, je me trompe ?

    - Euh… pas vraiment non ! A répondu l’intéressée en baissant les yeux !

    Il fallait en effet être aveugle pour ne pas avoir remarqué que la jeune femme s’était trouvé un nouveau compagnon et que du coup, elle préférait passer son temps avec lui plutôt que de servir de chaperon à sa taciturne amie !

    - Bien je vais chasser alors ! Ne m’attendez donc pas trop tôt !

    - OK ! Mais sois prudente tout de même hein ! A lancé Mélodie !

    - Je le serai, juré craché ! A-t-elle promis, ne sachant d’où lui venait soudain cette expression désuète qui a amené un sourire de connivence sur les lèvres de la guérisseuse.

    « Mémoire ancestrale » ont-elles invoqué de concert.

    Puis pressée de rejoindre la cabane où l’attendait son précieux chargement de survie, elle a éperonné Weena. Pas question de fondre en larmes devant ses deux amies !

    Quelle étrange façon de dire au revoir à sa protectrice, repense-elle en cheminant sous le soleil revenu de ce beau jour d’été.

    Afin de mettre le plus de distance possible entre elle et d’éventuels poursuivants, elle n’a pas ménagé Weena depuis ce matin. La brave jument montre d’évidents signes de fatigue. Elle aussi est fourbue. Tout son corps réclame le repos. Une bonne halte s’impose et là-bas, le long de la rivière scintillant sous le soleil, le bosquet de feuillus qui se profile est de bon augure. Elle va pouvoir s’y reposer à l’ombre ! Mais avant elle va se rafraîchir, tout comme sa jument. Et refaire le plein d’eau ! Á bien y regarder, il lui semble reconnaître l’endroit. Ce qui est plus que probable vu qu’elle a suivi scrupuleusement les indications de sa carte, tout autant que les marques régulièrement espacées, laissées en évidence par les différentes équipes d’extracteurs. Si elle ne s’est pas trompée, à l’abri des arbres une cabane l’attend.

    Une fois de plus, instinctivement, elle jette un regard derrière elle, étonnée que personne ne l’ait suivie, puis elle se dirige en toute hâte vers le refuge bienvenu.

    Elle a libéré sa jument du lourd fardeau qu’elle tirait sans rechigner depuis ce matin. Puis elle l’a menée boire tout son soûl à l’eau claire de la rivière. Après quoi, et bien que l’herbe n’ait pas manqué sur le chemin, elle l’a gratifiée d’une bonne ration d’avoine soustraite à l’un des deux sacs de chanvre que la brave bête portait de chaque côté de son large flanc. Ensuite, elle l’a solidement attachée au tronc d’un arbre, lui a ôté selle, mors et reste de l’attelage avant de la bouchonner longuement. Ces soins prodigués avec tendresse ont eu un effet des plus apaisants sur ses propres tensions.

    Ce n’est qu’après avoir accompli ces tâches nécessaires qu’elle a enfin pris le temps de s’occuper d’elle. Un bain rafraîchissant dans la rivière a achevé de dénouer ses muscles et ses nerfs, tout en diluant la poussière sur sa peau. En fermant les yeux de béatitude, elle a évoqué, non sans une certaine nostalgie, la jeune Ehi Sha de sa vie préhistorique. Elle aussi aimait se baigner dans ce qu’elle appelait le serpent liquide…

    Nue et délassée, elle a lavé ses vêtements qu’elle a étendus sur la rambarde de la resserre à bois de la maisonnette. Le soleil est encore haut en cette saison ! Puis elle a pris possession du refuge construit par les extracteurs. Comme dans ses souvenirs, il est sommairement aménagé mais suffisamment confortable pour y trouver le repos dont son corps et son esprit ont besoin. Prévu pour deux extracteurs et deux extraits, il bénéficie de quatre couchettes disposées le long d’un des quatre murs de rondins. Un massif et large coffre de bois s’appuie contre le mur opposé. Il contient des couvertures et de longues capes à capuche pour les jours froids Au fond, trône la cheminée près de laquelle sont accrochés des morceaux de viande boucanée enveloppés dans de la toile grossière. Elle ne l’allumera pas ! Inutile d’attirer l’attention ! C’est pour la même raison qu’elle a attaché Weena à l’arrière de la cabane, à l’abri des arbres Une table et deux bancs de facture grossière mais solides, complètent l’ameublement du refuge. Elle a mangé, un peu de viande séchée de sa propre réserve, quelques fruits cueillis en chemin, des biscuits très secs et nourrissants comme Martha lui a appris à en confectionner pour les missions d’extraction de Jonathan. « Des biscuits de guerre » comme les appelle la vieille femme. Encore cette fichue mémoire ancestrale qui préside à bien des aménagements de Liberté !

    Le simple fait d’évoquer son amour disparu, ravive ses angoisses. Pour la millième fois, elle se demande si son intuition est juste. Si ce qu’elle a entrepris seule pour aller le sauver, n’est pas une pure folie. Une espèce de fuite en avant destinée à l’empêcher de se consumer en l’attendant… Et s’il était vraiment mort comme n’ont cessé de le lui répéter Martha, Mélodie et les vieux « sages » de Liberté, Andrew en tête ! Tout son être lui crie qu’ils ont tort. Jonathan est vivant ! Ses compagnons de pêche disparus aussi ! Mais cela ne lui dit pas comment elle va s’y prendre pour les libérer de la Sphère, seule, sans autres armes qu’un arc, un gourdin et sa folle détermination !

    Son repas achevé, elle est sortie pour regarder les premières étoiles apparaître dans l’azur sombre et pur du ciel d’été. Elle a vécu de tels moments de contemplation avec Jonathan, au cours de son périple salvateur vers Liberté ! Mais aussi lors de ses vies oniriques avec lui. Ces souvenirs mêlés, entre rêves et réalité la bouleversent. Les larmes coulent malgré elle le long de ses joues.

    - Jonathan ! Appelle-t-elle, espérant qu’il répondra.

    Mais seuls les cavalcades furtives des animaux peuplant la forêt et les hululements funestes des oiseaux de nuit, font écho à son appel désespéré.

    Recrue de chagrin, d’angoisse et de fatigue, après une dernière caresse à Weena, elle rentre, bloque la porte et consent enfin à s’étendre sur l’une des quatre couchettes, appelant le sommeil et les rêves de tous ses vœux.

     

     

     


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  • L’été sera bientôt là.

    Voilà près d’un mois qu’elle attend. Chaque jour, du matin au soir, elle passe des heures près du ponton. Une main en visière sur le front, elle scrute l’horizon à s’en brûler les yeux. Elle est devenue maigre à faire peur. Les villageois jettent sur elle des regards de pitié non dissimulée. Elle n’en a cure !

    Elle ne se nourrit que pour ne pas mourir. Ne se lève qu’avec un seul but, aller attendre Jonathan. Chaque soir, désespérée, elle appelle le sommeil de tous ses vœux, juste pour y retrouver ses rêves d’autrefois ! Ceux où elle tombait amoureuse de son sauveur. Ceux où elle vivait heureuse avec lui. Ceux où ils faisaient ensemble le plus bel enfant du monde. Mais le sommeil, quand il vient enfin, se fait tellement chiche que les rêves en sont totalement absents! 

    Alors elle maudit Martha qui s’entête à lui apporter chaque jour au moins un repas qu’elle la force à avaler, la menaçant de la faire enfermer à la maison de cure si elle persiste à refuser de s’alimenter.

    Elle maudit les habitants de Liberté qui lui imposent leurs regards empreints de commisération, leurs visites pleines de sollicitude pour voir si elle ne manque de rien.

    Elle maudit Andrew, le doyen de Liberté qui lui envoie régulièrement les jeunes hommes célibataires censés lui apporter aide et protection, puisque son compagnon n’est plus là pour le faire.

    Elle maudit la Sphère qui lui a inoculé des rêves à son corps défendant et qui n’est plus là pour les générer alors qu’à présent, elle en aurait tellement besoin !

    Mais plus que tout, elle maudit Jonathan de l’avoir laissée seule.

    - Où que tu sois, tu as intérêt à revenir ! Hurle-t-elle à l’océan désespérément vide !

    Et en même temps, elle se dit que s’il apparaissait maintenant, elle pourrait le tuer tant sa colère contre lui gronde et enfle au fur et à mesure que le temps passe !

    Depuis quelques jours, une idée insistante trotte dans sa tête. Une idée tellement délirante qu’elle n’ose s’en ouvrir à personne, à Martha surtout ! La guérisseuse est déjà bien assez convaincue qu’elle devient folle !

    Cette idée lui est venue une nuit plus cruelle que les autres, pendant qu’elle suppliait une fois de plus le sommeil de venir la prendre. Les yeux clos, dans l’espoir qu’il l’exaucerait enfin, elle a vu, ou du moins, cru voir Jonathan dans les profondeurs de la Sphère, prisonnier, voué à plus ou moins long terme au niveau létal. Un Jonathan reformaté, robotisé, privé de ses souvenirs, privé de la parole, ce qui expliquerait pourquoi il ne l’appelle plus comme il l’a toujours fait jusqu’à présent.

    Cela expliquerait également pourquoi elle ne rêve plus, puisque Jonathan était le pilier omniprésent de ses vies oniriques ! Or seule la conscience lui permettait cette faculté.

    Un autre mois a passé. Entre temps l’étrange hypothèse d’un Jonathan prisonnier de la Sphère a fait son chemin en elle et bien qu’elle soit presque aussi effroyable que celle de sa mort en mer, elle a au moins le mérite de la conforter dans sa certitude qu’il est vivant autant que d’entretenir l’étincelle d’espoir qui la maintient en vie.

    Une vie à laquelle elle reprend goût petit à petit sans que quiconque soit en mesure d’en comprendre la raison. Même si l’appétit ne lui est pas vraiment revenu, elle s’efforce d’avaler chacun des repas que Martha lui prépare avec une obstination qui ne faiblit pas. Elle entretient scrupuleusement sa maisonnette. Elle participe autant que faire se peut à la vie de la communauté, assiste sans dire un mot aux réunions durant lesquelles, personne au demeurant ne lui pose la moindre question. On respecte son silence que l’on attribue au deuil.

    Personne non plus, y compris Martha, ne lui a demandé pourquoi elle ne se rend plus près du ponton pour y attendre Jonathan. Chacun se dit qu’enfin, elle s’est résignée à sa perte, comme l’ont fait les femmes des autres disparus. Andrew a néanmoins renoncé à lui envoyer les jeunes célibataires de Liberté. Cette femme muette et austère en rebute plus d’un d’ailleurs !

    Si elle a repris des forces et perdu cette maigreur inquiétante pour Martha qui la couve comme une mère, elle n’a toujours pas retrouvé les courbes qui faisaient d’elle la jeune femme si attirante dont s’était follement épris Jonathan. Elle ne veut plus attirer personne et pour bien le faire savoir, elle est allée jusqu’à couper sa longue chevelure brune et s’habille désormais comme les hommes du village.

    Chaque jour, quel que soit le temps, elle sort de l’enceinte de Liberté pour de longues promenades à cheval en solitaire. Weena, sa jument pommelée, ne demande pas mieux ! Elle dépérit depuis que sa maîtresse a accepté de céder Yaki, l’étalon noir de Jonathan qui partageait son enclos, à un jeune homme de Liberté. Nul ne s’avise de la suivre. Pas même Martha ou Mélodie devenue sa meilleure amie depuis la disparition de leurs compagnons respectifs. La seule fois où les deux femmes s’y sont essayées, le regard noir creusé de cernes d’Élisa les en a dissuadées.

    - J’ai besoin d’être seule ! A-t-elle lancé comme pour s’excuser.

    Elle s’en veut terriblement de les tenir ainsi à l’écart ! Elle a le sentiment de les trahir, de bafouer leur amitié qui se traduit par un profond besoin de la protéger. Elle a honte de son attitude envers Mélodie qui a beaucoup souffert elle aussi, de la disparition de Rafael mais qui, au contraire d’elle a admis la mort de son compagnon.

    L’argument dont elle use et abuse chaque fois que leur velléité de l’accompagner se manifeste un tant soit peu est la pure vérité, même si ce besoin de solitude n’est pas uniquement dû à son chagrin mais qu’il sert surtout de parfaite excuse à son inavouable projet. Elle est tellement sûre que si elle leur disait la vérité, Mélodie et Martha ferait tout pour l’empêcher de le mettre à exécution !

    Ce que ses protectrices dévouées ignorent, comme le reste du village, c’est qu’elle s’entraîne, allant chaque fois de plus en plus loin car une idée folle a germé dans sa tête, celle d’aller libérer Jonathan et les autres disparus, des griffes de la Sphère. Parce que si Jonathan n’est pas mort, eux non plus ne le sont pas. Elle ne peut parler de son projet à quiconque. Elle passerait pour une folle ! Tous sont tellement persuadés qu’elle a fait son deuil !

    Alors elle se prépare. Elle affûte son corps. La route sera longue et difficile, elle aura besoin de toutes ses forces pour l’affronter. Elle affûte sa mémoire aussi, pour qu’elle lui restitue détail après détail, le chemin emprunté de la Sphère à Liberté. Les montagnes, les collines, les cols, les vallées, les abris, les sentiers et les tumulus, les rivières, les forêts… Tout lui revient peu à peu. Afin de seconder au mieux sa mémoire à tout instant lors de son trajet, elle a reproduit au pinceau sur une toile de chanvre et à la seule lueur de sa lampe à huile, l’unique carte de l’itinéraire des extracteurs qu’elle subtilisait chaque soir et remettait subrepticement en place chaque matin, avant l’aube.

    Elle s’est construit une cabane dans une forêt assez éloignée de Liberté, sur le chemin de ce qu’elle appelle désormais « le retour vers l’enfer ». Elle y entrepose en secret tout ce dont elle aura besoin pour son expédition aventureuse : son sac à dos bien sûr et, réparti dans d’autres sacs de toile étanche, des vêtements et des chaussures de rechange, une longue veste à capuche pour la pluie, un large chapeau de paille tressée pour le soleil, quelques récipients pour cuisiner, de bonnes pierres à feu pour éviter d’avoir à en chercher, de la viande et du poisson séchés, des fruits secs, une boîte pleine de pilules nutritives prélevées par les extracteurs dans les distributeurs de la Sphère, qu’elle a discrètement récupérées dans la pharmacopée de la maison de cure. Elle a également prévu onguents, herbes médicinales diverses et pansements pour elle et la jument. Ses armes de chasse et de défense, complètent son équipement : l’arc et le carquois rempli de flèches que lui a offert Jonathan pour leurs parties de chasse, un gourdin noueux, un harpon pour la pêche en rivière. Elle s’est cousu deux grandes outres de peau pour ses réserves d’eau, comme le faisait Ehi Shah dans ses rêves. Elle pourra y remplir sa gourde et le bac abreuvoir de Weena, en l’absence de points d’eau. Elle n’a pas oublié les deux grands sacs de bat remplis d’avoine pour sa jument - merci Djibril et sa connaissance des plantes fourragères- ainsi que des fers de rechange et l’outillage nécessaire pour les poser. Le forgeron de Liberté lui a appris comment s’y prendre.

    Il est heureux qu’à l’instar de ses lointains ancêtres préhistoriques, la jeune communauté ait redécouvert  « l’âge du fer » ! Tout cela constitue un chargement assez volumineux, elle en a conscience mais il est indispensable pour le long périple qui l’attend. Un mois environ, a-t-elle compté, en croisant les doigts que rien de fâcheux ne la ralentisse.

    Pour le reste, elle espère bien trouver des compléments de nourriture fraîche pour elle et sa monture sur le chemin. Pour étancher leur soif et remplir régulièrement ses outres, il y aura les rivières et les différents points d’eau qui jalonnent son parcours, bien marqués sur la carte.

    Elle ne peut s’empêcher de remercier Ehi Sha, son double préhistorique, pour tout ce qu’elle lui a appris en matière de survie !

    Il y a maintenant une semaine, alors que le village dormait encore, elle a amené à la cabane, le chariot dont Jonathan et elle, ont le droit de disposer comme bon nombre d’habitants de Liberté. Solides et légers, ils servent entre autre, à rentrer les récoltes de la communauté. Curieusement et heureusement, nul ne semble s’être aperçu de sa disparition. Tiré par Weena qui en a l’habitude, il lui servira à transporter ses « bagages ».

    Elles seront bientôt prêtes toutes les deux. Le départ approche ! Il le faut ! Il en va de la vie de Jonathan et de ses compagnons d’infortune.

    Ce qu’il a fait pour elle, elle va le faire pour lui !

     

     

     


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  • Douloureuse, pétrifiante, leur attente a duré cinq jours. La tempête annoncée par Lukas s’est effectivement abattue, telle une main de géant, sur Liberté et sur l’océan qu’elle a secoué trois jours durant.

    Dans le village, ce sont les toitures de chaume qui ont le plus souffert des violentes rafales de vent et l’intérieur des maisons ainsi découvertes, des averses froides et drues ! La tempête à peine calmée, hommes et femmes se remettaient à l’ouvrage pour réparer les dégâts.

    Le cœur déchiré, le ventre noué, traversée malgré elle par de lugubres pensées, Élisa n’a rien pu faire d’autre pour tromper l’angoisse qui menaçait de la submerger, que d’aider là où on avait besoin d’elle puis de se rendre dès que possible près du ponton pour y attendre déterminée, le retour de son homme. Elle y passait tout son temps libre, dès l’aube, oubliant de boire, de manger, de dormir même quand son corps épuisé criait au secours.

    Leurs tâches matinales accomplies, Martha et les huit autres femmes l’y rejoignaient un peu plus tard. Le reste de la journée, elles vaquaient à leurs occupations puis elles revenaient guetter inlassablement l’apparition des voiles blanches à l’horizon, jusqu’à ce que le soleil se couche. Alors, ceux qui se refusaient à envisager le pire, revenaient eux aussi rallumer les feux sur la plage.

    En vain ! Nul brûlot signalant habituellement les embarcations la nuit venue, nulle voile déployée à l’horizon.

    Au terme du troisième jour, invoquant la violence inouïe de la tempête et forts de leur sagesse, les plus anciens faisaient déjà leur deuil des neuf valeureux pêcheurs. Ils ne reviendraient pas ! Il fallait se résigner et préparer la cérémonie d’usage en l’honneur des disparus.

    Élisa ne voulait même pas en entendre parler. Pour elle, Jonathan n’était pas mort. Elle l’aurait su. Le fil invisible qui les reliait depuis toujours, se serait rompu. Elle n’en démordait pas !

    « Mais alors, qu’est-il advenu de lui et de ses compagnons de mer ? » Demandaient les oiseaux de mauvais augure en baissant les yeux.

     « Je ne sais pas mais mon cœur me dit qu’ils reviendront ! » Rétorquait-elle en dépit de la crainte qui la broyait de plus en plus.

     

    C’est le soir du cinquième jour, une voile se profile dans les premières lueurs du couchant. Une seule voile que ni elle ni Martha ne voient. Pas plus qu’elles ne voient accoster l’unique bateau en très piteux état. Des autres villageois descendus sur la plage dès l’apparition de l’embarcation visiblement malmenée par la tempête, aucun n’a le cœur de réveiller de suite les deux femmes, endormies l’une contre l’autre, épuisées par les longues heures de veille. Les deux seules à n’avoir pas renoncé, uniques résistantes au pessimisme ambiant.

    Ce n’est qu’en entendant la coque de bois heurter le ponton, qu’elles sortent enfin de leur bienheureux engourdissement.

    Le cri de bonheur qu’allait pousser Élisa meurt aussitôt dans sa gorge. Un seul bateau, le « Bravoure »! Mais ni le « Liberté », celui de Jonathan, Rafael et Khaled, ni le « Rose des vents »  où embarquent habituellement, Alonso, Akira et Koumba. Assises dans le sable, près d’elle et de Martha dont le bras protecteur est tendrement venu entourer ses épaules tremblantes, cinq femmes éplorées se laissent aller au désespoir, tandis que les trois autres, impatientes, debout, les bras tendus, attendent que leurs compagnons débarquent. Et les voilà, les trois rescapés de la tempête ! Aymeric, le compagnon de Gaëlle. ; Geoffrey, celui de Vanessa et le benjamin de l’équipe, Lysandro, promis à Mélissa. Le plus jeune équipage  de la brigade de pêche ! Même pas soixante ans à eux trois ! C’était leur toute première sortie en mer, chaperonnée par les deux autres bateaux. Six bons marins chevronnés qui eux, ne sont pas revenus ! Qui ne reviendront peut-être plus jamais !

    Élisa refuse toujours d’envisager cette fatale éventualité !

    « Je le saurais, persiste- t’elle à penser ! Mon cœur me l’aurait dit ! Il doit y avoir une autre explication ! »

    - Je sais ce que tu te dis mon petit mais tu dois te préparer à affronter le pire !

    - Non ! Ils savent sûrement ce qui s’est passé ! Je…

    - Attends un peu ! Laisse-les retrouver la terre ferme et leurs compagnes ! Regarde ! Ils sont morts de fatigue !

    - Tu as raison, répond-elle, retenant à grand peine les questions qui lui brûlent les lèvres.

    Hâves, les yeux ombrés de cernes profonds, les joues mangées de barbe, les vêtements en lambeaux, couverts de plaies, de bosses et de bleus, les trois jeunes hommes semblent sur le point de s’écrouler. Cependant, bravement, ils se tiennent debout face à l’assemblée des villageois venus les accueillir. Ils sont manifestement prêts à répondre au feu roulant des questions. Pourtant, nul ne prononce un mot ! Respectueusement, les habitants de Liberté attendent que soient scellées les retrouvailles inespérées entre les marins et leurs femmes. Elles osent enfin se jeter dans leurs bras. Ce ne sont plus qu’enlacements, baisers et murmures entrecoupés de sanglots de soulagement et de cris de joie retenus, par égard pour le chagrin des autres.

    Puis ils se séparent à regret et tout le monde remonte vers le village. Les trois hommes se nourrissent, ils enfilent des vêtements propres puis, mettant leur immense lassitude de côté, ils se rendent à la Maison Commune où les habitants de Liberté se sont réunis pour entendre le récit de leur pénible aventure. Et des explications sur l’absence des deux autres bateaux. S’ils en ont !

    C’est le regard sombre et les poings serrés qu’ils se présentent à la Communauté.

    - Alors, que s’est-il passé, interroge Andrew, le doyen du village avec ses 56 ans canoniques.

    Toute l’assemblée est suspendue aux lèvres des rescapés. Les femmes des disparus en tête.

    Un grand silence s’installe. Les trois jeunes hommes ont l’air tellement accablés que personne n’ose insister. Même Élisa, livide et les mains tordues de douloureuse impatience, se tait face à leur visible désarroi.

    - Alors ? répète doucement Andrew.

    - Eh bien pour nous, c’est la tempête. Murmure enfin Geoffrey.

    Il a parlé très bas mais tout le monde l’a entendu. Tout le monde a vu ses épaules voûtées et ses yeux baissés, comme s’il se sentait coupable. Á l’instar de ses deux camarades qui l’ont désigné comme porte-parole et qui, eux non plus, n’osent affronter le regard des villageois. Moins encore celui des compagnes des six disparus, posé sur eux, interrogateur.

    - Comment ça pour vous ? Questionne le doyen interloqué.

    - Pour…pour…les autres, nous ne savons pas. Bredouille Aymeric qui s’est décidé à sortir de son mutisme pour épauler son compagnon d’infortune.

    - Vous ne savez pas ? Hurle enfin Mélodie dont le tempérament est aussi volcanique que celui de son compagnon est pondéré. Il est impossible que vous ne sachiez pas ce qui leur est arrivé ! Que nous cachez-vous ?

    Andrew, en sage qu’il est, a pris la juste mesure de la détresse et de la culpabilité du jeune équipage. Eux sont revenus sains et saufs  alors qu’on ne sait rien de ce qu’il est advenu des autres. Il calme aussitôt le jeu.

    -Nous comprenons ton angoisse et ton incompréhension Mélodie mais ces trois jeunes pêcheurs ne sont pas au tribunal ! Ils doivent pouvoir s’expliquer sans crainte d’être jugés. Nous ne sommes plus à la Sphère !

    - Pardonne-moi Andrew ! Balbutie la jeune femme les yeux pleins de larmes. J’ai si peur ! Je vous en prie, dites-nous tout ce que vous savez ! Poursuit-elle contrite en s’adressant aux trois rescapés.

    C’est donc Geoffrey qui reprend la parole pour raconter à l’assemblée tout ouïe, comment, avant même que la tempête ne s’abatte sur eux, les trois bateaux se sont retrouvés séparés.

    - Comme les autres pêcheurs ici présents le savent, nous lançons toujours nos filets à peu près dans la même zone, pas trop loin de la côte tout en restant relativement en face de Liberté. Poissons et crustacés y sont abondants. Mais nos nouveaux bateaux de pêche sont plus robustes et fiables que les anciennes barcasses que vous utilisiez avant que nous soyons embrigadés tous les trois. Jonathan avait donc décidé de son propre chef, que nous les testerions en poussant un peu plus le long de la côte, histoire de ne pas appauvrir notre zone habituelle. Le temps était au beau fixe et la mer calme. Nous étions tous partant ! Enfin, nous un peu moins ! C’est notre première saison alors…

    Sa voix se fait hésitante. Élisa, qui connaît bien le côté aventureux de Jonathan, pressent la suite.

    - Continue Geoffrey, le pousse Andrew.

    - Nous avons tous filé vers le nord. Pendant que nous naviguions, nous avons croisé un îlot un peu au large qui nous a paru très abordable. L’idée d’y faire une escale au retour, s’est aussitôt imposée à nous mais il nous fallait d’abord remplir nos paniers. Nous avons donc poursuivi notre route, tout heureux de cette découverte. Nous avons enfin trouvé une zone propice pour lancer les filets. C’est alors que Jonathan nous a annoncé que le « Liberté » et le « Rose des vents » allaient continuer à longer le rivage afin de l’explorer. « C’est le moment où jamais de voir ce que nos nouvelles embarcations ont dans le ventre !» a-t-il argumenté.

    - Explorer le pays par la mer ! l’interrompt Andrew. C’est bien une idée de notre Jonathan ça ! Il en a d’ailleurs déjà parlé au conseil. Il aurait dû nous avertir mais il n’en fait toujours qu’à sa tête ! Continue, nous t’écoutons !

    - Il nous a dit de jeter nos filets et de rentrer, même sans eux dès que nos paniers seraient pleins. Nous avions la charge de vous annoncer sa décision dès notre retour. La pêche s’annonçait excellente et tous les trois, nous nous faisions une joie de notre petite escale au retour sur l’îlot découvert au passage ! Puis la tempête s’est levée, comme vous l’avez constaté ici. Forte et soudaine. Pas plus tôt que ce que tu nous avais annoncé Lukas, mais en nous éloignant de notre zone habituelle, nous avons perdu la notion du temps et plus encore, celle de la distance !

    - Les vagues étaient d’une hauteur inouïe et le vent violent secouait le bateau qui craquait de toute part…Renchérit Lysandro. On embarquait des paquets de mer à chaque creux. On voulait remettre le cap sur Liberté, seulement, c’était impossible sans risquer que la voile ne se déchire et que le mât ne se brise. Alors on a affalé la voilure et on s’est laissé balloter par la houle déchaînée.

    - Nous nous étions résignés à mourir. Poursuit Geoffrey. Je ne sais pas combien de temps nous avons dérivé au gré de la tempête. On se relayait à la barre. L’un tentait de diriger au gouvernail pendant que les deux autres écopaient à tour de bras. Tout ça sans manger, ni boire. Nous n’avions plus d’eau potable et nous avions balancé les paniers de poissons par -dessus bord pour alléger le bateau. Pas question de se reposer bien sûr ! Nous avons cru sombrer plus d’une fois tant le bateau gîtait. Nous avons vu passer deux nuits sans que la tempête ne cède d’un pouce. Nous n’avions même pas le temps de penser à ce qui avait pu arriver aux deux autres bateaux. Quand la troisième nuit est tombée, nous avions cessé de lutter. Complètement exténués, nous nous sommes endormis malgré tous nos efforts. Quand nous nous sommes réveillés, étonnés d’être encore vivants, la tempête avait cessé et un hasard miraculeux nous avait fait dériver dans le bon sens. L’île repérée trois jours plus tôt se profilait à l’horizon. Nous avons remis la voile et mis le cap vers cet ilot providentiel. Nous avons pu aborder sans encombre. Nous y avons donc fait escale, pour reprendre des forces avec l’espoir insensé de voir apparaître le « Liberté » et le « Rose des vents »

    - Nous nous sommes un peu reposés avant de réparer les dégâts sur le bateau, reprend Aymeric. Nous avons mangé quelques poissons grillés que nous avons réussi à pêcher. Nous avons pu boire tout notre soûl car il y a une source sur l’île Puis nous avons dormi à l’abri des arbres. D’un sommeil assez agité, je dois bien l’avouer tant nous avions peur que la tempête ne remette ça. Sans parler de notre énorme inquiétude pour nos amis disparus.  Notre nuit a été courte. L’aube s’est levée mais nous avons scruté l’horizon en vain. Nous pensons que l’Océan a eu raison des deux autres embarcations…

    - Et de leur équipage, conclut Geoffrey, le regard assombri de tristesse. Et nous voilà, emplis de gratitude d’être encore vivants et de chagrin pour nos amis probablement morts !

    Incapable d’en entendre d’avantage, Élisa a quitté la Maison Commune en courant. De retour dans sa petite maison vide, elle s’est effondrée sur son lit en pleurant toutes les larmes retenues jusque -là !

    Si encore elle avait pu dormir. Et rêver à un autre monde dans lequel Jonathan aurait été là, fort, rassurant.

    Vivant !

    Hélas, le sommeil s’est implacablement refusé à elle.

    Le matin l’a retrouvée pâle, défaite, les yeux bouffis de larmes et totalement désespérée.

    Vivre sans Jonathan désormais ? Elle ne peut s’y résoudre ! Tant que son cœur ne lui aura pas dit le contraire, pour elle il est vivant. Pas question de se résigner ainsi que le lui rabâche Martha qui est venue très tôt prendre de ses nouvelles !

    - Tu sais que je l’aime comme un fils et que sa disparition me bouleverse Élisa ! Tu le sais n’est-ce pas ?

    - Je le sais !

    - Alors suis mes conseils ! Fais ton deuil ! Ne t’obstine pas à l’attendre mon petit ! Il ne reviendra pas ! Pas plus que les autres ! Ils sont morts ! Il est mort !

    - Non ! Hurle-t-elle, prise de rage contre la résignation de sa vieille confidente ! Non, non et non ! Rien de ce que tu me diras ne pourra me convaincre ! N’essaye même pas ! Il est vivant, je le sais, je le sens. Je vais continuer à l’attendre, parce qu’il reviendra !

    - Fais comme tu veux ! Mais tu as tort ! Il te connaît…Te connaissait bien Élisa ! Jamais il ne serait parti aussi longtemps sans te prévenir. Jamais ! S’il avait dû revenir, il serait déjà là ! Le Liberté et le Rose des vents ont sombré corps et biens ! Plus tôt tu l’admettras, plus vite tu pourras reprendre une vie normale. Trouver un nouveau compagnon, faire des enfants…

    - Ça, jamais ! Vas-t-en !

    - Je te laisse à tes rêves et à ta folie mon petit ! Quand la raison te sera revenue, fais-moi signe ! Je serai toujours là pour toi !

     

     

     


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  • Elle a rêvé.

    Depuis qu’elle dort près de Jonathan, ça ne lui était plus arrivé. Ou alors, rien que des rêves ordinaires. De ceux qui s’évaporent dès le réveil. Aucun songe qui soit susceptible de la troubler !

    Or aujourd’hui, c’est en plein jour qu’elle s’est endormie. C’est la première fois ! D’habitude elle parvient assez facilement à vaincre la fatigue, ce qui était le cas ce matin. Alors que la journée était déjà bien avancée, elle a succombé au manque de sommeil que ces trop courtes nuits qui précèdent le départ de son compagnon, bien avant le lever du soleil, engendrent immanquablement.

    Il en est ainsi chaque fois qu’il doit partir, que ce soit pour la pêche ou pire pour ces longs jours que nécessite une expédition d’extraction à la Sphère. Ils s’aiment alors passionnément comme s’ils ne devaient jamais se revoir.

    Elle a rêvé. Ou peut-être est-ce en ce moment -même qu’elle est en plein rêve. Elle ne sait plus ! Tout s’embrouille dans sa tête ! Où finit le rêve, où commence la réalité ?

    Lorsqu’elle émerge d’un songe, n’est-ce pas pour retomber aussitôt dans un autre comme cela lui est déjà arrivé tant de fois ?

    Jonathan et Martha ont beau lui répéter sans cesse que la vraie vie, c’est ici et maintenant, à Liberté, elle ne peut s’empêcher de douter. Il suffit pourtant que l’homme de sa vie soit auprès d’elle pour avoir un peu moins de mal à s’en convaincre.

    Il n’empêche que chaque matin dès qu’elle se réveille, elle craint plus que tout d’avoir replongé dans l’un de ses mondes oniriques. Et cette crainte sourde subsiste jusqu’à ce qu’elle sorte de la maison et pose son premier regard du jour sur l’océan dont elle perçoit le murmure et dont elle voit le scintillement à travers le rideau de grands pins qui bordent le village.

    « Quand me réveillerai-je pour de bon, se demande-t-elle, quand ? »

    Elle pensait pourtant être libérée de l’influence néfaste de la Sphère. Si loin de la Machine et de ses maîtres maudits, elle croyait légitimement pouvoir vivre une vie normale avec des rêves normaux ! Elle voulait être aussi heureuse et épanouie que dans ce dernier songe, le plus beau de tous dont elle vient de sortir à grand peine, avec Jonathan à ses côtés et son fils endormi, repu, contre son sein !

    Ce matin, elle s’est réveillée seule. Jonathan est parti à l’aube avec Rafael et Khaled, ses deux acolytes habituels. Une expédition de pêche programmée pour réapprovisionner les fumoirs de Liberté. L’océan généreux abonde de poissons variés et de délicieux crustacés géants. Une manne providentielle pour la communauté de Liberté qui ne cesse de s’agrandir après chaque extraction réussie. 

    Pour ce qui est de l’adorable nourrisson si présent dans les différentes époques de l’autre « Élisa », il n’existe pas dans ce monde- ci, le réel, s’oblige-t-elle à croire ! Elle n’a pas encore d’enfant ! Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé depuis deux ans ! Jonathan et elle s’y emploient avec ardeur sans le moindre résultat ! C’est comme si la nature humaine de la jeune femme se vengeait d’avoir été si longtemps contrariée !

    - C’est parce que tes menstruations ne sont pas régulières ma fille, lui affirme Martha pour la rassurer ! Mais elles finiront par se stabiliser et tu pourras concevoir ! Il en a été de même pour bien des jeunes femmes de Liberté !

    Elle sait qu’en effet, il a fallu presque un an et demi à Djamila et Alban, le premier couple officiel de la Communauté, pour avoir leur premier enfant, un garçon qu’ils ont appelé Adam à cause d’un vague souvenir biblique issu de leur proche passé de « Rêveurs ». Et comme de juste pour leur deuxième, une fille née un an après, Ils l’ont baptisée Ève pour la même raison ! Ces deux premiers rejetons de la jeune communauté de Liberté ne représentaient-ils pas l’avenir du monde nouveau ?

    Quant à ses menstruations, il est vrai que depuis ce premier saignement à la fois si terrifiant et si porteur d’espoir pour elle autant que pour Jonathan, elles sont très anarchiques ! Il lui arrive de saigner deux fois au cours du même cycle et pas du tout le mois suivant ! Elle ne peut donc pas s’y fier pour prévoir ses périodes de fécondité ainsi que le lui a appris la guérisseuse.

    Ce bébé, ce petit garçon joufflu et insatiable prénommé Jacob en souvenir de son vieil ami de cavale, elle ne peut le chérir qu’en rêve ! Voilà pourquoi, en même tant qu’elle les hait et qu’elle les craint, elle n’a qu’une hâte chaque nuit, c’est d’y replonger pour retrouver ce bonheur parfait d’être mère ! Un bonheur auquel elle aspire de toute son âme et que ne connaissent qu’Ehi Sha, la jeune femme de la préhistoire, l’Élisa du Moyen-âge et celle du XXI e siècle.

    C’est cette absence, entre autres choses, qui lui fait douter de la réalité, parce que dans le rêve qu’elle a fait juste avant de se réveiller, l’Élisa du XXI e siècle, les voyait, elle et Jonathan, à Liberté, parents eux aussi d’un petit Jacob braillard et affamé !

    Pourquoi cette prétendue réalité dont on lui serine chaque jour qu’elle est la sienne et la seule tangible, ne correspond-elle pas à ses rêves ?

    Devient-elle folle ?

    L’environnement dans lequel elle évolue dans les songes qui la hantent, a le mérite d’être construit, solide, rassurant ! Fiable du fait même de sa réalité très précise. Qu’il s’agisse de la préhistoire, du Moyen-âge ou du vingt et unième siècle, il lui suffit de fermer les yeux pour retrouver intact chacun des lieux où elle a vécu. S’il lui fallait les décrire, elle serait intarissable ! La caverne du clan d’Ehi Sha sur son promontoire rocheux dominant la rivière bouillonnante et sauvage ; l’humble masure moyenâgeuse, non loin de la forêt et de l’imposant château seigneurial ; la maisonnette périgourdine adossée aux rochers, Les Eyzies, Sarlat, l’université bordelaise… Elle est capable de visualiser tout cela si nettement ! Et l’hôpital aussi, à partir de son réveil après le long coma ! Sans parler de sa vie dans l’appartement de Bordeaux avec Jonathan et Jacob. Bordeaux…Une grande ville de ce passé si lointain où ont peut-être vécu ses ancêtres mais qu’elle n’a pu connaître qu’en rêve puisque de toutes les cités, grandes ou petites où grouillait la vie au XXI siècle, il ne reste pas la plus infime trace ! Bordeaux où elle pourrait se promener les yeux fermés…

    « C’est ce que tu fais justement » Lui susurre une petite voix insidieuse.

    Même la Sphère qu’elle est pourtant capable de mémoriser très parfaitement, lui apparaît désormais comme appartenant à ce monde onirique interdit ! Les habitacubes, le pédiroule, le redoutable Centre de Contrôle et de Reformatage, les serres hydroponiques où Élisa 7 s’interdisait de rêver, de penser, les profondeurs insondables de cet univers forclos qu’elle n’a découvertes qu’avant de s’en évader, tout cela ne serait-il pas également qu’un rêve après tout? 

    Bien sûr, Liberté lui apparaît aussi réelle et solide que ces autres lieux de ses existences prétendument oniriques. Elle en connaît chaque ruelle, chaque construction, de la grande Maison commune à chacune des petites maisons de pierre et de rondins caractéristiques de ce premier et unique village de la nouvelle France érigé un peu en hauteur face à l’océan houleux !

     Tout l’environnement qui compose sa prétendue réalité hors de Liberté, tout ce qu’elle a pourtant parcouru de la Sphère jusqu’au village, lui semble uniforme, plat, sans véritable consistance !

     Ce monde-là,  aujourd’hui encore, elle a tant de peine à se  le rappeler ! Un univers si étrange qu’elle se sent incapable de le décrire. La seule chose d’à peu près tangible dont elle se souvienne, c’est de la horde de chevaux sauvages. Et encore n’était-ce qu’au sortir d’un horrible cauchemar. Pour le reste, des arbres, des collines, des sentiers, des montagnes, des rivières…Rien de net et surtout, peu de vie en dehors d’elle et de ses compagnons de cavale.

    C’est comme s‘ils avaient évolué dans un décor. Comme si cette fuite éprouvante n’avait été pour elle qu’un rite de passage entre ses autres rêves et celui de maintenant avec ses points d’ancrage inamovibles : Jonathan évidemment et Martha. Puis des personnages tels Rafael, présent dans son monde des cavernes Rah Faeh, ou Khaled dont elle a fait connaissance quand elle a été mordue par une bestiole inconnue après l’aveu de Jonathan et son départ. Elle se souvient qu’ils étaient presque au bout de leur équipée vers Liberté.

    Mais se souvient-elle vraiment ?

    Ce Khaled-là, qu’elle ne parvient pas à apprécier, toujours fourré avec Jon’ comme il l’appelait dans cet autre rêve, ou cette autre réalité au cours de laquelle elle s’est réveillée d’un long coma dans un hôpital du XXI e siècle, ce Khaled-là est-il le vrai ?

    Et puis il y a tous ces « personnages » qui n’appartiennent qu’à l’un ou l’autre des mondes oniriques où elle a vécu, ou cru vivre : les membres du Clan de la Caverne, l’odieux fils du seigneur et l’Ogre si doux du moyen-âge, devenu le Harold de Martha au XXIe siècle où vivaient également Chloé, sa meilleure amie à jamais perdue. Plus que perdue même, puisqu’elle n’a sûrement jamais existé que dans ses rêves. Même Sarah, sa douce maman et Patrick, son frère chéri, n’existent pas ici !

    Dieu du ciel ! Quel Dieu ? Quel ciel ? Est-elle en train de rêver là, maintenant ? Va-t-elle se réveiller dans un monde lointain du passé ou du futur dans lequel Jonathan, son éternel sauveur, n’existera pas ?

    Se souviendra-t-elle de lui avec tristesse, comme elle se souvient de Chloé  de Sarah et de Patrick ? Ce serait terrible !

    Soudain prise d’une incontrôlable frénésie, elle part en courant vers le village. Il faut qu’elle voie Martha, les habitants de Liberté dont la journée commence. Il faut qu’elle les voie, qu’elle leur parle, qu’elle les touche avant qu’ils ne s’évanouissent à tout jamais. Il faut qu’elle voie Jonathan, qu’elle le serre dans ses bras…

    L’un de ses nombreux songes lui revient, oppressant :

    …Elle se sent partir…

    -  Hep ! Réponds-moi Élisa

    …Elle a beau essayer de résister, elle décroche.

    -  Que t’arrive-t-il ? Dis quelque chose !

    Elle perd pied… c’est comme si elle s’enfonçait dans des sables mouvants…

    -  Élisa !

    De toutes ses forces, elle tente de se raccrocher au claquement de doigts près de son oreille…à cette voix d’homme de plus en plus lointaine…

    -  Réponds-moi je t’en supplie !

    …Elle ne sait plus où elle est…Qui elle est… Qui lui parle…

    …Est-ce que quelqu’un lui parle ? Sûrement….Il y a des voix dans sa tête…Que disent-elles? 

    - On la perd ! Il faut faire quelque chose ! Arrête le processus ! Réveille-là !

    -Impossible pendant cette phase ! Trop dangereux !

    …Est-ce d’elle dont on parle ? Est-elle en train de mourir ?

    - Élisa, Élisa, reste avec moi mon amour ! Réponds-moi !

    …Rester ? Où ça ? Répondre mais à quoi ? À qui ?

    À ces deux voix dans sa tête dont les intonations métalliques lui font mal, ou à cette autre voix suppliante qui s’affaiblit et s’éloigne à l’orée de son subconscient…

    - Élisa…Élisa…Elisa !

    Elle voudrait bien parler pour leur demander à tous de se taire mais aucun son ne peut franchir ses lèvres. Elle panique !

    Deux horribles sensations totalement antinomiques s’emparent d’elle : celle de tomber dans un puits noir et sans fond en même temps que celle de flotter au-dessus de son corps, comme si elle était dans un coma profond proche de la mort. C’est terrifiant !

    Elle tente vainement de se secouer pour sortir de ce double cauchemar… Impossible ! Elle est comme entravée dans d’invisibles rets qui la maintiennent allongée…

    Allongée ? Elle était allongée près de…de qui déjà ? Elle était allongée quand…quand quoi ? On lui parlait… qui ?

    Il n’y a personne. Elle est seule, totalement seule dans la brume ouatée d’un vide…étouffant...

    Elle s’était réveillée dans la Sphère…

    - Élisa 7 contrôle…Élisa 7 contrôle !

    La voix désincarnée de CVUT 7007, Coordinateur Virtuel de son Unité de Travail l’appelait…

    Et si ça lui arrivait encore de décrocher d’un monde, sans préavis comme cette fois-là et de retomber dans un autre, puis dans un autre, sans jamais pouvoir se réveiller, sans savoir si elle vivait dans un espace onirique ou dans la réalité ?

    Si elle rêve, là, maintenant, il faut qu’elle profite de chaque seconde de cette existence éphémère avec tous ces gens qui demain, peut-être, n’existeront plus !

    Et il faut que Jonathan revienne avant qu’elle ne tombe à nouveau dans un puits sans fond !

    « Mais je suis là moi, à chaque fois. » Murmure dans son esprit affolé, la voix de l’homme qu’elle aime.

    Sa course effrénée l’a menée jusqu’à la maison de Martha. Elle a croisé des hommes, des femmes, qui l’ont hélée, qui ont même tenté de l’arrêter mais ni leurs voix inquiètes, ni leurs mains tendues n’ont pu la stopper.

    Elle n’a pas eu besoin de frapper ni de l’appeler ! La vieille femme était devant sa porte, comme si elle l’avait attendue !

    Elle se jette dans ses bras, le souffle court, le cœur battant à tout rompre.

    - Là, là…calme- toi petite, murmure la guérisseuse en lui caressant les cheveux d’une main apaisante. C’est encore arrivé hein ! Tu ne sais plus où tu en es ! Ne t’inquiète pas, tu finiras par te réveiller !

    - Je sais, vous ne cessez de me le rabâcher Jonathan et toi ! Mais j’ai si peur parfois !

    - Parlons-en de ton Jonathan ! Il n’est pas encore rentré ce vaurien ! La voilà la vraie raison de tes angoisses !  Et tu as encore rêvé, pas vrai ?

    -  Oui… c’était… c’était…

    - Chut ! Nous allons marcher tranquillement jusqu’au ponton attendre nos vaillants pêcheurs qui ne devraient plus tarder à rentrer maintenant ! Tu me raconteras en chemin !

    Bras dessus bras dessous, elles prennent le sentier sableux qui descend vers la plage en contrebas.

    - Je vais te raconter mais avant, dis-moi, pourquoi as-tu dit que je finirai par me réveiller ?

    L’hésitation de Martha ne dure qu’une seconde mais elle est là, comme un nouveau point d’interrogation.

    - Tu as dû mal entendre ! J’ai dit que tout finira par s’arranger.

     

    *

     

    Elles ont attendu. Toutes deux d’abord, suivies peu après par Mélodie, la compagne de Rafael et par Shana, celle de Khaled. Puis au fur et à mesure que la journée s’étirait, les compagnes des six hommes partis dans les deux autres bateaux, les ont rejointes près du ponton de bois.

    Elles ont attendu, les tripes de plus en plus nouées par l’angoisse. Côte à côte, unies par la même ancestrale peur des femmes de pêcheur, elles ont scruté l’horizon à s’en brûler les yeux, jusqu’à ce que le soleil se couche.

    La nuit est tombée sur la plage. Les pêcheurs ne sont pas rentrés ! Le Conseil du village qui devait avoir lieu dans la soirée, a été annulé. Mortes d’inquiétude, soutenues par Martha, les neuf femmes n’ont pu se résoudre à aller se coucher. D’autres habitants de Liberté sont venus les soutenir. Ils ont allumé de grands feux sur la plage pour guider les robustes petits bateaux de pêche.

    Personne ne comprend ! L’océan est très calme. Peu de vagues, pas de vent ! La dernière grosse tempête a eu lieu l‘automne dernier ! Sur six barcasses parties à l’aurore comme aujourd’hui, seules deux étaient rentrées. Trois hommes n’étaient pas revenus de la journée de pêche ! L’océan n’avait jamais rendu leurs corps ! Chacun s’en souvient la mort dans l’âme ! Même s’il s’agissait de trois célibataires !

    Chaque vie est précieuse à Liberté ! Chaque femme, chaque homme sauvé de la Sphère devient aussitôt pour les autres, un ami, un parent. Lorsque l’un ou l’une décède, trop faible pour résister aux multiples germes du « dehors », ou par accident, le chagrin s’abat sur la Communauté  tout entière! Et s’il ne dure pas - la survie de Liberté dépend de la force de ses membres - il laisse en chacun de profondes cicatrices !

    Élisa elle-même ne s’est jamais vraiment remise de la mort de son compagnon de cavale. Elle a promis d’appeler son premier fils Jacob en souvenir de lui, comme elle l’a instinctivement fait dans certains de ses rêves. Mais pour cela, il faudrait que Jonathan revienne.

    Depuis la perte cruelle des trois vaillants pêcheurs, il y a eu successivement deux nouvelles expéditions à la Sphère, dont l’une, la dernière menée par Jonathan, a failli mal tourner. Les petits mouchards volants à la solde des Maîtres semblent plus nombreux et actifs qu’auparavant ! Néanmoins réussies, les extractions ont ramené à Liberté, quatre hommes et quatre femmes aux talents très utiles pour la Communauté. L’une des femmes, Esperanza, s’est montrée aussi versée que Martha dans la connaissance des plantes médicinales et elle possède comme elle le fabuleux don de guérir ! Merci les rêves implantés !

    Dans les siens, Claire était gynécologue ! Ce qui a libéré Martha de son travail d’accoucheuse mais plus encore, la jeune femme aide ses congénères à se réapproprier leurs fonctions reproductrices, d’autant qu’elle se révèle être une excellente psychologue auprès de le gente féminine !

    Enseignante dans ses vies oniriques, Malika a trouvé sa juste place auprès des premiers enfants de Liberté  avides de s’instruire ! Lire écrire, compter… Apprendre à connaître le monde où ils sont nés. Comment il était avant, comment il est devenu, d’où viennent leurs parents… Tout est à refaire pour les adultes de Liberté, tout est à construire pour les enfants !

    Enfin, en Anaëlle, hommes et femmes du village ont trouvé l’idéale remplaçante de Maud, la couturière de liberté, morte en couche l’hiver dernier. Les réserves de tissu ramenées de la Sphère lors des extractions, s’épuisent  inexorablement! Or, Annaelle, au contraire de Maud, est capable de transformer en tissu puis en vêtements confortables, les tas de plantes fibreuses poussant à profusion dans le nouveau monde !

    Pour ce qui est des hommes, ils ne sont pas en reste !

    Djibril sait reconnaître d’instinct sans jamais se tromper, les plantes comestible et la façon de les cultiver puis de les accommoder de mille et une façons ! Avant lui, c’était un peu la débrouille, d’où quelques accidents, heureusement sans trop de gravité, jugulés grâce aux connaissances médicinales de Martha ! Entre ces deux là, s’est très vite noué une extraordinaire complicité, née de leur complémentarité ! Sans compter que la jeunesse de Djibril en a fait un fils de substitution pour la vieille femme sans enfant !

    Météorologue averti, Lukas n’a pas son pareil pour prédire le plus petit changement du temps ! Lui non plus ne se trompe jamais ! Voilà bien pourquoi les pêcheurs ont pu partir tranquilles ce matin ! Ce qui inquiète Élisa au plus haut point ce soir, c’est qu’il a annoncé une assez rude tempête pour demain !

    Pour ce qui est des deux derniers, Yvan et Thomas, le hasard du choix de leurs rêves imposés, a bien fait les choses, puisque Thomas est architecte naval et Yvan charpentier de marine ! Grâce à leurs connaissances conjuguées, les barcasses à rames si fragiles du début, sont devenues de véritables petits bateaux de pêche, solides, très maniables, avec cabine de pilotage, gouvernail et un grand mât pourvu d’une voile résistante assemblée par les mains habiles d’Annaelle !

    La discussion prévue au Conseil annulé, devait d’ailleurs porter sur la construction de plus grandes embarcations, capables d’aller plus loin. De traverser l’océan peut-être, pour aller voir comment a évolué le Monde ailleurs qu’en Nouvelle France. Mais un projet plus proche devait être évoqué, celui de faciliter les extractions en longeant la côte jusqu’à l’embouchure du grand fleuve proche de la Sphère ! Éviter la fatigue, les risques d’une longue expédition à travers un territoire hostile, devenait urgent ! Cela et sauver en une seule fois plus de prisonniers de la Sphère.

    « Et puis, avait dit Jonathan, il faut absolument que je vous parle de ma dernière opération d’extraction, parce que ce qui s’y est produit va nous amener à prendre une grande décision pour la suite des évènements. Il en va de la survie de Liberté mais également, de l’avenir de nos frères et sœurs prisonniers de la Sphère »

    « Mais pour cela, il faudrait que tu reviennes Jonathan ! »  Se répète une fois de plus Élisa, les yeux fixés sur la surface ondulante de l’océan, scintillant sous la pâle clarté de la lune.

    Sa dernière pensée avant de s’endormir exténuée sur l’épaule de Martha c’est :

    « Je rêve, je rêve encore… »


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  • …Dans la hutte construite par Roh Ahr Anh non loin de la rivière, Ehi Sha est seule. Le soleil vient de disparaître derrière les grands arbres de la forêt touffue qui borde le camp du Clan des Chasseurs.

    C’est la première fois que son compagnon part aussi longtemps depuis qu’ils se sont installés dans la Tribu de la Grande Plaine. Déjà deux lunaisons qu’avec les six meilleurs chasseurs du clan, il a quitté le village, la laissant seule avec leur enfant à naître qui s’agite dans son ventre distendu. Il serait plus que temps qu’il revienne ! Il a promis d’être là pour la naissance de leur fils. Parce que c’est un fils, ils en sont sûrs tous les deux ! Et elle plus encore que lui, parce qu’elle a vu le petit garçon dans ses songes. C’est pour bientôt, elle le sent dans ses entrailles.

    Les vaillants chasseurs devraient déjà être de retour. Le temps des grandes chasses s’achève avec l’arrivée du froid, annoncé par les premières chûtes de ce que les anciens appellent la neige. Or, cela fait plusieurs jours que tout est blanc alentour.

    Les femmes ont ressorti les peaux de bisons qui tiennent si chaud la nuit venue. Des vêtements plus épais ont remplacé ceux de la saison douce, pratiques mais trop légers pour l’hiver qui s’installe très vite dans cette contrée où il n’y a pas de grotte où s’abriter quand vient le grand froid !

    Et Roh Ahr Anh qui ne revient pas et qui risque de ne pas voir naître son enfant !

    - N’attends plus, petite du Clan de la Caverne, ils ne reviendront pas ! Lui a jeté le sorcier du village, en agitant devant elle son bâton orné d’osselets et de cailloux colorés passés dans de fines lanières de peau de bison.

    - Roh Ahr Anh reviendra, a-t-elle répondu, butée ! Il a promis !

    - Son esprit reviendra te hanter petite ! Mais lui, il a rejoint ses ancêtres. Il te faudra bientôt choisir un nouveau compagnon pour que ton petit ait un père. Si l’un des hommes de notre fière tribu qui n’ont pas encore de compagne, veut bien d’une fille du Clan de la Caverne!...  

     

    … Elle est seule, abandonnée de tous. Elle ne sortira des oubliettes du château que pour être brûlée vive, comme la sorcière qu’on l’accuse d’être !

    Jonathan ne viendra pas à son secours ! Sait il même qu’on l’a enfermée ? Au service du Roi, il est parti guerroyer en de lointaines contrées.

    C’est donc seule qu’elle a dû se défendre contre le fils du seigneur qui s’était une fois de plus attaqué à elle, arguant du droit de cuissage de ceux de sa race, pour assouvir ses bas instincts. Alors qu’il tentait de la violenter, elle avait saisi une grosse pierre et l’avait frappé à la tête avec une force que la peur et la rage avaient décuplée. L’odieux personnage s’était effondré sur elle, le crâne en sang. C’est sur elle, sa verge noueuse devenue flasque, qu’il avait rendu son âme au diable. Près de la sienne, gisait la tête du monstre. Sur sa face vérolée, les yeux que la mort voilait déjà, la fixaient encore avec une expression de haine et d’incrédulité.

    Elle était parvenue non sans mal à s’extirper de dessous ce corps massif désormais sans vie. Puis elle avait vomi dans l’herbe tendre parsemée de fleurs printanières.

    C’est en titubant, les vêtements en lambeaux, qu’elle avait regagné la sécurité de la chaumière où l’attendait sa mère, inquiète à juste raison de son retard.

    Mais hélas, la scène avait eu un témoin. Un villageois à la solde du seigneur, auquel il s’était empressé d’apporter la triste nouvelle, dénonçant du même coup la coupable de ce crime. La sorcière, ainsi que beaucoup la désignaient du doigt du fait même de son amitié avec Martha.

    Lorsque les soldats du château avaient déboulé chez elle au grand galop, Élisa n’avait pas résisté.

    Si personne, hormis son père, n’avait pleuré la mort de l’infâme rejeton du château, personne non plus ne s’était risqué à prendre la défense de la jeune fille et de sa mère lorsque la vindicte du seigneur éploré s’était abattue sur elles.

    Élisa avait été jetée aux oubliettes en attendant son procès en sorcellerie. Sa pauvre mère n’avait eu que le temps de s’enfuir à dos de mulet, avant que sa maison soit brûlée et ses maigres biens confisqués. Elle avait trouvé refuge chez l’une de ses sœurs qui vivait avec sa famille, à une lieue du village, sur les terres d’un autre fief.

    Pourtant, la disparition brutale de ce débauché de la pire espèce avait soulagé plus d’une jeune paysanne en âge de se marier. Plus jamais aucune d’elle ne tomberait entre ses sales pattes ! Car non content d’user sans vergogne de ce qu’il affirmait être son bon droit, ce porc infligeait les pires sévices aux malheureuses pucelles qui osaient se rebeller.

    Quant à toutes celles qu’il n’avait pu engrosser, suprême affront à sa virilité, elles étaient soit défigurées, soit estropiées ou pire, elles avaient succombé sous ses coups !

    Et elle qui l’avait tué pour ne pas subir l’ultime outrage, allait payer de sa propre vie son courage et sa résistance…

     

    …Des gardes au visage impassible viennent de débarquer à la porte de son petit  « habitacube » d’ouvrière classe 3 des Serres hydroponiques.

    Elle en tremble de peur ! Un sentiment aussi interdit que tous les autres dans la Sphère.

    Ces tremblements incoercibles la désignent d’ores et déjà comme une coupable.

    Elle pense, elle ressent, elle réfléchit, elle rêve… Tout cela est proscrit.

    Ce qui l’attend, c’est un reformatage de plus qui refera d’elle, pour un temps au moins, un parfait robot, obéissant et efficace, à l’instar de tous les « esclaves » des tréfonds de ce qu’elle appelle désormais la « prison ».

    Pour un temps, car Élisa 7 semble résister à ce traitement de choc inventé par Ceux d’en Haut dans le seul but de garder sous total contrôle, une main d’œuvre incapable de se rebeller.

    -Élisa 7, suis nous!

    Ils n’en diront pas plus, ce n’est pas leur rôle. Eux ils sont formatés pour obéir aux ordres de la Machine créée par les Maîtres du premier niveau. Et ils le font sans jamais se poser de question ! Il ne leur viendrait pas à l’idée de le faire !

    Dûment encadrée par quatre hautes silhouettes encapuchonnées raides comme la justice, sur le maudit pédiroule rouge qui mène au redoutable Centre de Contrôle, elle se laisse porter vers son destin, la mort dans l’âme…

     

    …Dans la chambre douillette de son appartement de la banlieue bordelaise, son enfant blotti entre les bras, Élisa s’est endormie.

    Ce qu’elle craignait le plus est en train de se produire, elle rêve. Elle voyage d’un monde à l’autre, d’une époque à l’autre…

    Elle est Ehi Sha, la jeune femme des temps préhistoriques. Puis Élisa, la paysanne du Moyen-âge.

    D’un coup, elle redevient Élisa 7, la trieuse des serres de la Sphère. La voix métallique de CVUT7007 résonne dans ses oreilles. Mais une  autre voix, chaude et grave,  la libère de la cruelle et froide Machine.

    La voici à Liberté, heureuse, épanouie avec l’homme de sa vie. Là bas aussi, dans ce futur où le monde dévasté par un terrible et innommable cataclysme renaît de ses cendres après 10 siècles, son fils s’appelle Jacob en mémoire de son compagnon d’évasion.

     

    Un battement de cil… Elle se retrouve face à un tigre aux crocs menaçants.

    Un autre… Le sinistre ululement des sirènes envahit son crâne douloureux. La voici maintenant entravée de la tête aux pieds sur un lit d’hôpital. Inconsciente ? Non, des images, des souvenirs ? S’entrechoquent dans son esprit.

    Dieux des Sphères, ça recommence. Son cœur se met à battre furieusement. Elle s’agite, gémit...

    Contre son sein, le poids de son enfant la rassure. Sur son ventre, la main possessive de Jonathan se fait caressante.

    « Tout va bien mon amour ! » Murmure-t-il, apaisant.

    Et ce poids de douceur, cette main caressante, cette voix apaisante, l’empêchent de replonger et de s’égarer dans les méandres infinis du temps...

     

     

     

     

     

     


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