• - Élisa grosse paresseuse, tu exagères !

    - Hummmm !

    - Allez, réveille-toi et bouge-ton joli cul ! On va encore être à la bourre à cause de toi !

    - Hummmm !

    -T’arrête de grommeler dans ton oreiller et tu te lèves fissa sinon je file sans toi !

    Cette voix qui la secoue dans ce reste de sommeil où son esprit s’englue, c’est bien celle de…

    - Chloé ! Que fais-tu ici ? C’est impossible !

    - Ben oui, c’est moi quoi ! Qui veux-tu que ce soit ?

    - Tu..tu ne peux pas être ici !

    - Ma pauvre, tu dérailles grave ! Il est vraiment temps que ça se termine !

    - Que…Que quoi se termine ?

    - Eh ! T’arrête là ! Tes pas drôle !

    Elle n’ose ouvrir les yeux ! Chloé ne peut pas être là !  C’est la solitude de ces derniers jours, sans Bob, sans Weena qui la rend dingue !

    -Bon, arrête ton cinéma ! Tu me fais peur là ! T’es vraiment chelou en ce moment !

    Elle se met à trembler violemment, incapable de se résoudre à ouvrir les yeux. Elle est en train de devenir maboule ! Il n’y a pas d’autre explication à cette voix rendue suraigüe par un mélange de panique et de colère, qui la tarabuste, tandis que deux mains agrippées à ses épaules, commencent à la secouer avec l’énergie du désespoir !

    - Bon sang Élisa qu'u’est ce qui t’arrive ? Je l’avais bien dit que tu travaillais trop. Je t’en supplie ma cop’ dis-moi quoi faire pour toi ! J’appelle un médecin si tu veux? 

    - Non… Je Je..suis fatiguée. Tu..n’es pas réellement là hein ! Je rêve !

    - Ho la la ! Ça va vraiment pas toi ! ! Ouvre-les yeux bordel de merde ! Regarde, c’est bien moi, ta meilleure pote ! Allez, ouvre les yeux maintenant ! Je crève de trouille là !

    - Tu ne peux pas mourir tu es déjà morte !

    - My god ! Ma copine a perdu la boule. Ou elle se fout de ma gueule, ce qui est bien pire !

    - Je…Je ne me moque pas Chloé ! Tu n’es plus de ce monde depuis si longtemps !

    - Arrête maintenant !

    Sourde à la terreur qui déforme la voix de son amie, elle continue :

    - Ma mère, mon frère, ne sont plus de ce monde… Sarlat, Les Eyzies, La France…Le Monde entier… Tout a disparu… Je suis seule sur cette terre inhabitée. Tout est vide, vide, vide…

    Un sanglot terrible interrompt sa litanie

    - Pourquoi pleures-tu Chloé ? Les morts ça ne pleure pas !

    Le corps qu’elle sentait confusément assis près d’elle, vient de se lever brusquement. Elle entend une course effrénée, une porte qui claque, des cris entrecoupés de sanglots hystériques. Puis plus rien.

    Alors et alors seulement, elle consent enfin à ouvrir les yeux, histoire de vérifier où elle se trouve.

    Durant quelques secondes, elle est dans sa chambre à l’Université… Á peine un clignement de paupières plus tard, elle se retrouve sur l’étroite couchette du refuge où elle a fait halte après une nouvelle et éprouvante journée de marche.

    Seule !

    Dans un recoin de son esprit, se prolongent les hurlements de son amie :

    - Au secours ! J’ai besoin d’aide, Élisa est devenue folle !

    Elle n’en peut plus ! Il est vraiment temps que ça se termine ! Qui a dit ça ? Quand? Et que quoi se termine ?

    Les larmes coulent sans fin, diluant sur ses joues la poussière de la veille. Elle s’est couchée sans se laver, dans ses vêtements imbibés de sueur. Il faut qu’elle réagisse ! Ça ne peut plus durer ainsi ! Elle va finir par en crever, seule, sur cette terre vide, vide, vide.

    Comme l’a fait le fantôme de son amie, elle se secoue puis se lève pesamment !

    C’est décidé, à partir d’aujourd’hui, elle va reprendre son destin en main. Fini de s’appesantir sur ce qui n’est plus ! Fini d’espérer l’impossible ! Fini de pleurer sur son sort ! Elle est seule, qu’à cela ne tienne ! C’est donc seule qu’elle y arrivera. Á quoi, elle ne sait plus exactement ! Ce qu’elle sait en revanche, c’est que cette maudite Sphère qui la nargue de sa toute puissance et semble s’éloigner un peu plus chaque jour en dépit de ses marches forcées, finira bien par ne plus se dérober à ses pas !

    Elle l’atteindra, coûte que coûte, sans aide puisque on la lui a retirée !

    - Grand bien vous fasse ! Braille-t-elle à la volée dans un sursaut de rage !

    La voilà debout. D’un seul coup, elle a faim ! La colère lui a rendu l’appétit. Ses provisions diminuent mais elle a si peu mangé ces derniers jours qu’elle peut se permettre de piocher dedans sans complexe. De l’eau fraîche, quelques biscuits secs, un peu de viande boucanée, constituent son petit déjeuner. Elle mastique tout consciencieusement pour réhabituer son estomac. Il est essentiel qu’elle reprenne des forces ! Elle a un dernier combat à mener, il n’est pas question qu’elle perde

    « Bien mon amour ! Élisa la guerrière est de retour ! » Croit-elle entendre

    Si la voix de Jonathan reste présente dans sa tête, elle vaincra tous les obstacles. Il en va de sa vie après tout !

    Rapidement repue après des jours à picorer comme un moineau, elle se sent prête à affronter cette nouvelle journée. Elle retire ses vêtements crasseux et sort, nue, revigorée, pour une toilette matinale nécessaire. Ce n’est pas seulement son corps qu’elle va laver mais aussi son esprit. Les deux en ont grandement besoin ! Le fond de l’air est un peu frisquet. Ça lui fait un bien fou !

    Comme la plupart des refuges qui l’ont abritée depuis son départ, celui-ci est érigé sur un promontoire. Il surplombe de quelques mètres une paisible rivière qui coule paresseusement en contrebas. Le cours d’eau serpente dans une large plaine qui s’étend à perte de vue. Il est bordé d’arbres aux branches retombantes - des saules - croit-elle se rappeler. Leur feuillage jaunissant caresse le courant. Ce tableau idyllique, lui met du baume au cœur et lui insuffle un regain de force inespéré. C’est d’un pas assuré, qu’elle descend vers les rives ombragées.

    Là-bas, nimbée de brume sur la ligne d’horizon, la silhouette massive de la Sphère ne la nargue plus. Au contraire, presque…rassurante, elle l’attire, elle l’appelle.

    - Viens Élisa, nous t’attendons !

    - J’arrive, crie-t-elle, déterminée !

    Propre comme un sou neuf - encore une de ces expressions désuètes du passé -  elle est prête à reprendre la route. Pour la première fois depuis ce qui lui semble une éternité, la chance lui a souri. Dans le refuge, elle a trouvé comme par hasard, une paire de solides bottines à sa taille. Ses sandales étaient usées jusqu’à la corde et n’auraient plus tenu très longtemps !

    Elle a également découvert au fond du coffre, une réserve bien emballée de biscuits et de viande séchée ! Une aubaine. Elle a mis tout ce qu’elle pouvait dans son sac, trop heureuse de pouvoir penser à la nourriture sans hauts le cœur ! C’est donc totalement requinquée qu’elle quitte le refuge. Le dernier de son long périple depuis Liberté, espère-t-elle.

    Le chemin qu’elle va emprunter pendant un bon moment, longe la rivière. Encore un point positif qui la conforte dans l’idée qu’elle arrive enfin au bout de ses peines. Le sac bien arrimé à ses épaules, encouragée par les rayons généreux d’un magnifique soleil d’automne, elle entame la descente vers le cours d’eau scintillant.

    Elle se sent joyeuse et pleine de cette énergie positive qui l’a toujours animée, que ce soit dans cette vie ou dans toutes celles que lui montrent ses rêves.

    Alors qu’elle avance d’un pas allègre, elle stoppe net. Quelque chose vient de capter son regard. Une silhouette sur le sentier devant elle, qui marche à sa rencontre. Serait-ce Bob, qu’on aurait renvoyé à sa rescousse ?

    Non, le Robhomme est bien plus grand. Cette silhouette-là est plus petite. Plus menue aussi. Féminine.

    Y a-t-il des robots femmes ? Lui a t’on dépêché une compagne mécanique plus apte à la diriger que Bob ?

    La démarche de ce qui n’est encore qu’une ombre au loin, est légère ! Elle n’a rien de la raideur d’un robot.

    Se pourrait-il que ce soit une femme, une vraie ? Par quel miracle un autre être humain, qui ne viendrait pas de Liberté, aurait-il été envoyé vers elle ? Une habitante libre de la Sphère ? Cela voudrait dire qu’elle n’en est plus très loin !

    Excitée, dévorée d’impatience et de curiosité, sans le moindre soupçon de crainte, elle hâte le pas, pressée elle ne sait pourquoi, de rejoindre celle qui approche.

    Au fur et à mesure que la distance entre elles s’amenuise, l’apparence de la personne se précise. Élisa n’ose en croire ses yeux ! La folie qui décidément, la menace depuis trop longtemps, vient de gagner du terrain !

    « Je touche vraiment le fond cette fois » Se dit-elle

    La femme, jeune, qui s’avance vers elle, ressemble à s’y méprendre à…Chloé

    Impossible lui crie son esprit en déroute ! Pourtant, ses yeux, eux, ne peuvent la tromper à ce point.

    «Ce n’est pas possible,  c’est une hallucination. Elle disparaîtra sitôt que je la toucherai » Ne cesse-t-elle de se répéter !

    « Chloé est morte. Tous les êtres qui m’étaient chers ont péri il y a plus de mille ans lors de la Grande Catastrophe qui a ravagé la Terre. Les habitants de la Sphère ne sont que les descendants de ceux qui furent alors choisis pour assurer la survie de l’espèce humaine. Ce que je crois être ma mémoire, n’est en réalité que celle, ancestrale, de l’Élisa qui est entrée dans la Sphère en ce temps-là ! »

    - Pauvre naïve qui récite bêtement sa leçon ! Lui susurre une petite voix fielleuse. C’est, ce que tu crois, ce que tu veux croire parce que ça t’arrange. Tu continues à refuser la vérité et ça va te tuer !

    Elle a presque couru pour franchir les derniers mètres qui la séparaient de l’apparition. Il ne peut s’agir que d’un fantôme. Ou d’une illusion née de son esprit malade. Se sentait-elle si seule qu’elle en soit venue à créer l’image si parfaite de son amie disparue ? Car c’est bien Chloé qui se tient en face d’elle ! En chair et en os ?

    Impossible !

    - Bonjour Élisa ! Prononce clairement la jolie bouche en cœur de l’apparition.

    - Tu n’es pas réelle !

    - Là n’est pas la question ! Tu as besoin d’aide je crois ! Je suis là pour te l’apporter !

    - Comment pourrais-tu m’aider ? Tu es morte il y a plus de mille ans !

    - Et alors ? L’amitié est immortelle, ne le sais-tu pas ?

    - Pitié ! Je suis en plein délire là ! Où sont les infirmiers qui vont me mettre la camisole de force ?

    - Tu ne délires pas ma cop’ ! Quand vas- tu enfin l’admettre ?

    - Je rêve alors !

    - Je ne peux rien te dire de plus. On y va ! Il faut que tu parviennes fissa à la Sphère, nous n’avons plus beaucoup de temps.

    Ah ! Cette façon bien à elle de dire les choses…

    - Qui ça nous ?

    - Toi, moi, les autres

    - Les autres ?

    - Oui, ils t’attendent ! Et ça urge, crois-moi, pour eux comme pour toi. Allez, on bouge ma cocotte

    Il n’y avait qu’elle pour lui parler comme ça ! C’est bien sa Chloé, son amie si brut de décoffrage !

    - Je..je peux te toucher ? Tu ne vas pas t’évaporer en fumée?

    - Fais toi plaise ma chérie, et après, on y go ! Le temps presse !

    Elle touche. Timidement. Les bras, les joues, les cheveux flamboyants… C’est à la fois doux et ferme, chaud, aussi vivant qu’il est possible de l'être. Inquiète de ne rien sentir, elle pose sa main juste sous la poitrine, au niveau du cœur…Ça pulse régulièrement. Poum, papoum ! Poum, papoum…

    Elle en pleurerait. Pourtant elle a encore le plus grand mal à croire à ce qu’elle voit, à ce qu’elle touche…

    - Bon, ça va, tu es satisfaite ? On peut y aller maintenant ? Ou on va être à la bourre ! TU vas être à la bourre !

     

     


    1 commentaire
  • Sans Bob, les journées paraissent plus longues.

    Le temps ne s’écoule plus, il s’étire. Quand vient le soir, elle a la pesante sensation d’avoir enduré une double peine. Et ce monde désespérément vide l’angoisse au plus haut point. Elle irait même jusqu’à penser que depuis que le robot l’a lui aussi lâchement abandonnée, il est encore plus désert qu’avant. Mais peut-être n’est-ce qu’une illusion née de son extrême fatigue. Elle ne s’est pas vraiment remise de son intoxication alimentaire. Du coup, elle ne mange pas comme elle le devrait ! D’autant plus qu’elle n’a pas recouvré assez de force ni d’envie, pour chasser du petit gibier comme le faisait Bob. Pas d’avantage qu’elle n’a le courage de pêcher. Quant aux multiples sortes de baies qui garnissent les buissons, depuis qu’elle a été malade, elles ne l’attirent plus du tout. Et il y a trop de fruits qu’elle ne connaît pas ! Alors c’est du bout des dents, l’appétit ne revenant pas, qu’elle picore, piochant avec parcimonie dans ses rations de survie qui s’épuisent autant qu’elle.

    Indifférente à tout ce qui n’est pas le sentier devant elle, elle marche d’une façon presque aussi mécanique que le robot. Á cela près que lui au moins, de son pas égal et infatigable de machine, avançait vite et régulièrement.

    Elle traîne !

    Chaque refuge lui semble plus loin que le précédent.

    La Sphère également, paraît s’éloigner au fur et à mesure qu’elle progresse au sein de ce paysage uniformément morne et vide. Il arrive même qu’elle la perde totalement de vue des heures durant !

    Comble de malchance, elle pourrait tout aussi bien marcher les yeux fermés à présent, vu qu’elle a perdu sa précieuse carte, elle ne sait plus où.

    Qu’importe ! Elle continue à mettre un pied devant l’autre, accrochée à la longe de Weena qui la tire patiemment, ne s’arrêtant que pour brouter l‘herbe au bord du chemin.

    Élisa profite des pauses de la jument, pour croquer un morceau de viande séchée, ou une des pilules nutritives que Bob lui a laissées, boire quelques gorgées d’eau, masser ses membres endoloris. C’est au cours de ces instants de repos, que les derniers mots du robot, lui martèlent le crâne : « C’est pourtant là que tu retournes ! C’est là que tu dois absolument revenir ! C’est de là dont tu… »

    Qu’allait-il ajouter avant d’être stoppé net par elle ne sait quelle volonté puissante  émanant de la Sphère. Parce qu’à ce moment précis, elle en a la ferme conviction, « On » l’a empêché d’en dire plus. Puis on l’a rappelé et on l’a probablement puni d’avoir failli désobéir aux ordres, de la seule façon que connaissent ces gens-là. Á  l’heure qu’il est, elle en est sûre, le pauvre Bob doté de bien trop d’humanité, est désactivé !

    «…C’est de là dont tu… » Quoi ?

    Elle a beau chercher, aucune suite logique ne vient combler la phrase inachevée.

    Depuis que le robot l’a laissée seule sans préavis, elle marche jusqu’à épuisement total.

    Trois jours qu’il a disparu. Trois jours qu’elle aligne les kilomètres en évitant de s’arrêter, ne fût-ce qu’une seconde sur les innombrables questions qui se bousculent dans sa tête dès qu’elle n’y prend pas garde. Elle se contente de suivre les sentiers balisés par … Par qui ? Tout lui échappe !

    Lorsqu’elle arrive au refuge, elle s’occupe de la jument, fait une toilette sommaire, grignote juste ce qu’il faut pour subsister, puis elle s’écroule sur la première couchette à sa portée et s’enfonce aussitôt dans un sommeil lourd, profond, sans le moindre rêve.

     

    Aujourd’hui, c’est son quatrième jour de solitude. Elle a marché plus encore que d’habitude. Il faisait déjà nuit lorsqu’elle a atteint la cabane blottie entre les arbres en haut d’un promontoire rocheux.

    C’est de loin la pire journée qu’elle ait eu à endurer depuis qu’elle a fui Liberté. Non seulement il n’a cessé de pleuvoir depuis l’aube, mais en plus, Weena elle aussi l’a abandonnée.

    C’était pendant la courte pause qu’elle s’était octroyée pour enfiler le long manteau à capuche censé la protéger de la pluie, avant de prendre son léger repas de midi. Elle avait donc détaché la jument afin qu’elle puisse brouter librement et boire tout son soûl à la rivière qui longeait le sentier. Elle était si fatiguée qu’elle s’était assoupie à l’abri du haut rocher saillant où elle s’était assise pour manger. Lorsqu’elle s’était réveillée en sursaut, comme mue par un affreux pressentiment, Weena avait disparu !

    Elle avait eu beau l’appeler et la siffler comme le lui avait appris Jonathan, la jument n’avait pas répondu !

    La chercher ? Mais où la chercher par ce temps ? C’était inutile, elle le savait ! Les jours raccourcissaient, elle l’avait bien remarqué. L’automne était proche ! Elle ne pouvait se permettre de ralentir.

    Quelques minutes…Juste quelques minutes pour verser toutes les larmes de son corps. Evacuer ainsi, le désespoir qui menaçait de l’engloutir définitivement. C’est ce qu’elle s’était accordé sous le maigre abri du rocher. Puis, tandis que la pluie redoublait, comme pour la narguer, elle avait bourré son sac à dos de tout ce dont elle pensait avoir besoin pour la fin de son périple et avait repris la route d’un pas aussi lourd que l’était son cœur.

    Elle ne devait plus être très loin de la Sphère à présent. L’immense et haute masse du dôme terni par les siècles ne disparaissait plus de son champ de vision.

    Trempée jusqu’aux os, transie de froid, plus seule et désespérée que jamais, elle n’a même plus la force de pleurer. Ni de manger d’ailleurs ! Elle n’a qu’une envie, s’allonger sur la première couchette venue et dormir.

    Dormir, dormir, dormir… Ne plus se réveiller. Ne plus lutter pour atteindre le but qu’elle s’est fixé.

    Quel but ? Pourquoi se donne-t-elle tant de mal ?

    Elle ne sait plus ! Tout se dilue dans sa tête lasse. Les rêves, la réalité, le passé, le présent, le futur, ses souvenirs…

    Au loin, l’orage gronde. L’air est si lourd, si poisseux qu’elle se déshabille avant de s’allonger, nue sur l’étroite couchette près de la porte qu’elle a laissée grand ouverte. Qu’importe ! Elle ne risque rien après tout ! N’est-elle pas l’unique être humain errant sur cette terre de désolation ? Le seul être vivant même !

    Weena est partie ! Elle en vient à se demander si la jument n’est pas que le fruit de son imagination, comme tout le reste. Un rêve de plus qui s’est dissout dans les brumes de son cerveau, où si faiblement désormais, ne s’agitent plus que des ombres informes, indéfinies… Mourantes !

     

    … Réveille-toi ma chérie ! Il est l’heure »

    « Allez, bouge tes jolies fesses grosse paresseuse, tu vas être en retard. »

    « Ouvre les yeux mon amour, Jacob a faim ! Je peux le bercer, pas le nourrir à ta place ma douce ! »

    « Élisa7 ! Élisa7 ! Rendez-vous immédiatement au Centre de Contrôle »

    « Nous sommes en train de la perdre !   II faut faire quelque chose ! »

    « Nous sommes impuissants ! Ils interfèrent ! »

    « Réveille-toi petite Ehi-Shah, ton chasseur est revenu ! »

    « Tu ne crains plus rien Ehi Shah, je suis là ! »

    « Tu perds ton temps avec elle Jon’, elle ne sortira jamais du coma ! »

    « Elle rêve Khaled ! Elle finira par se réveiller ! »

    « C’est toi qui rêve mon ami ! Nous ne pouvons plus attendre, nous devons partir ! »

    « Pas sans elle »

    « Ben alors sœurette ! Tu vas encore longtemps faire ta marmotte ? Allez hop, debout ! »

    « Réveillez-vous damoiselle Élisa ! Vous ne pouvez mourir maintenant ! Je vous en prie, ouvrez les yeux ! Mon cœur vous appartient, je ne puis vous perdre après vous avoir sauvée ! »

    « Maman ? Chloé ? Martha ? Patrick ? Jonathan ? Où êtes-vous ? Ne me laissez pas seule, je vous en prie ! »

    « Ils-Ne-Peuvent-Plus-Rien-Pour-Toi »

    « Bob ? Où es-tu ? Pourquoi m’as-tu abandonnée toi aussi ? »

    « Je-Ne-Peux-Plus-Rien-Pour-Toi »

    « POURQUOI ? »

    « RÉVEILLE-TOI ÉLISA ! »

    Toutes ces voix dans sa tête, qui hurlent des mots qu’elle ne comprend pas. Toutes ces voix perdues qui lui déchirent le cœur et les tympans… Elle ne veut plus les entendre.

    « Nous allons la perdre ! »

    « N’y a-t-il vraiment rien à faire ?

    « Rien ! Hélas ! Résigne-toi Jonathan ! »

    « NON ! Élisa mon amour, je t’en conjure, RÉVEILLE-TOI! »

     

    Nauséeuse, les tempes serrées dans un étau de migraine, frigorifiée par l’espèce de sueur aigre qui la baigne des pieds à la tête, elle se réveille et sort en tremblant de ce rêve étrange où elle était seule, enveloppée, emprisonnée plutôt, dans une espèce de cocon cotonneux au cœur duquel elle dormait profondément.

    Elle dormait et pourtant, elle entendait des voix, plein de voix. Trop de voix !

    La dernière qu’elle ait perçue juste avant de s’enfuir de cet horrible cauchemar, répétait résignée : « Nous allons la perdre ! » Puis quelqu’un hurlait un  « NON ! » désespéré.

    Elle ne rêvait plus depuis le départ de Bob et ça lui manquait terriblement en fait ! Mais si tous ses songes à venir doivent être aussi angoissants que celui-ci, elle préfère largement ne plus y être confrontée !

    Les mots que prononçait la voix inconnue juste avant son réveil tournent sans fin dans son crâne douloureux : « Nous allons la perdre »

    Mais ce qui la fait le plus souffrir, c’est ce NON tellement empreint de désespoir qu’elle en pleure malgré elle. Parce que c’est la voix de Jonathan qui le criait !

    D’un seul coup, tout lui revient de lui ! Tout ce qu’elle a oublié depuis quelque temps. Ou plutôt, elle le comprend à présent, tout ce qu’elle a volontairement chassé de sa mémoire. Á moins que là encore, elle ne se trompe totalement et que ce soit Jonathan lui-même qui ait décidé de fuir ses rêves et ses souvenirs !

    Mais pourquoi ?

    - Je suis réveillée Jonathan ! J’arrive ! Hurle-t-elle à travers les rafales de vent chargées de pluie qui pénètrent dans le refuge par la porte béante !

    « Cesse de te mentir Élisa » Semble lui répondre la voix tant aimée de l’absent.

     

     


    2 commentaires
  • -Tu te souviens. Articule la voix posée et métallique de Bob.

    Ce n’est pas une question.

    Elle se sent encore si faible et nauséeuse qu’elle n’a pas la force de lui répondre.

    Elle est désespérée. Ce n’était qu’un rêve, une fois encore ! Mais tout n’est-il pas qu’un rêve permanent dans sa vie ?

    Oui, elle se souvient de Jonathan. Le Jonathan de tous ses songes qui l’a abandonnée lâchement dans celui-ci. L’homme mystérieux à plus d’un titre pour lequel elle a entrepris ce long et périlleux voyage à seule fin de le retrouver.

    Comment a-t-elle pu l’oublier ?

    - Pourquoi avais-je oublié Jonathan, Bob ?

    - Parce que c’était nécessaire au processus.

    - Quel processus ?

    - Le retour de tes souvenirs. L’oublier t’oblige à aller le chercher dans les méandres de ta mémoire et avec lui, tout ce qu’elle a oblitéré.

    Oublier pour se souvenir ! Quel drôle de paradoxe ! Elle en accepte pourtant l’idée sans sourciller.

    Elle sait que Bob a raison. Quelque part dans les tréfonds de cette foutue mémoire rétive où tout s’embrouille, un voile commence à peine à se déchirer.

    - C’est encore tellement flou dans ma tête, avoue-t-elle.

    - Raconte-moi ton rêve.

    Obéissante et sage comme l’élève qu’elle a peut-être été dans une autre vie, elle raconte. Il l’écoute un long moment sans l’interrompre, jusqu’au moment où elle s’apprête à quitter St-Cirq avec Jonathan.

    - Tu es donc partie avec lui.

    - Oui, sans bagages, comme il me l’a demandé. « Tout ce dont tu auras besoin, te sera fourni sur place. »  m’a-t-il précisé.

    - Comment s’est passé la séparation avec ta mère ?

    - Plutôt bien vu les circonstances ! Je partais du jour au lendemain avec un inconnu et elle n’avait pas l’air surprise.

    - Explique.

    - On aurait dit qu’elle savait !

    - Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

    - Elle m’annonce un inconnu, se demande pourquoi il vient et la semaine qui suit, elle me laisse partir avec lui sans demander la moindre explication sur ce départ précipité, ni sur le temps que durera mon absence. Pas plus que sur le lieu où il m’emmène. Étrange non ?

    - On peut dire ça. Continue.

    - Elle m’a serrée très fort dans ses bras. Elle m’a dit qu’elle m’aimait. Elle m’a aussi demandé de ne pas les oublier, elle et mon frère. J’ai promis bien sûr. Tout… tout ça sonnait comme un adieu… J’avais envie de pleurer. Je le lui ai dit. Je m’entends encore la rassurer : « Eh je ne pars pas pour toujours maman ! »

    - Et…

    - Elle n’a pas répondu. Elle m’a juste serrée une fois encore dans ses bras, m’a redit qu’elle m’aimait et qu’elle serait toujours là pour moi. Puis elle m’a lâchée. «  Il faut y aller maintenant ma fille chérie ! » Ont été ses derniers mots pour moi.

    Jonathan a dit qu’effectivement, il était temps de partir. Il a ajouté à l’intention de ma mère un « Merci madame ! D’un ton grave. « Prenez soin d’elle ! » A-t-elle dit. Elle semblait triste. Je ne comprenais pas pourquoi…J’ai senti les larmes monter malgré moi. Je n’ai pas eu le temps de lui répondre qu’elle ne devait pas s’en faire, que je reviendrais et que nous fêterions ensemble mon retour. Déjà la voiture s’éloignait… Ce qui m’a le plus frappée, c’est que maman n’est pas restée pour me faire un dernier signe. Quand je me suis retournée pour lui en faire un de mon côté, elle n’était plus là.

    Á cette évocation, son cœur se serre

    - Que s’est-il passé ensuite, questionne Bob en apparence imperméable à ses états d’âme. De quoi te rappelles-tu ?

    - C’est bien là le problème ! Après ça tout est flou ! Le voyage, le lieu où nous nous rendions, l’arrivée. Je ne me rappelle que des bribes sans queue ni tête !

    - Essaie tout de même !

    - Euh… L’hôtel où nous nous sommes arrêtés pour la nuit et où…

    - J’ai compris. Abrège !

    - Les heures de route sans un mot… Ça, je me rappelle ! Après ce qu’on avait vécu ensemble, c’était bizarre ! Comme s’il avait regretté ce qui s’était passé entre nous

    - C’était probablement le cas.

    - Et pourquoi donc ?

    - Il n’était pas censé entamer la moindre relation avec un sujet de l’expérience.

    - Qu’est-ce que tu en sais toi ?

    - Le règlement Élisa !

    - C’était  déjà trop tard de toute façon ! Le coup de foudre, tu ne connais pas toi, évidemment !

    - Je sais que ça existe entre les humains mais ça n’aurait jamais dû arriver entre vous ! Et ensuite ?

    - Au cours d’une étape, je ne sais plus où, il a reçu un coup de fil. Il avait l’air en colère, très énervé.

    - Sais-tu pourquoi ?

    - Il s’agissait de moi, je crois !

    - Qu’est-ce qui te donne à penser que son interlocuteur et lui parlaient de toi ?

    - Jonathan n’arrêtait pas de regarder vers moi et le ton montait, montait….Il s’est éloigné … Sûrement pour que je n’entende pas ce qu’il disait à l’autre. Il tournait en rond comme un lion dans sa cage. Au bout d’un moment, il a quand même fini par se calmer. Je l’ai alors entendu clairement répondre à son correspondant…

    - Que lui a-t-il dit ?

    -Je me souviens très bien de ça. Il a dit : « Je la ramène chez elle illico, si tu veux ! » Et il avait l’air tellement triste et désespéré en prononçant ces mots ! Puis il a ajouté : « Ok ! On règlera le problème à notre arrivée ! » Le problème, c’était moi et les sentiments qu’il éprouvait pour moi, ça, je l’ai très bien compris ! Tout comme j’ai parfaitement compris que la façon dont il allait devoir régler le problème, ne le rendait manifestement pas heureux. Nous sommes repartis sans qu’il daigne me donner la plus petite explication.

    - Et après ça ?

    - Je me suis endormie. Puis c’est le trou noir

    - Tu résistes encore !

    - Comment ça je résiste ! Je n’y peux rien moi, si mon rêve s’arrête net après ça !

    - Je t’assure que tout vient de toi ! Tu bloques tes souvenirs avec une incroyable détermination ! Il faut impérativement que tu trouves ce qui t’empêche d’aller au bout Élisa !

    - Pourquoi ?

    - Si tu ne le fais pas, tu mourras !

    - Tu y vas un peu fort là !

    - Je ne sais pas ce que veut dire « Y aller fort ». J’énonce uniquement un fait irréfutable Élisa ! Tu dois me croire et plonger plus loin ! C’est seulement de cette façon que tu pourras revenir. Ta vie en dépend. Vraiment.

    - Revenir ? Plonger plus loin ? Revenir d’où, plonger où ? ! Je ne comprends rien. Tu ne fais que parler par énigmes ! Tu ne pourrais pas t’expliquer clairement pour une fois ?

    - Je n’en ai pas le droit !

    - C’est facile ça ! Je suis fatiguée, fichu robot de malheur ! Si tu ne peux m’en dire plus, tu ne me sers à rien ! Laisse-moi ! J’ai besoin de dormir !

    - Je n’ai pas le droit !

    - De quoi ? De parler ? De partir ?

    - Les deux.

    - Sors au moins d’ici ! Va t’occuper de Weena ! Ou n’importe quoi d’autre du moment que tu me laisses tranquille.

    - Une dernière question Élisa. Sais-tu où Jonathan te conduisait ?

    - Là où était censé se dérouler l’expérience.

    - Où était-ce ?

    -Je…Il ne m’a pas dit.

    - Il te l’a dit Élisa. Il te l’a même décrit ce lieu en détail. Tu sais où se trouve l’Arche !

    - Non ! Vas-t-en !

    - C’est pourtant là que tu retournes ! C’est là que tu dois absolument revenir ! C’est de là dont tu…

    Il se bloque soudain, comme pétrifié sur place. Puis il se remet en marche et d’un pas saccadé qu’elle ne lui connaissait pas, il sort de la cabane.

    Épuisée par des restes de nausée et de crampes d’estomac, tout autant que par le fait d’avoir dû revivre son rêve par le menu, en le racontant à Bob, elle finit par se rendormir d’un sommeil lourd et totalement vide, sans avoir revu le robot.

    Ce sont les piaffements d’impatience de sa jument qui finissent par l’extirper de l’épaisse torpeur dans laquelle elle a sombré. Le soleil est levé depuis longtemps. Elle a beaucoup dormi. Aucune trace de Bob dans la cabane. Il est vrai qu’il n’a pas besoin de dormir, lui ! Il doit être en train de se recharger dehors. Il avait l’air considérablement à plat lorsqu’il est sorti la veille.

    Ou l’a-t-il prise au mot, l’abandonnant à son sort ? Impossible ! « Je n’ai pas le droit ! » l’entend-elle encore prononcer.

    Pourtant, les hennissements de plus en plus désespérés de la jument prouvent qu’elle n’a pas reçu les soins habituels que le « robhomme » à tout faire, lui prodigue chaque jour depuis qu’il fait route avec elle.

    Bon sang ! S’il n’est plus là pour la guider et titiller sa mémoire, elle va se perdre parce qu’elle peine à se souvenir où elle va ! La seule chose qui lui soit revenue depuis le fameux rêve qu’elle lui a raconté, c’est qu’elle est censée rejoindre Jonathan. Ce qui risque de ne jamais arriver si Bob est parti pour de bon !

    Elle secoue son corps endolori et sa tête cotonneuse. Il faut qu’elle se lève pour en avoir le cœur net. Elle pose les pieds par terre puis se redresse à grand peine. Son estomac proteste. Ses jambes flageolent mais elle parvient à se mettre debout. Des vêtements propres sont posés sur la chaise près de son lit. Elle s’habille lentement, guettant le moindre bruit venant de l’extérieur. Seule Weena continue à manifester son impatience avec force renâclements et coups de sabots furieux sur le sol.

    « Bob ! Où es-tu sacré robot ? » Peste-t-elle intérieurement.

    Elle sort enfin. Le soleil déjà haut l’éblouit ! Combien de temps a-t-elle dormi ? Elle regarde autour d’elle, terriblement inquiète. Pas de Bob à l’horizon ! Elle se dirige vers le petit appentis où la jument à l’attache, hennit à qui mieux mieux !

    Pas besoin d’appeler Bob ! Elle sait qu’il est parti.

    Le lâche ! Il a fui !

    Mais non ! Ce n’est qu’une machine aux ordres ! S’il n’est plus là c’est qu’Ils l’ont rappelé.

    «Mais pourquoi ? » Se demande-t-elle en caressant machinalement l’encolure de Weena qui s’est instantanément calmée à son approche.

    Elle va bien. Bob s’est aussi parfaitement occupé de la monture que de sa maîtresse. La brave bête est en pleine forme en fait ! Mais habituée au robot, elle ne faisait que montrer son inquiétude en son absence.

    Pourquoi l’a-t-on privée de son guide et de son protecteur, se demande-t-elle une fois de plus. Que va-t-elle devenir ?

    La carte ! Avec la carte qu’elle a dessinée et qu’il a complétée, elle retrouvera son chemin vers ce lieu où l’attend Jonathan. « Ils » ne gagneront pas ! Avec ou sans Bob, elle y parviendra !

    « C’est ça ! Bats-toi Élisa ! Tu vas y arriver ! » Croit-elle entendre dans sa tête. Et elle ne sait si c’est la voix de Bob, ou celle de Jonathan.

     

     


    1 commentaire
  • - Élisa ma chérie, réveille-toi !

    - Humm ! Je ne me sens pas encore très bien !

    - Comment ça, pas encore très bien ? Tu étais en pleine forme hier !

    - Non…Je…

    Elle s’interrompt soudain. La voix qui l’interpelle n’est pas celle de… qui déjà ? Bob croit-elle se rappeler. Mais Il ne l’aurait pas appelée ma chérie. C’est un…

    - Allez ma puce, debout, tu as de la visite !

    Cette voix…

    Elle ouvre péniblement les yeux. Ses tempes sont enserrées dans un étau de migraine atroce.

    Ma puce…Une seule personne au monde l’affuble...l’affublait …de ce petit nom affectueux.

    -Je t’en prie Élisa, secoue-toi un peu ! Tu te lèves, tu prends une bonne douche et tu descends ! Ce n’est pas poli de faire attendre un visiteur !

    Une… douche ?

    Et cette voix… La tête enfouie dans la tiédeur moelleuse de son oreiller… Un oreiller ? Elle se demande si elle n’est pas en train de rêver. D’ailleurs, elle s’entend encore dire à…Bob : « Là, maintenant, est-ce que je rêve ? » . C’était…hier et… et… elle était malade à mourir.

    - Bon ! Tu te bouges ou il faut que je te sorte moi-même de ton lit ! Mais qu’est ce qui t’arrive ce matin ?

    - Mal au ventre… et à la tête…

    - Si tu n’avais pas mangé autant de mûres aussi !

    Cette voix…

    Elle soulève la tête de son nid de plumes… Se retourne et regarde…

    - Maman ! Hurle-t-elle, faisant sursauter la femme penchée vers elle !

    - Tu es folle de brailler comme ça ! Tu m’as fait une de ces peurs ! Ma parole, on croirait que tu viens de voir un fantôme !

    Un fantôme…Oui…Satanés cauchemars ! Ils lui tourneboulent vraiment le cerveau ! Elle se met à pleurer sans crier gare, incapable de contrôler les sanglots qui la secouent.

    Elle sent le poids de sa mère qui vient de s’asseoir près d’elle au bord du lit. Une main douce, se pose sur sa joue, caresse son front douloureux.

    - Là…là… C’est quoi ce gros chagrin ?

    - Tu…Tu n’étais plus là… Il n’y avait plus…personne… Parvient-elle à bredouiller.

    - Encore un de tes fichus rêves mon trésor !

    - Oui…

    - Heureusement que tu ne reprends pas les cours ! Tu as travaillé tellement dur pour ton Master ! Il était temps que ça se termine et que tu te reposes !

    Tout lui revient petit à petit. Ses études…Son diplôme…L’université…Bordeaux… Chloé…

    - Ça va aller ma puce ? Tu as vraiment l’air dans le coltard !

    - Ça…ça va aller…ma…man…

    - Tu es sûre ?

    - Oui…je …je crois…

    - Bon, je redescends alors ! Il doit se demander ce qui se passe !

    - Il ? Qui… Quoi…

    - Ton visiteur ! Je ne sais ni qui il est, ni ce qu’il te veut mais tu vas certainement pouvoir éclairer ma lanterne hein !

    Pas sûr se dit-elle ! Pour ça il faudrait que ses circuits se remettent à fonctionner normalement. Circuit…Bob… Les bribes confuses d’un songe plus qu’étrange.

    - C’est peut-être pour un travail ! Un peu rapide si tôt après ton diplôme mais ce serait bien tout de même !

    -J’a…J’arrive…

    Tandis que la porte de sa chambre se referme, elle se décide enfin à se redresser puis à poser les pieds sur l’épais tapis de laine qui lui sert de descente de lit. Vacillante, elle se lève pour se rasseoir aussitôt. La tête lui tourne. Elle se sent mal, nauséeuse… Trop de mûres… Trop de mûres… Elle se lève à nouveau, inspire longuement, relâche son souffle lentement…

    « Ça va aller, ça va aller… » Se répète-t-elle, luttant contre l’envie de vomir qui lui soulève l’estomac. D’un pas mal assuré, mais aussi vite que ses jambes flageolantes le lui permettent, elle se dirige vers la petite salle de bain attenante à sa chambre.

    Elle n’a que le temps de se pencher au-dessus du lavabo.

    Vidée, une sueur aigre et froide mouillant son front, elle se glisse enfin sous la douche, encore tremblante et désorientée.

    Pas de Bob sous la main avec ses remèdes miracles ! Il lui faudra se contenter d’un comprimé de paracétamol doublé d’une tisane dont sa mère a le secret pour éviter que ne reviennent les nausées ! Ça lui apprendra à être aussi gourmande !

    C’est rafraîchie, un peu plus en forme qu’au réveil et vêtue d’un jean et d’un tee-shirt propres qui lui paraissent étonnamment confortables, qu’elle s’apprête à descendre enfin à la rencontre de son visiteur impromptu.

    Du haut de l’escalier qui fleure bon la cire d’abeille, elle entend sa mère papoter avec l’inconnu. Elle s’adresse à lui en faisant chanter les mots. Elle a toujours adoré cet accent méridional si joli qui est propre à Sarah. Contrairement à son défunt mari, elle n’est pas native des Eyzies mais de Forcalquier où vivent encore ses parents, papé et mamé Triboulet. Ah ses grands-parents, comme ils lui manquent ! Elle ne les a pas revus depuis leur dernier Noël à Forcalquier. Le souvenir de ces retrouvailles est étrangement flou dans sa mémoire.

    C’est en retenant un ultime haut-le -cœur qu’elle arrive dans le petit salon.

    Assise dans l’un des deux fauteuils cosy qui le meublent en partie, sa mère fait courtoisement la conversation à l’inconnu de haute stature qui lui fait face dans l’autre. Posé entre eux sur la table basse en chêne brut, un plateau en bois d’olivier, bien garni. Café noir et petit pot de crème pour l’homme. Thé au jasmin pour Sarah. Le tout accompagné des délicieux sablés aux noisettes dont elle a le secret.

    -Ah ! Ma chérie, te voilà enfin ! Viens donc que je te présente…

    Elle n’a pu terminer sa phrase. L’homme est déjà debout. Elle se perd dans les prunelles mordorées qui la détaillent sans vergogne…

    -Bonjour mademoiselle Barjac.

    Il lui tend une grande main soignée qu’elle serre distraitement, impressionnée par l’homme qui la domine d’au moins deux têtes. Elle se sent ridiculement petite à côté de lui.

    - Bonjour ! .Á qui ai-je l’honneur ? Prononce-t-elle machinalement, incapable de détacher son regard de ce mâle…fascinant, elle doit bien se l’avouer.

    Il mesure au moins un mètre quatre -vingt -cinq. Des épaules larges. Un torse musclé sous la chemise bleu-lavande très chic dont les manches sont négligemment retroussées sur des avant-bras hâlés à souhait. De longues jambes d’athlète moulées dans un jean de prix. Une crinière entre le blond et le fauve, sagement nouée en catogan, pour faire plus sérieux, probablement.

    Et ces yeux, mazette, à faire tomber en pamoison toutes les midinettes à cent lieues à la ronde ! Sont-ils jaunes, sont- ils verts ? Elle ne saurait exactement définir leur couleur mais, posés comme ils le sont sur elle en cet instant précis où elle l’observe, ils la troublent infiniment.

    - Jonathan Sauveur. Consent-il enfin à répondre, manifestement aussi ému qu’elle par ce qu’il voit.

    Sarah n’en perd pas une miette. Elle la connaît si parfaitement qu’elle pourrait presque entendre les rouages qui viennent de se mettre en branle dans son crâne.

    Il faut dire que l’air crépite entre elle et ce Jonathan qu’elle rencontre pour la première fois mais qu’elle a pourtant l’étrange sensation de connaître depuis toujours.

    - Et quel est le motif de votre visite monsieur Sauveur ?

    Elle se fait volontairement froide pour chasser les papillons qui viennent d’envahir son ventre rien qu’à le regarder !

    - Bon, je vous laisse discuter tous les deux ! Minaude sa mère. Je vais te préparer un café très fort, sans sucre, comme tu aimes ma chérie et je te ramène aussi un morceau de brioche ! Il faut que tu te requinques, tu as une mine de déterrée !

    « Merci maman, pense-t-elle, tu me gâtes ! Si c’est comme ça qu’il me voit, ce monsieur venu de nulle part, je ne comprends pas pourquoi il a l’air d’un crapaud mort d’amour devant moi ! »

    - C’est vrai que vous êtes très pâle ! Vous êtes malade ? Si c’est le cas, je m’en voudrais de vous déranger. Je peux revenir demain si vous voulez.

    - Non, non ! Rien de grave ! Juste une indigestion de mûres ! Répond-elle machinalement !

    Et au moment-même où elle prononce ces mots, elle se revoit, gisant sur un grabat de fortune, le ventre tordu de spasmes douloureux, un…robot à son chevet ! Elle est sûrement malade en effet, mais c’est de la tête ! Ça ne tourne plus du tout rond là-dedans !

    - Vous êtes sûre ?

    - Tout à fait ! Dites-moi donc l’objet de votre visite monsieur…Sauveur.

    - Bien ! Mais tout d’abord, vous rappelez-vous avoir rempli un questionnaire au début de votre cursus

    - Euh… Non ! Je ne vois pas

    - Vous ne vous souvenez pas de moi non plus du coup !

    - Je…Je devrais ?

    Une impression fugace de  « déjà vu» la traverse… L’université… Le grand amphi… Une conférence sur…Elle ne sait plus quoi… Et un conférencier hors du commun…

    - Attendrez…Ça me revient. Enfin…Je crois. C‘était ma première année oui !

    - Et…

    - On nous a proposé une conférence sur… Les conditions de vie communautaire en isolement total. Oui, c’est ça. Le sujet me semblait intéressant même s’il ne correspondait pas vraiment avec mon cursus anthropo paléo.

    - C’est ça ! Confirme l’inconnu

    - Et…vous étiez le conférencier !

    - Exact !

    Comment avait-elle pu oublier cet homme jeune, fascinant, tellement différent de la plupart des profs qu’elle découvrait en ce début d’année universitaire à Bordeaux ? Un seul regard sur ce beau mâle avait suffi à accélérer considérablement son rythme cardiaque ! Pas que le sien d’ailleurs ! Plus d’une étudiante avait succombé à son charme dévastateur !

    -Vous avez fait pas mal de victimes ce jour-là ! S’entend-elle prononcer avant d’avoir eu le temps de se retenir.

    Son regard scrutateur posé sur elle, semble lire en elle comme dans un livre ouvert. Elle l’entendrait presque penser lui aussi !

    « Et vous Élisa ? Avez-vous succombé ? »

    Le rouge lui monte au front d’avoir osé formuler tout haut une telle ineptie !

    -Pardonnez-moi… Je… Je ne voulais pas dire ça.

    Un demi-sourire un rien moqueur, étire les lèvres magnifiques de son visiteur. Des lèvres qu’elle a soudain une envie folle de sentir sur les siennes, comme si c’était leur place.

    «Depuis toujours et pour toujours» Ne peut-elle s’empêcher de penser. Que lui arrive-t-il ?

    Elle n’a pas le temps de réagir qu’il la prend par la main, ouvre la porte à la volée et l’entraîne dehors avec détermination.

    Ses prunelles mordorées se sont assombries. L’orage y gronde, violent.

    Á peine sont-ils hors de portée du regard de sa mère que le claquement de la porte à alertée, qu’elle se sent enfermée entre les bras possessifs de Jonathan, ses lèvres chaudes écrasant les siennes comme saisies d’une faim dévorante.

    Sa langue a tôt fait d’en forcer le barrage. Enfiévrée d’un désir aussi soudain qu’incongru, elle se love plus encore contre lui et répond avec ardeur à son baiser sauvage….

    Il la relâche aussi vite qu’il l’a saisie. Contre sa bouche meurtrie, elle l’entend murmurer de cette voix rauque qu’elle se rappelle à présent totalement :

    - Depuis toujours et pour toujours !

    - Vous…vous lisez en moi ? Bredouille-t-elle sans réaliser qu’en posant cette question, elle lui livre effectivement le fond de sa pensée subreptice.

    - Croyez-vous ?

    Puis il ajoute comme à regret :

    - Pardonnez-moi ! Il fallait que je le fasse !

    - Que vous fassiez quoi ? Demande-t-elle encore étourdie par ce qu’elle vient de vivre.

    -T’embrasser. J’en meurs d’envie depuis plus de 5 ans !

    - Co…Comment ?

    - Il y a eu deux victimes ce jour-là Élisa. L’as-tu donc oublié ?

    Son regard intense l’emprisonne. Il est encore si proche d’elle qu’elle sent son souffle caresser son visage, tandis qu’il se penche, attendant sa réponse.

    Elle ferme les yeux pour mieux faire appel à ses souvenirs.

    Elle se revoit, juste après la conférence...

     

    …Seul un groupe d’intéressés dont elle fait partie, s’est rassemblé autour de lui. Jonathan Sauveur, ainsi qu’il s’est présenté avant de commencer. Il leur a fait signer une feuille de présence. Elle a paraphé, les yeux fixés sur lui, dans un état second…

    Il parle… Elle est captivée par sa voix, bien plus que par ce qu’il dit.

    Il s’exprime pour tous mais ne semble regarder qu’elle… Il se passe quelque chose entre eux…Elle le ressent jusqu’au fond de son ventre où s’agitent des milliers de papillons…

    Elle s’efforce cependant d’écouter ce qu’il dit, parce qu’en dehors de sa formidable aura masculine, le sujet de sa conférence l’a fortement interpellée… Soudain, les mots : projet, État, expérience et volontariat, la tirent de sa béate contemplation du superbe orateur.

    - Excusez-moi, mais pourriez-vous répéter s’il vous plaît ? Je ne faisais pas attention… Demande-t-elle timidement, le rose au front

    - J’avais remarqué, mademoiselle.

    Répond l’Apollon, un demi-sourire aux lèvres… Des lèvres bien dessinées qu’elle a soudain une folle envie d’embrasser ! Qu’est-ce qui lui prend ?

    Le temps semble suspendu… Pourtant il poursuit aussitôt.

    - Que voulez-vous savoir mademoiselle ?

    - Élisa Barjac. Vous évoquiez un projet, une expérience qui sera mise en place dans 5 ou 6 ans je crois…

    - C’est exact ! Mais en réalité, la conceptualisation de ce projet d’envergure, date déjà d’une dizaine d’années quant à la super structure, aux trois- quarts souterraine, qui abritera l’expérience elle est en cours de construction depuis bientôt 4 ans. Si rien ne vient freiner, elle sera totalement achevée et fonctionnelle quand l’expérience démarrera.

    - Pouvez-vous nous dire qui a imaginé un tel projet ? Et pourquoi personne n’en a jamais entendu parler ?

    -Beaucoup de grandes réalisations demandent un minimum de discrétion mademoiselle. Il est prouvé depuis longtemps que tout ce qui s’ébruite trop tôt, suscite immédiatement des tas de mouvements protestataires. Or, l’expérience qui sera menée est tellement inhabituelle qu’elle ne manquerait pas d’opposants si nous l’exposions au grand jour !

    C’est pourquoi, comme vous devriez le savoir, dans la mesure où vous l’avez accepté en signant tout à l’heure la première règle est d’ores et déjà le secret absolu sous peine de sévères sanctions, pour toutes celles et ceux qui sont encore ici, qu’ils adhèrent ou pas par la suite. N’avez-vous pas lu avant de le faire, mademoiselle Barjac ?

    Confuse, elle entend les rires sous cape des autres participants. Lui continue à la regarder avec une insistance presque déplacée dans le contexte. Aucune interrogation dans ce regard qui la sonde.

    Il sait ! Il sait sans avoir besoin d’une signature, qu’elle le suivra aux tréfonds de l’Enfer s’il le lui demande.  Alors pourquoi se moque-t-il d’elle ?

    - Excusez-moi… Marmonne-t-elle pétrifiée de honte !

    - Ce n’est rien ! Vous aurez tout le temps de lire, de relire et de mesurer la confiance infinie que nous mettons en chacun de vous ! Venons-en aux concepteurs de « L’Arche », dont je fais partie ! Je suis l‘un des tout premiers. Nous n’étions que 4 au départ. C’était il y a exactement 12 ans !

    Comment est-ce possible ? Il a l’air tellement jeune !

    - Notre toute petite organisation était privée. Nous l’avions baptisée « l’Arche », du nom même de la structure que nous avions imaginée ensemble et dont celui d’entre nous qui est architecte, avait dessiné des plans détaillés.

    Il nous a fallu deux ans pour peaufiner ce projet qui d’un peu fou, est devenu très réel et solide entre les pages de l’énorme dossier que nous avons monté pour le rendre crédible. Puis nous l’avons présenté à une organisation para gouvernementale dont nous avons appris l’existence par l’intermédiaire d’une connaissance commune haut placée qui venait tout juste d’intégrer notre équipe. Cet homme, un scientifique de renom dont je tairai l’identité, nous a rapidement fait savoir que l’organisation en question, placée sous le sceau du secret d’État, venait tout juste de mettre à l’étude un projet assez similaire au nôtre. Il a organisé la rencontre. Nous avons été écoutés et pris très au sérieux ! Non seulement ces hautes personnalités nous ont suivis, mais en plus, c’est notre concept qui a été retenu dans sa globalité, ainsi que le nom de notre association qui s’est très vite enrichie de nouvelles têtes pensantes.

    Toutes et tous, nous sommes des spécialistes dans nos domaines respectifs. Nous avons uni nos compétences dans le seul but de mettre sur pieds ce projet pharaonique : physiciens, chimistes médecins, chercheurs, sociologues, informaticiens, as de la robotique anthropologues, ingénieurs de toutes les disciplines…

    - Et votre domaine, c’est lequel ?

    - Je suis astronome. Mais c’est la psycho-sociologie mademoiselle Barjac, une autre de mes spécialités, qui m’a conduit au recrutement des volontaires pour l’expérience qui sera menée dans 6 ans. Dans le dossier que je vais vous distribuer, vous trouverez quelques explications supplémentaires sur la marche à suivre, ainsi qu’un questionnaire assez long et ardu, j’en conviens, auquel il vous faudra répondre très précisément, honnêtement et complètement. Vous l’enverrez, avec le formulaire actant votre candidature, dûment rempli et signé, dans l’enveloppe pré adressée jointe au dossier. Si vous êtes intéressée bien sûr ! Et vous l’êtes mademoiselle Barjac ! Je me trompe ?

    La conférence n’était pas obligatoire, et elle est restée après, donc, il ne se trompe pas. Pas besoin de confirmer l’intuition du beau conférencier qui la regarde comme un chat prêt à dévorer une souris appétissante…

     

    Elle se souvient parfaitement à présent, de la tension qui montait dangereusement entre eux, et qui les isolait du reste de l’auditoire. Il était le chasseur, elle, la proie plus que consentante. S’ils avaient été seuls, il se serait jeté sur elle et elle se serait laissé faire !

    Lorsqu’il avait eu fini d’expliquer le concept de  « L’Arche », dont elle n’avait pas entendu un traître mot, puis répondu au feu roulant des questions, il avait commencé à distribuer les dossiers de candidature

    Sur la totalité de l’amphi, une cinquantaine d’étudiants de première année, garçons et filles à égalité, était resté à la fin de la conférence. Chacun s’en emparait avidement avant de quitter l’amphi en jacassant à qui mieux mieux.

    Comme par hasard, elle avait été la dernière servie, et ils s’étaient retrouvés seuls, face à face, à se manger des yeux, attirés l’un vers l’autre par une force si puissante, qu’ils n’étaient déjà plus en mesure de la maîtriser !

    « Le coup de foudre, ça existe donc vraiment ! » S’était elle dit, tandis qu’ils se rapprochaient, prêts à céder au maelström qui allait les emporter…

    Quand la voix de baryton du directeur des études, avait tonné dans l’immense amphi déserté.

    Ils s’étaient aussitôt éloignés l’un de l’autre, terriblement frustrés.

    Elle avait pris son dossier. Leurs doigts s’étaient frôlés…Puis elle s’était enfuie toute honte bue d’avoir failli se jeter dans les bras d’un parfait inconnu…

     

    -Tu te souviens… Murmure-t-il tout contre sa bouche

    Et de nouveau, il l’embrasse avec passion.

    Le monde peut bien s’arrêter de tourner et sa mère surgir à l’instant, rien ne pourra l’empêcher de répondre à ce baiser qui la consume.

    -Je me souviens…Soupire-t-elle quand il se décide à rompre leur brûlante étreinte.

    Comment a-t-elle pu oublier ?

    Á peine une semaine plus tard, elle partait avec lui.


    1 commentaire
  • …Elle est crucifiée par une douleur atroce. Allongée sur la terre brûlée, elle se tient le ventre à deux mains. Elle voudrait hurler mais sa gorge est obstruée par la poussière grise et noire qui recouvre le sol aussi loin que se porte son regard. Une poussière mortelle qui s’infiltre partout, pénètre ses poumons… Elle suffoque !

    Cendre et suie… la planète n’est plus que cendre et suie. Et dans ce monde terriblement, désespérément vide, elle est seule. Alors crier ne lui servirait à rien ! Il n’y a plus personne pour lui venir en aide !

    Elle va mourir ! L’insupportable vérité s’impose à elle, brutale, inéluctable et la ravage comme le feu du ciel a ravagé la Terre, y annihilant toute vie. Tout a été soufflé, dévoré, vaporisé ! Hommes, bêtes, villes et villages, prairies et forêts…. Il n’y a plus rien, rien !

    Il ne reste qu’elle, les tripes déchirées, perdue dans l’immensité fuligineuse. Il ne reste qu’elle et elle va mourir, elle aussi. La dernière étincelle de l’Humanité va s’éteindre avec elle.

    Cendre et suie…. La planète n’est plus que cendre et suie que le vent soulève et fait tournoyer au-dessus d’elle. Elle ne peut même pas fermer les yeux pour s’en protéger, elle n’a plus de paupières. Elle pleure des larmes de sang mêlées de poussière charbonneuse.

    Cendre et suie, tel sera son linceul. Mais avant que la mort ne survienne, il lui faut encore souffrir, souffrir, souffrir…

     

     

    Vingt-deuxième jour

    - Réveille-toi Élisa ! Commande la voix de Bob tandis que consumée par une forte fièvre, elle se débat sur sa couchette.

    - Il n’y a plus rien. Les flammes ont tout dévasté… Marmonne-t-elle, encore sous l’emprise de son cauchemar.

    - Ce n’est qu’un mauvais rêve, réveille-toi.

    - J’ai mal, j’ai tellement mal !

    - Ne parle-pas, tu es malade.

    - Ma…malade ? Articule-telle péniblement.

    Le peu de parole qu’elle réussit à émettre lui arrache la gorge et son ventre lui fait terriblement mal, comme si des mains brûlantes lui tordaient les boyaux dans tous les sens.

    - Oui, très malade. Ta température est anormalement élevée. Ta gorge semble très enflée et tu as mal au ventre n’est-ce pas ?

    - Oui.

    Elle réalise que sa gorge extrêmement douloureuse ne lui permet que de faibles coassements. Une odeur fétide lui envahit les narines et un goût immonde, acide, dans sa bouche lui soulève le cœur.

    - Sent…mauvais.

    - Tu as vomi. Beaucoup !

    - Que…Que…M’arrive-t-il ?

    - Empoisonnement alimentaire, je pense. Qu’as-tu mangé hier soir ?

    - Poisson…mûres...

    -  Autre chose ?

    - Baies…rouges…

    - Quelles baies ?

    - Je…Ne sais pas.

    Il s’éloigne quelques secondes puis revient avec une petite poignée des baies incriminées.

    - C’est cela que tu as ingéré ?

    - Oui…délicieux !

    - Mais très toxique !

    - Je…je vais .mourir ?

    - Non ! Cependant, tu dois évacuer tout le poison de ton organisme !

    Elle ne sait que trop bien ce que cela signifie : lavage d’estomac ! Douloureux au possible. Elle se rappelle en avoir subi un quand elle était gamine, il y a tellement longtemps. Pourtant, le souvenir est horriblement frais dans sa mémoire.

    Bob la scrute comme s’il lisait dans son regard, le cheminement de sa pensée.

    - Rassure-toi. J’ai ce qu’il faut. Nul besoin de recourir à la méthode archaïque à laquelle tu penses. Les comprimés que je vais te donner feront le même effet. Ce sera douloureux, certes, mais beaucoup moins qu’un lavage gastrique !

    - Dou…douloureux ? Comment ?

    - Je vais te faire boire. Beaucoup ! De l’eau tiède additionnée de sel et d’une poudre émétique. L’action conjuguée de ce traitement et du cachet qui a remplacé le charbon actif de nos ancêtres, va éliminer la substance toxique qui te rend malade et te nettoyer totalement l’estomac !

    - C’est drôle, a-t-elle la force de murmurer, tu me fais penser à Martha.

    - Qui est Martha ?

    - Je…je ne sais plus…

    - Ne t’inquiète pas. Bientôt, tout te reviendra. Tu es prête ?

    - Allons-y !

    - Demain, tu iras déjà beaucoup mieux. Et dans un ou deux jours, en fonction de ton état, nous repartirons.

    - Bob…Là, maintenant… est-ce que… je…je...rêve ?

    Il n’a pas répondu.

    Dehors, Weena hennit doucement

    Un nouveau spasme lui tord le ventre. Elle se penche pour ne pas salir la couverture propre que Bob a étendue sur son corps nu.

    Le poison est toujours en elle mais pour l’instant, elle n’a plus rien à vomir. Pas même de la bile.

    Pour l’instant !

     

    Elle a vomi, vomi, vomi…

    Tout son corps lui fait mal ! C’est comme si on l’avait rouée de coups pendant des heures. Son ventre mais aussi et surtout ses côtes.

    Tout le temps qu’a duré le traitement, Bob a été là, à la soutenir tandis qu’elle se vidait, entre diarrhées violentes et vomissements douloureux. Il l’a lavée, changée, lui a fait boire et reboire la tiédasse et amère mixture émétique. Chaque fois qu’elle a repoussé de la main le dégoutant breuvage, il l’a forcée à l’avaler, sans jamais se départir de son flegme de « Rhobomme » patenté, bien sûr !

    Rien de véritablement empathique dans son comportement ! Comme tous ses congénères, il se contente d’obéir scrupuleusement aux lois de la robotique édictées il y a des siècles par un certain Isaac Asimov, écrivain de science-fiction réputé, dont elle a lu bon nombres d’ouvrages dans son adolescence !

    Oui, Bob agit en brave robot qu’il est ! Pourtant, Au cours de cette si longue journée, elle s’est surpris plus d’une fois à le comparer au beau kiné de l’un de ses nombreux rêves d’avant.

    Avant … Avant quoi ?

    Et comment s’appelait-il ce mâle superbe dont elle était tombée amoureuse ?

    C’est avec une terreur grandissante qu’elle voit disparaître un tas de souvenirs, tandis que d’autres réapparaissent, lointains, si lointains mais en même temps, tellement vivaces !

    Sa vie de jeune fille, sa mère, son frère, Chloé, ses études à Bordeaux, ses copains et copines de l’université, ses jobs d’été…Tout son monde d’avant, elle s’en souvient comme si c’était hier.

    Avant…Avant quoi ?

    En revanche, pourquoi elle est Ici, d’où elle est partie et les raisons pour lesquelles elle a entrepris ce périple vers elle ne sait plus quelle destination, tout cela lui échappe, se fond peu à peu dans un nuage de brume opaque !

    Elle a même oublié pourquoi Bob est à ses côtés !

    Depuis combien de temps chemine-t-il avec elle ?

    Elle a la sensation qu’il a toujours été là, fidèle et dévoué. Son seul ami !

    Impossible lui hurle sa conscience ! Bob n’est qu’un robot ! Il n’est pas là de son propre chef ! « On » te l’a envoyé !

    Qui l’a envoyé ?  Et pourquoi ?

    Tout tourne dans sa tête… Tout s’embrouille…

    - Avale ! Ordonne une voix lénifiante tout près d’elle.

    Elle sent qu’on lui glisse un comprimé dans la bouche. Puis qu’on l’oblige à boire une gorgée d’eau pour le faire passer.

    Le bras qui la soutient est solide et rassurant. La voix est douce, un peu rauque…

    -Avale, ça va t’aider à t’endormir. Quand tu te réveilleras, tu iras bien, promis !

    Oh, cette voix ! Elle lui rappelle quelqu’un ! Un homme de son passé lointain. Un homme de son présent aussi. Un homme qui a disparu. Ou qu’elle a oublié.

    Cette voix, chaude, impérieuse, n‘a rien du timbre métallique et impersonnel de Bob. Son bras est chaud…Son souffle près de son oreille…tellement humain…

    Le brouillard cotonneux du sommeil est déjà en train de l’envelopper…

    Il faut qu’elle sache…

    Elle ouvre les yeux…

    Assis à côté d’elle sur la couchette, il est là !

    Jonathan !

    Et le brouillard l’engloutit.


    1 commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique