• Il était 16 h 25 quand elle prononça, comme pour elle-même et à voix presque inaudible :

    « La coupe est peine, il faut la boire… »

    Mais tout l'auditoire impressionné et silencieux l'entendit clairement. Ce silence quasi religieux fut soudain brisé par une salve d'applaudissements jaillis des rangs de ses amis auxquels se joignirent quelques journalistes plus téméraires que les autres.

    - Libérez-la ! Cria Hubert déchaîné.

    Et d'autres voix scandèrent avec lui :

    - Libérez-la ! Libérez-la !

    - Elle a dit la vérité ! Libérez- la ! Lancèrent Alexeï et Jézabel survoltés.

    Un journaliste indigné, rouge de colère, posa son portable sur le banc pour se jeter toutes griffes dehors sur son voisin qui réclamait à cor et à cris la libération de cette innocente jeune femme. Lui, ne voyait en elle qu'une de ces monstrueuses créatures dont la duplicité était impardonnable. C'est ce qu'il vociférait au bord de l'apoplexie en martelant son adversaire de coups de poings.

    Dans la salle, le ton montait entre tenants et opposants de Mary-Anne Conroy-Defrance. On frisait la mutinerie. Les gops trépignaient sur place, prêts à en découdre avec tous ces fauteurs de trouble.

    Le Président lui-même s'était retenu de hurler avec les défenseurs de l'accusée. Seuls les membres du Jury n'avaient pas besoin de prendre parti se disait-il. Eux pouvaient se permettre de demeurer impavides en regardant le spectacle. Il y a bien longtemps que leur opinion était faite. Le visage hostile qu'ils avaient montré tout au long de ce procès avait suffisamment parlé pour eux. Contenant à grand peine sa frustration, il abattit son marteau :

    - Silence ! Silence ! Ceci est un tribunal, pas un ring ni une salle de spectacle. Le Jury va se retirer pour délibérer. L'audience reprendra pour la lecture du verdict. Que l'on emmène l'accusée !

    Il était 16 h 30. La salle se vida calmement sous les regards menaçants des forces de l'ordre. Les jurés quittèrent leurs bancs, souverains, sûrs d'eux. Il ne leur fallut pas une heure pour régler le sort de Mary-Anne. Forts de leur intime conviction, un à un les douze la déclarèrent coupable pour chacun des chefs d'accusation énoncés. Ils ne lui accordèrent aucune circonstance atténuante, même pas pour les plus bénins d’entre eux.

    Qui se souvenait encore que par le passé, l'anormalité en était une ? À l'issue de ce procès, on se souviendrait au contraire que cette tare précisément, constituait entre toutes, la plus aggravante des circonstances.

    L'accusée se leva pour entendre la sentence. Elle fut sans surprise : lobotomie, internement à vie dans une de ces forteresses loin de tout, aujourd’hui classifiées sous le terme générique de QHI. À la différence près, c’est que les autres pensionnaires de ces pénitenciers très spéciaux réservés aux fortes têtes purgeant une peine « légère » » en camp de travail, n’y étaient provisoirement transférés que le temps de se guérir de leurs accès de violence ou de rébellion. Après quoi ils réintégraient leur camp ou ils étaient libérés s’ils avaient fini leur temps. Pour Mary, traître et mutante, ces mesures particulièrement draconiennes étaient destinées à l'empêcher définitivement de nuire. Ainsi était justifié l'acte de barbarie qu'elle allait subir.

    Le Président savait les ravages causés au cerveau par la lobotomie, en particulier chez les mutants, ainsi que l’avait souligné Mary-Anne dans son plaidoyer et il dut se retenir pour ne pas hurler de rage en prononçant ce terrible jugement. Quel gâchis ! Dieu ! À qui cette belle et innocente jeune femme pourrait-elle nuire enfermée qu'elle serait pour le reste de son existence dans un trou à rats ? Aux rats sans doute !

    Le verdict était sans appel et la sentence exécutoire dès le lendemain ! Il n'y avait plus rien à faire pour Mary-Anne Conroy-Defrance. Rien qui soit en son pouvoir. Pour des raisons évidentes de sécurité, nul ne savait encore où elle allait être internée. Pas même lui ! Parce qu'elle allait devenir une prisonnière hors du commun, les dispositions étaient elles aussi hors du commun. Jusqu’au lieu où elle devait être « opérée » avant son transfert en forteresse qui était tenu secret !

    Dans le public partagé entre l'incompréhension et la joie, il repéra aisément les proches de l'accusée, prostrés et en larmes. Il irait leur parler. Plus tard. Il leur dirait l'étrange expérience télépathique qu'il avait partagée avec leur amie.

    Puis il la regarda, elle, et elle lui rendit son regard. Ce fut tout ! Comme la flamme d'une bougie que l'on recouvre, la lumière s'éteignit dans ses grands yeux émeraude.

    Oui ! C'était fini pour elle. Elle avait beau se dire que tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir, les lourdes portes de l'oubli allaient se refermer sur elle. Adieu le bonheur avec Hawk, adieu l'amour !

    Si son enfant naissait, jamais il ne verrait la lumière du soleil. S’il naissait ! La Roue valait-elle ce sacrifice ? Des milliers de vie valaient-elles celle de son enfant ?

    Elle avait envie de crier : « Aide moi Hawk mon amour, ne permets pas qu'on m'enterre vivante avec mon bébé ! » Mais elle ne le fit pas car lui, au moins valait tous les sacrifices. Pour lui elle devait garder l'espoir. Pour lui et pour que cet enfant qu'il lui avait fait, connaisse un jour son père, elle vivrait, elle voulait en avoir la certitude ! Mais pour vivre, il lui faudrait d'abord survivre et pour cela, elle allait devoir trouver en elle, au plus profond de son être, la force de résister à ce qui l'attendait. Alors, elle se ferma au monde extérieur. Puis elle recula et recula encore. Très loin, le plus loin possible, aux confins de son esprit, là ou plus rien ne pourrait l'atteindre, jusqu'à ce qu'elle n'entende plus que le murmure de la vie qui continuait. Elle se mit à l’unisson de la pulsion de son sang dans ses veines, des battements sourds de son cœur, du souffle paisible de sa respiration. Puis elle perçut un autre murmure venant de ses entrailles et, du fond de sa retraite mentale, elle en resta muette de surprise.

    Ceux qui la regardaient tandis que les gardes l'emmenaient, virent la statue jusqu'alors marmoréenne redevenir humaine l'espace de quelques secondes. Des larmes s'écoulaient de ses yeux d'où toute lumière s'était enfuie.

    Des larmes de désespoir sans doute, ou de tardif repentir peut-être, pensèrent les millions de téléspectateurs qui les virent en direct avant que l'envoyé spécial accrédité par la Maison Blanche, ne commente abondamment, dans le sens voulu par ses maîtres, le juste verdict condamnant l'accusée à la réclusion perpétuelle sans aucune possibilité de remise de peine.

    « Un exemple pour tous ses acolytes ! Aucun d'entre eux ne doit pouvoir continuer à croire que l’on peut impunément bafouer la Loi et échapper au bras de la Justice !

    Et surtout, n'oublions jamais qu’en plein prétoire, cette femme a eu l'outrecuidance d'assimiler ses juges à des bourreaux et chacun d'entre les honnêtes citoyens du Monde, à un dictateur en puissance ! Puis elle a pleuré, enfin ! Mais qui a été dupe de ses larmes ? Ce procès fera date et nul doute que d'autres suivront. Car où qu'ils se terrent, les mutants ne seront jamais à l'abri. Comme elle le fit autrefois des Maîtres de l'Apocalypse, la Justice les trouvera et les punira ! » Avait-il conclu.

    En route pour l'immense parc des expositions de Munich où devait se tenir le troisième Rassemblement de la Roue, Hawk lui aussi laissaient sans honte couler ses larmes. Sa vue se brouillait en regardant avidement le mini télécran fixé au siège en face de lui. Le casque audio sur les oreilles l'isolant du reste des voyageurs, dans l'Euro TGV qui roulait vers l'Allemagne, comme la plupart des passagers et parmi d'autres millions de téléspectateurs, il assistait en direct à la fin du procès de sa femme. Il avait entendu le sévère réquisitoire de l'Avocat général puis le magnifique mais inutile plaidoyer de Mary. Comme chacun, il avait entendu le verdict et même s'il le connaissait bien avant qu'il ne tombe, contre toute attente il avait espéré la clémence des jurés. Elle avait été si vraie, si juste ! Pourquoi le miracle n'aurait-il pu avoir lieu ?

    Hélas, aucun miracle ne s'était produit et lui se sentait lâche de n'avoir pu, comme Antonio, risquer sa vie pour secourir sa femme. Il serait mort à présent et la douleur qui lui écrasait le cœur, à jamais abolie. Mais alors, le sacrifice de Mary aurait été vain ! Maudite soit la Roue et maudite sa Mission. Son ventre se nouait de la voir si pâle et lointaine, comme indifférente à tout malgré ses larmes, entre ses gardes qui s'en foutaient royalement. Oui, les larmes sillonnaient ses joues décolorées mais ses yeux étaient vides. Il la trouvait presque maigre et maudissait ceux qui lui avaient fait subir cela.

    Il se maudissait lui de n'avoir pas pressenti ce qui allait arriver. Il maudissait sa condition qui, entre tous les dons, qu'il possédait, ne lui avait pas donné, pas plus qu’aux autres Mus, celui de la prémonition lorsqu’il s’agissait d’un proche. Mais n’en avait-il pas toujours été ainsi des « voyants » qui ne voyaient jamais rien de ce qui les concernait de très près. Dieu ! Pourquoi ne s'ouvrait-elle pas à lui ? Elle était déjà recluse et il avait beau essayer de l'atteindre en frappant désespérément à la porte blindée de son esprit, elle ne lui répondait pas et lui, le tout puissant Rassembleur des Mutants, fort de tous ses pouvoirs, ne parvenait pas à percer ce blindage.

    Demain, on allait l'amputer de son humanité. Elle serait alors perdue pour lui ! Pour toujours peut-être s'il n'arrivait pas à la retrouver et à la guérir à temps.

     


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  • Il était 16 h 15 en ce 5 octobre de l’année 2058, dernier jour d'un procès sans équivalent dans les annales de la Justice du XXIème siècle, quand Mary-Anne Conroy-Defrance entama son plaidoyer :

    « En préambule, je tiens à dire que pour les accusations d'excès de vitesse, de dépassement des kilomètres annuels autorisés et de conduite d'un véhicule après suppression du permis, je plaide coupable quoique avec des circonstances atténuantes. Je n'étais hélas déjà plus moi-même lors des faits. En ce qui concerne le vol de véhicule, je plaide non-coupable. La voiture m'avait été prêtée par un ami qui ignorait que je n'avais plus le droit de conduire. Ce fait peut être vérifié !

    Pour l’accusation de complot et de tentative d’assassinat contre nos gouvernants, de la même façon que vous n’avez pu prouver que je suis coupable, je ne peux prouver que je ne le suis pas.

    Je peux seulement assurer que la simple idée de donner la mort à qui que ce soit ne m’a jamais effleurée. Pas même une seconde ! J’ai choisi ma profession parce que sa finalité est depuis toujours, la protection de la vie.

    J’ajouterai que ce mouvement auquel je suis fière aujourd’hui d’appartenir, ne s’est jamais servi de l’immense pouvoir qui est le sien pour tuer.

    Faites le compte des victimes. Elles sont de leur côté, pas du vôtre ! La seule exception à cette règle qui s’est malheureusement déroulée dans ce Tribunal, n’a été due qu’à l’excès de désespoir d’un homme qui voulait m’éviter ce qu’il a lui-même subi, la lobotomie très spéciale qu’on applique aux mutants comme vous les appelez !

    C’est lui que j’ai guéri à Marne-la-Vallée.

    Pour ce qui est des autres chefs d'accusation, liés à celui de ma délictuelle anormalité, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les jurés, vous tous ici présents et qui, pour la plupart, m’avez déjà jugée coupable, je ne me défendrai pas car pour la société dans laquelle je fus élevée, je le suis, effectivement. Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa ! » Clama-t-elle en se frappant la poitrine.

    Un murmure de saisissement parcourut la salle. Une fois de plus, l’incessant bourdonnement des téléscripteurs se tut puis reprit de plus belle. Ses amis étaient douloureusement suspendus à ses lèvres. Leurs yeux la suppliaient. Ils ne pouvaient croire à ce qu'elle venait de dire.

    « Défends-toi ! Défends-toi nom de Dieu ! » Lui lança Hubert télépathiquement, imité tout aussitôt par Jézabel et Alexeï. Surprise elle, sanglotait. Elle se concentra, plus durement atteinte qu’il n’y paraissait, par cette décharge émotionnelle. Un quart de seconde déstabilisée, elle reprit :

    - Puis-je renier cette belle, cette idéale société qui m’a élevée, choyée, nourrie comme l’a si bien dit Monsieur l’Avocat général ?

    Puis-je renier les axiomes dont, comme vous tous, je fus gavée depuis tant d'années ? Ce qui es normal est bon, ce qui est anormal est mauvais et doit donc être pourchassé, dénoncé et puni ! C’est bien cela n’est-ce pas ?

    N'ai-je pas vécu heureuse en admettant sans jamais me poser de questions, ces principes fondamentaux de notre Monde pacifié ?

    N'ai-je pas souffert mille morts en découvrant en fin de compte que je ne répondais pas à ses sacro-saints critères de normalité ? Et pourtant, depuis bien longtemps maintenant notre Société tellement belle, tellement idéale, ne demande plus à un noir de se défendre de n'être pas blanc, à un nain d'être trop petit ou à un géant d'être trop grand par rapport à la norme. Nous sommes à juste titre, fiers d'avoir vaincu le racisme sous toutes ses formes. Nous nous targuons de tolérance, d'égalitarisme et de fraternité.

    La Grande Crise a été une rude leçon que l'Humanité n’a apprise qu’au prix de millions et de millions de morts. Une leçon qu'elle a tirée à grand peine de ses propres erreurs. Je suis née à la fin de cette crise et plus tard, j'ai vu mes parents voter avec joie le Référendum mondial qui instaura le premier Gouvernement des Sages. Oui ! Aujourd'hui, noirs, blancs, jaunes, rouges, occidentaux et orientaux, tous sont égaux ! Il n'y a plus de pays riches dominant des pays sous-développés. Fini le tiers-monde, le quart monde, les ghettos. Nous sommes tous frères, tous libres ! Tous, sauf ceux que nous appelons les « anormaux » !

    Pourquoi ? Pourquoi le seul canard boiteux de la couvée serait-il coupable de cette disgrâce ? Ou le seul mouton noir de la bergerie ? Oh je sais ! Comme l’a parfaitement exposé mon éminent confrère de l’accusation aujourd'hui, nous pourrions redresser la patte du canard boiteux que nous ne pourrions blanchir le mouton noir. Et c'est bien cela que je suis, un mouton noir.

    C'est cela que sont les mutants, ces abominables anormaux que nous craignons et pourchassons. Des moutons noirs qui font tache dans ce troupeau de jolis moutons de bon aloi, blancs, purs et sains auquel j'ai légitimement cru appartenir pendant trente ans !

    Ainsi revenons-nous à un passé de triste mémoire.

    Rappelez-vous ! Il fut un temps très sombre où le seul fait d'être juif ou tzigane était un crime impardonnable, puni de la plus inhumaine des façons. Au nom de la pureté de la race aryenne, des millions d'hommes, de femmes, d'enfants, furent déportés dans des camps d'extermination, entassés dans des wagons plombés tels des chevaux qu'on mène à l'abattoir. Les plus faibles périrent dans les chambres à gaz et furent brûlés dans les fours crématoires dès leur arrivée. Les autres furent livrés au sadisme de leurs tortionnaires. Ils travaillèrent jusqu'à épuisement dans d'effroyables conditions, sous nourris, battus, torturés, utilisés comme cobayes au cours d'horribles expériences menées au nom de la médecine.

    Ils mourraient de faim, dévorés par la vermine, entassés dans d'immondes baraques. Même dans la mort, leurs bourreaux leur déniaient tout droit à la dignité. Leurs cadavres étaient incinérés comme on le fait des immondices. Quand les fours ne pouvaient plus répondre à la demande, les pauvres restes nus et dépouillés de ce qui pouvait encore servir, étaient jetés pêle-mêle dans d'immenses fosses communes que l'on recouvrait de chaux-vive. Rappelez-vous les charniers qui furent exhumés à la libération de ces camps ! Rappelez-vous l'horreur que suscitèrent ces images insoutenables dont pourtant certains osèrent nier la véracité en dépit de l'évidence. « Trucage ! » crièrent-il.

    Ces odieux évènements ne sont hélas qu’un pan de notre histoire, tristement émaillée depuis toujours par les cruautés qui traduisent notre rejet de la différence !

    Rappelez-vous les multiples guerres ethniques qui endeuillèrent la fin du XXème siècle, soulevant la belle indignation des dirigeants de la planète. Au vu et au su de l'ONU, on pratiquait le génocide sous le nom édulcoré de nettoyage ethnique. Certaines de ces actions de nettoyage étaient même commanditées par des nations prétendument civilisées. C'était alors au nom de l'argent ou de je ne sais quelle stratégie géopolitique.

    Allons plus loin encore. Qui se souvient du génocide des amérindiens ? Au nom d’un Dieu qui n’était pas le leur, d'un roi lointain et inconnu auquel on voulait apporter en cadeau la richesse de nouvelles terres, les conquistadors leur prirent tout, les soumirent ou les tuèrent. Ainsi disparurent les incas, les mayas, les aztèques… Ainsi parqua-t-on dans des réserves les apaches, les navajos, les comanches… toutes les nations indiennes après les avoir dépossédées de leurs terres

    Les peuples dits civilisés se sont de tout temps arrogés le droit de coloniser, évangéliser, instruire, déposséder de leur identité, ceux qu’ils ne jugeaient pas à la hauteur de leur vision de la civilisation. Ils considéraient comme un devoir sacré d’agir de la sorte !

    Ils l’ont fait sans jamais se poser la question de savoir s’ils avaient raison. Sans se demander si ces « sauvages » qu’ils voulaient à tout prix soumettre à leurs lois, à leurs croyances, à leur culture, à leur mode de vie, n’avaient pas le droit tout comme eux, de continuer à vivre librement dans le respect de leurs propres règles, de leur propre culture, en priant leurs propres Dieux !

    Or, qu’ont-ils le plus souvent apporté en échange à ceux qu’ils considéraient comme « d’incultes sauvages » sinon la maladie, la misère, l’alcool, la déchéance et au bout de tout cela, le rejet tout autant pour ceux qui tentaient de s’intégrer sans jamais y parvenir totalement, que pour ceux qui refusaient d’abandonner ce qui faisait leur différence

    Reviendrons-nous à la ségrégation raciale qui régna aux USA et en Afrique du sud ?

    Reviendrons-nous, au racisme, à l'intégrisme exacerbé, et à la guerre sainte qui affectèrent durement la fin du XXème siècle et l'avènement du XXIème au point que des millions d'humains en payèrent le prix de leur vie ?

    Nous pourrions remonter ainsi dans le temps que toujours nous y retrouverions la même intolérance avec les mêmes conséquences !

    Oui, l'intolérance ! Et la peur, sa plus fidèle compagne. Voilà le mal qui ronge notre monde depuis toujours. Or, qu'est-ce que l'intolérance sinon le refus et le rejet de la différence ? Croyez-vous que nous ayons vaincu ce mal ainsi que nous l'avons fait des autres maladies ? Croyez-vous que parce que nous ne montrons plus du doigt un « nègre », un « beur » un nain ou un homosexuel nous soyons devenus les parfaits apôtres de la tolérance ? Vous me rétorquerez qu'aujourd'hui, grâce au progrès de la génétique, il n’y a plus de cas de nanisme, de gigantisme ou autres tares génétiques majeures. Vous me direz qu'être, noir, rouge ou jaune n'est pas une tare. N'en est plus une ! Qu'au nom de la liberté d'aimer qui bon nous semble nous avons légitimé les unions homosexuelles. Tout cela est bel et bon !

    Mais j'ajouterais que si dans notre souci de gommer toute différence nous avons certes fait très fort, nous n'avons malheureusement pas totalement réussi à empêcher la naissance de moutons noirs. Et cela est insupportable puisque nous ne pouvons les blanchir !

    Voyez les mutants ! Eux sont capables de se guérir de tout mal sans l'aide de notre médecine avancée mais pas de celui qui est la cause de leur différence. Cette si condamnable différence à nos yeux qui fait que nous les pourchassons avec tant de hargne ! Seuls moutons noirs de cette planète uniforme, ils nous deviennent intolérables.

    En face d'eux qui ne sont en fait rien d’autre que les juifs de notre temps, ou les indiens, ou les impies, ne sommes-nous pas de nouveaux Hitler, garants de la pureté de la race ? Ou les valeureux cow-boys des westerns d'autrefois en lutte contre d'incultes sauvages ? Ou des colonisateurs sûrs de leur bon droit, de leur bonne foi ? Ou encore les jésuites forcenés d'une nouvelle Inquisition ?

    Regardez ce que nous leur avons fait ! Nous les avons arrêtés, soumis à la question, torturé parfois et enfin, privés de leur humanité par la lobotomie, parqués dans des camps au nom de la « normalité », réduits à l’état de « bons robots » au service de notre idéale société !

    Et je ne parle pas de ceux qui furent tués au tout début de cette honteuse chasse aux « sorciers »

    Accusée aujourd'hui et à juste titre d'être l’une des leurs, j'ai pourtant cautionné le mal qu'on leur fait encore à l’heure où je vous parle, en les traquant comme des animaux nuisibles.

    Oui, je l’ai cautionné puisque je me suis tue ! Je ne me suis pas élevée contre la façon indigne, inique dont ils sont traités. Dont vous allez me traiter !

    Je me dresse maintenant, face à vous tous ! Face à moi-même et à mon trop long aveuglement ! Et je prie le Ciel pour qu'il ne soit pas trop tard ! »

    Dans la salle, certains journalistes s'agitaient. Ils pressentaient où elle voulait en venir. Elle captait leur peur, leur hargne, leur haine…La honte aussi de certains d'entre eux qui, dans le secret de leur cœur, pensaient qu'elle avait raison. Pour un beau scoop, ils étaient prêts à renier tout ce en quoi ils croyaient, à nier une vérité qui pourtant crevait les yeux. Coupable, pas coupable ? Que leur importait après tout le sort de cette femme, qu'il soit injuste ou pas ! Seul comptait le reportage, les bénéfices qu'ils en tireraient et foin de la honte ou des remords ! Quelqu'un se leva.

    - Faites la taire ! Elle n'a pas le droit !

    Le marteau tomba, réclamant le silence au public grondeur.

    - Mademoiselle Conroy-Defrance, je me dois de vous rappeler que c'est vous qui êtes jugée, pas la société ! Intervint le Président à contrecœur.

    Subjugué par son argumentation, il était convaincu, lui, de son innocence et l'aurait relaxée sans l'ombre d'un doute. Mais….

    - Je vous enjoins vivement de choisir une autre ligne de défense ou d'en venir au fait ! Je ne voudrais pas avoir à vous faire taire !

    Hubert se leva à son tour, faisant fi des risques encourus à prendre la défense de son amie. Il fut aussitôt imité par Alexeï puis par Jézabel et enfin par tous ceux qui l'avaient aimée ou simplement appréciée au quotidien et qui, même s’ils ne croyaient pas en son innocence, demeuraient fidèles à l'affection ou à la sympathie qu'ils avaient toujours éprouvées pour elle. Ce fut Hubert qui parla pour eux tous.

    - S’il vous plait, Monsieur le Président, laissez la poursuivre ! C'est son plaidoyer, elle a le droit de le mener comme bon lui semble !

    Quelques voix anonymes s'élevèrent de la cohorte des journalistes :

    - C'est vrai ! Laissez la finir !

    On entendit même quelqu'un lancer admiratif !

    - C'est une sacrée avocate !

    - Bien ! Mais silence ou je fais évacuer la salle ! Terminez mademoiselle !

    - Je vais conclure monsieur. Je ne me leurre pas, je connais le verdict. Il était prononcé bien avant ce jour ! Ce procès fut une indigne mascarade !

    - Mademoiselle Conroy-Defrance, vous allez trop loin !

    Dieu ! Qu'il lui était difficile de jouer ainsi les magistrats omnipotents alors qu'il aurait aimé la défendre et gagner sa liberté. Elle avait tellement raison ! Il allait se lever. Crier la vérité à la face de tous ces hypocrites…

    - Pardonnez ma franchise Monsieur. Je n'ai plus rien à perdre, si tant est que je n’aie jamais eu quelque chose à gagner, je ne sortirai pas libre de ce prétoire vous le savez bien.

    Elle lisait en lui ! Quels autres dons avait-elle encore ?

    « Vous le saurez un jour si vous le voulez vraiment ! » Répondit-elle à sa pensée fugace. Bien ! J’en termine donc !

    Les lois que nos Pairs ont votées, des lois sages édictées par les Sages, auxquelles je me suis toujours référée et soumise jusqu'à ce jour, veulent que je sois coupable puisque l'anormalité est un délit avéré.

    Je le suis donc assurément ! Car ainsi que chacun le sait, nul n'est censé ignorer la Loi. Je tiens néanmoins à rappeler à l'Avocat général que lorsque mes parents se sont mariés, ces lois contre l'anormalité n'existaient pas encore. Ma mère ne peut donc être poursuivie pour ce qui n'était alors pas encore un crime ! Convenez en et laissez la en paix ! Vous avez votre coupable pour l'exemple ainsi que vous le souhaitiez, cela devrait vous suffire !

    Moi-même, pendant trente années, j'ai été innocente puisque j'ignorais tout de la tare honteuse qui faisait de moi une anormale à mon insu ! Je ne savais pas que j'étais un mouton noir. Puis je l'ai su ! J’ai failli mourir de désespoir en faisant cette terrible découverte. Et enfin, j'ai assumé cette différence parce que je ne pouvais pas faire autrement. Je suis née avec. Comme le mouton noir naît noir sans pouvoir rien y changer. Le Diable n'y est pour rien. Les mutants non plus ! Ils ne m'ont pas pervertie, ils n'en ont pas eu besoin. Tout comme moi, ils ne sont pour rien dans le mal qui les atteint. Eux aussi sont nés ainsi sans savoir ni pourquoi ni comment ! Eux aussi ont souffert et souffrent encore de cette différence qui suscite rejet, peur, haine, horreur, dégoût et méfiance chez les « normaux ». Pourtant, hormis cette tare qui les différencie, qui me différencie de vous, ils n'ont jamais rien fait, je n'ai jamais rien fait qui puisse nuire à autrui ou à la société.

    Aurais-je dû laisser mourir mon amie et l’enfant qu’elle porte ? Il était trop tard pour la conduire à l'hôpital, alors j'ai utilisé ce don qui est en moi à mon corps défendant pour les sauver.

    Aurais-je dû refuser de guérir le mutant que la Loi avait réduit à l'état d’animal uniquement parce qu'il était différent de la norme établie ? Aurait-il dû laisser souffrir et mourir les siens dans les camps ?

    Le don de guérir est-il un crime ? Être différent est-il condamnable ? Si c'est le cas, alors oui ! Je suis bel et bien coupable car je refuse de nier ma différence ! Je refuse, car il m'est impossible de l'ignorer.

    Il est regrettable, je veux bien l'admettre, que je n'entre pas dans les critères établis par le Gouvernement Unique qui décrète avec une grande sagesse, qui est normal, qui ne l'est pas. Un gouvernement qui, tout aussi sagement, décide de punir quiconque n'entre pas dans le moule étroit de la normalité. Il est regrettable que je ne fasse pas partie de ce qu'il a décrété devoir être la majorité.

    Mais imaginez, oui, imaginez un court instant qu'il décide que demain, ce soit les mutants qui soient considérés comme normaux selon la Loi ! C’est vous alors, qui deviendriez les anormaux ! En regard de cette loi si sage, c’est vous qui seriez désormais pourchassés, arrêtés et condamnés pour votre différence de la même façon qu'eux le sont actuellement !

    Le plus terrible à mon sens, serait que les mutants que l'on condamne aujourd'hui trouvent cela justifié demain et entrent sans remords dans les rangs des persécuteurs et des bourreaux ! Il est hélas tellement humain d'agir de cette façon !

    Posez-vous la question : vous me croyez différente de vous n'est-ce pas ? Mais ne l'êtes vous pas autant de moi que moi de vous ? Dites-moi alors ! En quoi ma différence est-elle plus condamnable que la vôtre ?

    Hormis cette différence, ne sommes-nous pas tous des citoyens épris de paix, de justice et de liberté ? Ne sommes nous pas tous, dans notre multiplicité, les enfants de la même Terre et de la même Humanité ? En vérité je vous le dis, quiconque est normal selon la Loi, entre dans le moule, s'y conforme, s'y coule comme dans une seconde peau sans jamais en souffrir. La loi est un refuge pour celui-là et la respecter est rassurant. Et naturel ! Aussi naturel que de respirer !

    En revanche quiconque diffère de la normalité ne serait-ce que de peu, a du mal à entrer dans le moule, souffre et étouffe dans cette peau qui ne lui convient pas, dans ce refuge qui est pour lui une prison ! Celui-là se soumet à la Loi contraint et forcé. Ou il se rebelle. Ou il meurt en abdiquant ce qu’il est vraiment.

    Est-il juste de n'avoir que la rébellion ou la mort comme alternative à la soumission ? Ne serait-il pas plus juste que chacun soit libre d'être ce qu’il est, tout simplement ? Combien parmi vous se sentent différents et en éprouvent de la peur ? Combien sont mal dans leur peau sans oser le dire ? Combien étouffent sous le merveilleux masque de la normalité et meurent en silence de la pire des maladies : la peur ?

    Peur d'être montré du doigt, dénoncé par un voisin ou pire, par un ami ! Peur d'être emprisonné parce qu'il est atteint d'un mal ignoble et incurable qui s'appelle l'anormalité, juste parce qu'il possède un peu plus d'intuition que la moyenne ou parce qu'il fait des rêves prémonitoires ! Ou encore parce que, suprême indignité, il tient de ses aïeux des dons de rebouteux ou de voyance !

    Avant d'être un mouton noir, le mouton noir n'est-il pas en premier lieu un mouton ? Avant d'être un anormal selon la Loi, l'être humain qui n'entre pas dans le moule n'est-il pas en premier lieu un être humain ? Comme vous l'êtes et comme je le suis ! Ne laissez pas la peur troubler votre jugement ! Ne la laissez pas vous détruire ainsi qu'elle a failli le faire pour ma meilleure amie !

    Demain, si vous n'êtes pas dénoncés par un proche ou par un passant dans la rue, c'est vous -même qui dénoncerez un voisin, un ami, un parent ! Peut-être l'avez-vous déjà fait ?

    Elle se tourna vers l'assemblée des journalistes médusés et pointa l'index sur un jeune caméraman en train de la filmer. Il pâlit et se raidit, le souffle suspendu. Aussitôt, les gops braquèrent leur arme sur elle. Aucun d'entre eux n'avait oublié la meurtrière intervention d'Antonio.

    - Demain monsieur, c'est vous qu'on jugera… Ou vous mademoiselle !

    Le cameraman reprit son souffle et se détendit tandis que la jeune femme à son tour désignée, lâcha le mini portable sur lequel elle prenait des notes et, bousculant ses voisins au passage, s'enfuit du tribunal comme si elle avait été poursuivie par le Diable en personne. Elle avait envoyé en prison une rivale dont elle briguait la place. L'autre avait eu le malheur de ne deviner que trop bien sa dévorante ambition.

    Coupable intuition s'il en est !

    Enfin, et le regardant droit dans les yeux, elle s'adressa au jeune juge qui présidait et ce qu'elle lui dit eut pour lui seul, valeur d'avertissement caché :

    - Ou encore vous monsieur le Président ! J'en ai terminé.


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  • Même le président remplaçant, venu tout droit de la capitale pour reprendre en main le déroulement de ce procès si particulier, fut saisi par la lourdeur de la peine requise. Il ne voyait pas de quoi ni comment, la merveilleuse jeune femme assise dans le box des accusés, pouvait être coupable. Elle lui paraissait douce, fragile, totalement incapable de faire le moindre mal. Anormale, elle ? Allons donc !

    Il lui fallait pourtant continuer à jouer un jeu dont les règles étaient édictées par bien plus haut que lui. C'était sa première grande affaire. Son impact médiatique allait le propulser au sommet de la profession et même si son intervention ne durait que cette seule journée, on le payait très cher pour cela ! Il la regarda. Elle aurait dû être effondrée, en larmes, la tête basse, honteuse et repentante. Mais en réalité, elle ne semblait pas être là. Ses yeux vides paraissaient fixer le néant. Peut-être s'était-elle isolée mentalement pour préparer sa défense ? Mais quelle défense pouvait-elle opposer à ce terrible réquisitoire qui la condamnait aussi sûrement aux yeux de l’opinion ?

    Il n'y avait qu'à voir la mine réjouie des jurés et celle de la majeure partie des journalistes présents. Jusqu'aux greffiers qui souriaient, ravis, en relisant sur leurs écrans les derniers mots prononcés par l'Avocat général. Seuls les proches de l'accusée montraient un masque douloureux et lourd d'incompréhension en regardant celle qui, elle, ne les regardait pas.

    Pour sa part, un profond sentiment d'injustice l'assaillait sans qu'il puisse s'en prémunir.

    - Mademoiselle Conroy-Defrance, vous pouvez présenter votre défense ! Se résigna-t-il à prononcer.

    Elle ne bougea pas, ne cilla même pas. Pâle et lointaine, elle semblait vouloir continuer à ignorer la terre entière. Ne comprenait-elle pas que c'était d'elle dont il s'agissait ?

    - Mary-Anne Conroy-Defrance ! Veuillez vous lever et daignez redescendre parmi nous afin de présenter votre défense ! Insista-t-il en haussant le ton.

    Ses yeux émeraudes s'allumèrent, elle parut reprendre vie, sortir enfin de l'espèce de songe éveillé qui l’enfermait dans ses invisibles rets. Ses joues se colorèrent un peu. Si peu ! Elle se leva, souveraine et abaissa son regard mordoré vers l'auditoire attentif. Puis elle le regarda, lui ! Et il se sentit soudain sondé jusqu'à l'âme. C'était terrifiant et merveilleux à la fois. Jamais il n'oublierait ce regard-là. Ni la sublime créature qui le lui avait lancé. Les mots qu'elle lui dit alors s'imprimèrent à jamais dans son esprit et dans sa mémoire :

    « Je ne me défendrai pas. Du moins pas comme il le faudrait. Vous savez comme moi que c'est inutile. Mes juges sont aussi mes bourreaux. À quoi me servirait d'implorer leur clémence ? Voyez ce que je suis. Qui je suis. Qui sont ceux que par moi les jurés vont condamner aujourd'hui ! Et pourquoi ils sont obligés de le faire! Vous n'êtes pas comme eux ! Vous ne prenez pas pour argent comptant tout ce qui vient des Sages. Je vous en prie, essayez de nous connaître et vous saurez à quel point on nous ment à tous depuis tellement longtemps ! »

    Et elle déversa en lui l'incroyable vérité sur elle et sur les siens. Il la crut et sut que ce procès inique serait son dernier pour une justice dévoyée. Quelque part, un jour, un homme l'attendrait qui lui ouvrirait les portes de son étrange univers.

    Dans le monde, cachés des hommes et des femmes espéraient en silence ceux qui, comme lui, leur rendrait enfin la vraie justice. S'il ne devait y en avoir qu'un, il serait celui-là !

    Nul ne subodora leur muet aparté car il ne dura en fait que quelques secondes. Comprenant qu’elle était capable de lire en lui, il se concentra pour imprimer sa réponse dans son esprit. Il lui promit, pour le bien de son entreprise future, de continuer à jouer son triste rôle, aujourd'hui et à l'avenir, en gardant pour lui ce qu'il venait d'apprendre jusqu'à ce que tous soient prêts à l'entendre. Elle lui sourit et personne en dehors de lui ne comprit la signification de ce sourire. Puis elle descendit et fit face aux jurés. Elle avait mûrement réfléchi à ce qu'elle allait leur dire…


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  • 5 octobre, 16 h

     

    L'Avocat général arrivait au terme d'un long réquisitoire durant lequel il n'avait pas manqué de se servir contre elle de la tentative suicidaire d'Antonio pour la libérer. Une tentative manquée, heureusement mais qui s'était néanmoins soldée par la mort de deux gops et par une agression caractérisée sur le Président de la Cour. Lequel, grièvement blessé, était à l'hôpital en soins intensifs.

    Mensonge !

    Il était seulement enfermé chez lui, malade de trouille. C'était facile à vérifier mais qui se souciait encore de vérité ? Quant à la mort du mutant, c'était une victoire contre ces créatures sataniques. Pour le reste, aidé d'une phraséologie théâtrale et à grands renforts d'arguments irréfutables, il avait voulu établir définitivement dans l'esprit de chacun, l'évidente culpabilité de Mary-Anne Conroy-Defrance.

    « Notre société sans taches a élevé cette femme, l’a choyée sans se douter qu’elle réchauffait en son sein pur le pire des serpents, qu’elle le nourrissait, l’abreuvait de ses bienfaits. Cependant, Mary-Anne Conroy -Defrance ne pouvait que finir par trahir cette merveilleuse mère nourricière puisque que sa génitrice n’ayant pas hésité à s’acoquiner avec un monstre, elle porte en elle les gènes maudits des mutants. Ce fait à lui seul suffit à la condamner ! » Dit-il.

    Ses amis étaient consternés. Ça commençait fort ! Quant aux hochements de tête marquant l’acquiescement des jurés à ce début de réquisitoire, ils n’auguraient rien de bon pour la suite. Ils se félicitaient d’avoir réussi à convaincre Félie de continuer à se tenir à l’écart. Elle était à l’abri, Dieu merci !

    « C’est vrai, poursuivit-il. Sa mère est une normale mais les gènes de son père sont une incurable tare. Madame Conroy-Defrance le sait bien qui n'est pas présente en dépit de l'injonction qui lui en a été faite. Elle a refusé de témoigner. Elle se cache car elle sait qu'elle aussi pourrait un jour avoir à comparaître en tant qu'inculpée. Elle savait qu'en épousant un anormal, elle se mettait hors la loi ! »

    Ineptie ! Quand ses parents s'étaient mariés, on ne voyait pas encore des anormaux partout et aucune loi n'existait à ce sujet! Mais à quoi aurait-il servi de le clamer, on ne l'aurait pas écoutée. Elle garderait cet argument pour sa défense tout en sachant d'avance qu'il ne servirait à rien.

    Inconsciemment peut-être, ou à dessein qui sait ? L'Avocat général ne s'était pas tourné vers des jurés tout acquis mais vers un public où pouvait se trouver des sceptiques. Des journalistes intègres, des amis lents à renier une affection de longue date ? Les millions de rebelles au régime ou de potentiels sympathisants de la secte qui assistaient en direct et par écran interposé à ce procès sans précédent ? C'est à eux tous qu'il s'adressait pour les convaincre définitivement de ce qu'ils encouraient s'ils se laissaient aller à penser que peut-être, la jeune femme n'était pas coupable de grand chose et que ces diables de géants aux yeux bleus n'étaient pas aussi dangereux qu'on le prétendait. Il prit la pose, balaya la salle du regard puis, regardant enfin le jury, il enchaîna :

    « Monsieur le Président, mesdames et messieurs les honorables membres du Jury, pour toute conclusion je me permets de vous remettre en mémoire ce que l’on disait autrefois : Quand un membre est pourri, on l'ampute. Quand un fruit risque de faire moisir tous les autres, on le retire du panier. Quand un chien a la rage, on le pique ! Mais vous le savez, aujourd’hui, notre monde a aboli toute violence et notre Justice est moins sommaire.

    Aujourd’hui, de la même façon que lorsque vous souffrez d'une baisse de forme ou d'une névrose passagère vous êtes soignés par une médecine compétente, nous remplaçons le membre pourri par un membre sain. Aujourd'hui, les chiens n'ont plus la rage car nous avons vaincu ce fléau comme tant d'autres. Aujourd'hui, nous guérissons les criminels en annihilant leurs néfastes pulsions. C'est à cela que sert la peine de lobotomie.

    Et parce qu'il faut tout de même qu’ils réparent leurs erreurs, ils subissent une peine d’utilité planétaire plus ou moins lourde en fonction de la gravité des méfaits qui leur sont imputés. Cela suffit généralement à les remettre définitivement dans le droit chemin. Après quoi ils retournent libres et guéris dans le giron magnanime et protecteur de la Société.

    Mais les criminels dont cette femme fait partie, cela est prouvé à présent, sont atteints d'un mal qu'aucune médecine ne peut éradiquer. Non, Mary-Anne Conroy-Defrance ne souffre pas d'une banale névrose et la rage dont elle est atteinte est d'une forme nettement plus pernicieuse que celle dont souffraient les animaux que nous piquions par le passé. Son cerveau n'est pas comme le nôtre. C'est une mutante ! À ce titre, elle est dangereuse, anormale, définitivement contaminée comme chacun de nous pourrait l'être au contact de ces fous assassins si nous les laissions en liberté.

    Nous devrions la tuer puisque nous ne pouvons la guérir et pourtant, nous ne le ferons pas ! Car au contraire d'elle, nous sommes humains ! Depuis bien longtemps, nous avons supprimé les exécutions capitales tant il est vrai que nul n'a le droit de vie ou de mort sur autrui. Seuls les criminels comme celui d'hier s'arrogent encore ce droit.

    Nous ne l'avons pas tué, seulement neutralisé parce qu'il menaçait la sécurité de ce tribunal. Lui a tué. Il a assassiné de sang froid deux honorables et courageux serviteurs de l'Ordre et de la Paix. Et nous avons tous vu de quelle incroyable et effroyable façon il l’a fait !

    Puis il s'est suicidé afin d'échapper à la Justice. N'est-ce pas la preuve de l'anormalité absolue de ces gens-là qui préfèrent la mort à un jugement équitable ? La preuve de leur culpabilité ? La preuve de la culpabilité de cette femme qui, croyez-le, si elle avait disposé des moyens pour le faire, eût attenté à ses jours elle aussi ? Mais nous ne lui en avons pas laissé la possibilité, à aucun moment. Car seule la Justice doit décider de son sort !

    Mesdames et messieurs, rappelez-vous : il n'est pas si loin le temps où les Maîtres de l'Apocalypse entraînaient dans le suicide des millions d'innocents crédules, en leur promettant un monde meilleur dont seule la mort ouvrait la porte. Déjà, ces faux prophètes usaient d'un maléfique pouvoir de persuasion pour les convaincre de se tuer ou de se laisser tuer. Ceux qui tombèrent ainsi dans leurs pièges étaient des femmes, des hommes, des enfants, des êtres humains comme nous le sommes. Et voilà que nous sommes de nouveau confrontés au même phénomène, en mille fois pire ! Car la secte des mutants est mille fois plus dangereuse et puissante que celle des gourous qui sévirent lors de la Grande Crise. Et les pouvoirs dont elle dispose et dont vous n'avez eu qu'un faible aperçu hier - faible mais ô combien meurtrier - sont mille fois plus pernicieux et ne relèvent hélas pas de la simple manipulation d'esprits affaiblis par la maladie, la faim ou la misère ! Et cette femme est l'une d'entre eux. Voilà pourquoi nous devons la condamner !

    Nous avons lutté et travaillé durement pour faire de notre monde un havre de paix et de sérénité. Nous avons vaincu la maladie sous toutes ses formes. Celle des Hommes et celle de la Terre. Mais ces gens-là ne sont pas malades ! Cette femme n'est pas malade ! Ce sont seulement des animaux nuisibles et à ce titre, nous nous devrions de les supprimer ainsi que cela se pratiquait autrefois car ils menacent notre intégrité physique et mentale, notre système de vie, la sagesse durement retrouvée de notre Monde.

    Cette sagesse qui fait l'équilibre de notre société et que les Hommes de l’entre deux siècles avaient perdue. Aujourd'hui, notre société, notre Justice ne recourent plus à la barbarie. Oui, nous punissons les coupables mais en leur permettant, guéris de leurs pulsions criminelles, d'être encore utiles à la communauté qu'ils menaçaient.

    Et vivants !

    Seuls les pires d'entre eux, les irrécupérables, sont isolés du reste de l'humanité à seule fin de leur ôter radicalement tout moyen de lui nuire. C'est ce que nous devons faire pour Mary-Anne Conroy-Defrance en raison des crimes qu'elle a commis : l'empêcher à tout jamais de nuire !

    Monsieur le Président, mesdames et messieurs les jurés, je requiers donc pour elle, la peine maximale : lobotomie et internement à vie en QHI, sans possibilité de remise de peine! »

    Un silence quasi religieux accueillit la conclusion logique de ce réquisitoire sans pitié. Ses amis étaient sous le choc et même le cliquetis des téléscripteurs portables se tut quelques secondes avant de reprendre à un rythme étourdissant.

    lobotomie… QHI… À vie…

    Les mots, effroyables pour ceux qui aimaient Mary-Anne, résonnaient, définitifs, sinistres, synonymes d’une non-vie à perpétuité pour cette belle jeune femme courageuse.


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  • 4 octobre, Tribunal de Lille

     

    9 h. C'était le dernier jour du procès de la sorcière et l'affluence extraordinaire des premières journées ne s'était pas démentie. Il y avait foule dans la salle d'audience et foule plus grande encore dehors. Comme prévu, le Monde avait les yeux braqués sur Lille. Le maire avait déjà répondu à plusieurs interviewes. Il se rengorgeait, flatté de la renommée que ce procès donnait à sa ville. À lui donc par extension !

    - J'ai marié sa meilleure amie. Je l'aurais mariée elle aussi si son fiancé ne s'était pas rendu compte à temps du piège horrible dans lequel elle allait le faire tomber. Pauvre garçon ! Jean-Hubert du Mercy de Combarant est mon ami vous savez. Et l'un des plus talentueux architectes de notre époque ! Il ne méritait pas ça ! Déclarait ce fourbe auquel ni Hubert ni Alexeï n'adressait plus la parole depuis.

    Dès l'ouverture de l'audience, les témoins se succédèrent à une cadence infernale, prêtant serment et jurant de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Leur interrogatoire par l'accusation était bref et concluant. Il n'y eut aucune interruption de séance pour vice de procédure, aucune objection, aucun contre-interrogatoire de la part de Mary-Anne, fidèle à sa ligne de conduite.

    Sans compter ses amis et leur famille, quarante personnes avaient été appelées à la barre durant les trois premiers jours. Ses voisins de pallier, ses supérieurs, ses collègues et autres connaissances plus vagues dont certains de ses patients qu'elle avait oubliés mais qui eux, s'étaient souvenu fort à propos des erreurs qu'elle avait commises lorsque le Pouvoir avait commencé à se manifester, en les soulignant bien sûr d'un lourd trait de soufre...

    Comme les autres en dehors de ses amis, ils étaient aux ordres de l'accusation. Sur les vingt derniers qui défilèrent le matin de ce quatrième jour et qui jurèrent l'avoir vue s'adonner à des pratiques réprouvées, il n'y en avait pas un qu'elle connaisse ne serait-ce que de vue !

    Quand le tout dernier eut comparu - un homme d'une quarantaine d'année qu'elle ne connaissait ni d'Ève ni d'Adam- et que, des larmes dans la voix, il eut répondu avec une diabolique précision aux questions dirigées de l'Avocat général, elle demeura quelques secondes abasourdie. Celui- là avait été un chef-d'œuvre de perfection mensongère en se présentant comme l'un de ses anciens amants ! Lequel, malgré l'amour qu'il lui portait selon son propre aveu, avait fini par la quitter parce qu'il la trouvait un peu…bizarre.

    - Qu'entendez-vous par bizarre ?

    - Ben…. Heu…

    - Elle répondait à des questions que vous n'aviez pas encore posées ?

    - Oui, c'est ça !

    - Elle déplaçait des objets sans les toucher ?

    - Exactement !

    - Elle vous a guéri une belle coupure rien qu'en la touchant avez-vous déclaré !

    - Euh… Ben oui …

    - Elle vous faisait peur n'est-ce-pas ?

    - Très peur !

    - Vous sentiez qu'elle était anormale ?

    - Oui !

    - Alors vous avez décidé de la quitter avant qu'elle ne vous pervertisse !

    - Oui monsieur !

    - Merci, je n'ai plus de questions monsieur le Président.

    Le témoin est à vous mademoiselle Conroy-Defrance. Comme je l'ai fait précédemment pour les autres je me dois de vous inciter fermement à pratiquer un contre-interrogatoire mais je suppose que vous allez maintenir votre aberrante ligne de conduite n'est-ce-pas ?

    - Tout à fait ! Pas de question monsieur !

    Son faux amant se tourna vers elle, suppliant. Un comédien lui aussi, grassement payé sans doute mais qui n'avait manifestement pas eu le temps d'apprendre son texte aussi parfaitement que les autres :

    - Pardonne moi Marie-Ange, pardonne moi, je t'en conjure ! Je t'ai tellement aimée tu sais mais ça ne pouvait pas continuer comme ça, tu me comprends j'espère !

    - Vous voulez sûrement dire Mary-Anne ? L'avait repris le Président.

    - Heu… Oui…. Avait-il bafouillé, confus. Excusez-moi Monsieur, c'est… C’est l'émotion vous comprenez ?

    - Je comprends ! Bien ! Pour la dernière fois, mademoiselle Conroy-Defrance, n’avez-vous vraiment aucune question à poser au témoin ?

    - Ce clown inconsistant ? Non monsieur le Président ! Il semble que l’accusation se soit jusqu'à présent contentée de tous les mensonges débités au cours de cette granguignolade non ? Alors pourquoi en rajouter ?

    - Vos insinuations sont un outrage à cette Cour mademoiselle ! Le Jury et moi-même, nous en tiendrons compte, soyez en sûre ! Si vous continuez sur ce ton nous allons vous faire…

    - Sortir ? Je vous en prie, faites donc monsieur ! C’est en effet l’usage contre les trublions, n’est-ce-pas ? Et puis, qu’ai-je besoin d’être là ? L’affaire est faite quoi qu’il en soit alors vous pouvez aussi bien vous passer d’une fauteuse de troubles telle que moi !

    Pâle de rage, il la fusilla du regard. Cette démone bafouait le Tribunal ! Pire elle le tournait en ridicule, lui, le Président et il avait vraiment envie de la faire ramener manu militari à sa cellule avant qu’elle ne réussisse à retourner l’opinion publique en sa faveur. Mais il savait bien qu'il ne le pouvait pas ! Elle n’était pas un membre frondeur du public mais l’accusée en même temps que son propre avocat et en tant que telle, elle devait être présente et tout entendre afin de posséder tous les éléments utiles à sa défense. Il fulminait intérieurement d’être contraint de respecter cette inhabituelle procédure aussi poursuivit-il en s’efforçant au calme :

    - Loin de vous servir, votre attitude sarcastique parle contre vous, vous savez ! Bien ! Avez-vous d'autres témoins à nous proposer ? Et j'insiste sur le fait que c'est votre dernière chance ! Greffiers, veuillez notez cela s'il vous plaît !

    - Aucun et j'insiste sur le fait que cette dernière chance que vous m'offrez serait une perte de temps inutile. Greffiers, veuillez noter cela s'il vous plaît !

    Cet assaut d'humour inattendu de la part d'une accusée jusqu'alors marmoréenne et qui se permettait pour la première fois depuis le début de son procès, un demi-sourire ironique, déclencha quelques gloussements dans la salle. Piètre victoire ! Ils furent vite noyés par les murmures indignés. Le Président abattit son marteau et d'un coup sec fit taire tout le monde.

    Les jurés eux, ne riaient pas. Pas même l'ombre d'un sourire n'éclairait leurs mines sévères. À aucun moment au cours des jours précédents, ils ne s'étaient départis de leur attitude hostile.

    Combien les avait-on payés pour jouer ce rôle ?

    Car il ne pouvait s'agir que d'habiles comédiens eux aussi, pour posséder une telle maîtrise de leurs traits, figés en permanence en un masque dur et réprobateur chaque fois qu'ils la regardaient !

    Les preuves qu'on leur avait montrées - des faux qui avaient l'air si vrais- auraient de toute façon suffi à retourner les plus hésitants, s'il s'était trouvé parmi ces hommes et ces femmes, un seul d'entre eux qui soit un honnête citoyen tiré au sort comme il se doit !

    À midi le Président proclama une suspension, le temps pour chacun d'aller se restaurer en discutant âprement le bout de gras. Bien qu’à son sens, il n'y ait pas matière à discussion. Aucun doute n'était permis, cette femme était coupable !

    Lui en tous cas, il avait faim !

    On l'enferma sous bonne garde. Elle eut droit à une de ces misérables galettes hyper protidiques qu'elle abhorrait, accompagnée d’un verre d'eau tièdasse. À croire qu'on l'avait fait tiédir tout exprès à son intention. Elle savait bien que les distributeurs qu’elle avait repérés dans la salle des pas perdus, fournissaient une eau pure et fraîche à souhait ! Elle fut suivie jusque dans les toilettes pour dames où elle demanda à se rendre pour se soulager et se rafraîchir un peu. Ensuite, elle somnola assise entre ses deux gardiens en attendant la reprise des débats. Elle était épuisée, vidée par ce mois de détention qui l’avait amaigrie et par ce procès qui avait tout du marathon. Elle sentait la pression insistante de Hawk sur son esprit fatigué mais elle tint bon.

    À 14 h le spectacle reprit. Dans le but d'étayer la thèse de l'anormalité qui constituait le plus lourd des chefs d'accusation, le Procureur appela trois experts: un neurologue, un neuropsy et un neurochirurgien. À sa demande et dans leur domaine respectif, ils firent l’un après l’autre un brillant exposé de leurs expériences sur les cerveaux des mutants, décrivant surtout les différentes phases de la lobotomie.

    Scanographies à l'appui, ils firent ressortir les disparités évidentes - du moins pour eux - entre le cerveau d'un normal et celui d'un mutant avant l'opération. Ce que chacun put voir, c'est qu'un cerveau de mutant était effectivement un peu plus gros que la normale, en raison justement, d'un développement de certains lobes, le frontal notamment, considéré comme anormal par ces doctes messieurs.

    - Voilà bien une preuve visible de leur anormalité ! D'où la nécessité d’opérer le fameux lobe hypertrophié ! Dirent-ils.

    Leur conviction en la matière était tangible, leur sincérité, troublante même pour les plus sceptiques. Plus convaincant encore fut le film des lobos au travail, robots obéissants, apparemment en bonne santé, bien traités, bien nourris. Heureux en somme comme peuvent l'être des animaux domestiques.

    - Ce qui, après tout, est bien bon pour ces anormaux qui n'en méritent pas tant ! Conclurent-ils

    - Messieurs, vous n'avez pas à prendre partie! Leur rappela le Président. Mais intérieurement, il les applaudissait des deux mains et il n'était pas le seul !

    Au terme de ces savantes démonstrations, prenant un peu d'avance sur son réquisitoire, la désignant d'un index accusateur et appuyant sa tirade d'un théâtral effet de manche, l'Avocat général clama :

    - En guérissant l'un d'entre eux par je ne sais quel diabolique procédé, cette femme s'est rendue coupable d'un double crime. Car c'est en le guérissant qu'elle lui a permis de guérir tous les autres, les ramenant ainsi à leur criminelle anormalité ! Ce faisant, elle a directement causé la mort atroce de huit-cents innocents, tous loyaux serviteurs de l'Ordre public et de la Justice.

    - Ça suffit ! Assez de mensonges !

    La voix qui tonnait ainsi était déformée par la colère.

    Un homme s'était dressé, grand, impressionnant et malgré ses prunelles marrons, ses yeux étincelant de rage lançaient des éclairs bleus. Mary prit peur. Si c'était…Non ! Ce n'était pas lui, il n'était pas fou ! Mais c'était bien un Mu. Par quels subterfuges avait-il réussi à déjouer l’étroite surveillance déployée autour du tribunal et même à pénétrer dans la ville où les contrôles s’étaient multipliés ?

    L'insensé ! Son intervention soudaine avait frappé la salle de stupeur. En une fraction de seconde, elle le reconnut. C'était Antonio !

    Déterminé à lui venir en aide coûte que coûte comme elle l'avait fait pour lui, il avait passé outre aux ordres de la Roue, à ceux de Hawk surtout qu’il s’était pris à haïr de privilégier l’avenir du mouvement plutôt que celui de sa propre épouse! Il la sacrifiait. Ils la sacrifiaient tous. Il les maudissait de rester terrés à ne rien faire alors que lui ne pensait qu’à la sauver. Pour y parvenir, il s'était fermé aux siens. Même sa femme n'était pas au courant de son projet fou de tenter l’impossible pour libérer l’Élue. Peu à peu l'affection qu'il ressentait pour sa salvatrice s'était mué en un sentiment plus fort et plus tendre avant de devenir de l’amour. Un amour insensé qui avait peu à peu oblitéré tout le reste : la Roue, sa femme et ses enfants, son indéfectible amitié envers le Faucon…Tellement fort et fou qu'il avait fini par obscurcir totalement son jugement, le poussant à une action irraisonnée autant que suicidaire.

    Désespérée, elle lut tout cela dans son regard halluciné posé sur elle. Elle n'eut pas le temps de lui lancer un avertissement télépathique que déjà, il était cerné par dix gops décidés qui braquaient sur lui leur neutro, prêts à s'en servir. Les autres gardes affectés au procès, une centaine, pas moins, scrutaient le public pour voir s'il avait des complices. Au fond de la salle, un cordon armé se posta immédiatement devant la monumentale porte à double battants, barrant ainsi la seule issue possible.

    La majorité de l'auditoire s'était levée. Les gens s'observaient les uns les autres, tremblant de découvrir en leur voisin un de ces monstres honnis. Une femme terrorisée tenta de s'enfuir, elle fut aussitôt maîtrisée et neutralisée par une décharge qui, quoique légère la jeta à terre sans connaissance.

    Des cris s'élevèrent. Un vent de panique soufflait sur le tribunal.

    - Que personne ne bouge ! Restez assis ! Hurla le Président, lui-même debout derrière son pupitre.

    Vert de peur, il brandissait son marteau comme une arme dérisoire. Presque tous obéirent et ceux qui refusèrent, suppliant qu'on les laisse sortir, furent rassis de force par des gops menaçants. Des cris hystériques, des pleurs, des vociférations et des protestations vigoureuses fusaient de tous côtés.

    - Silence ou je fais évacuer la salle ! Brailla encore le Président d'une voix que la peur rendait stridente, sans se rendre compte que cet ordre là, contredisait le premier.

    Quand la voix furieuse d'Antonio avait retenti, Mary elle aussi, s'était levée mais les deux gops chargés de la surveiller l'avaient presque assommée d'une giclée neutralisante tandis qu’un troisième monté à la rescousse dans le box, la tenait à présent en joue. Même menottée elle était considérée comme dangereuse. Elle ne voyait donc plus grand chose de ce qui se passait dans la salle. À moitié dans les vapes, aurait elle pu empêcher ce qui se produisit alors ? Elle ne le saurait jamais.

    Profitant du chaos général, Antonio abattit d'un coup deux des gops qui le serraient de près d'un double éclair meurtrier jailli d'entre ses iris redevenus bleus puis, d'un bond prodigieux, il se catapulta vers le pupitre du Président. Ceux qui le virent faire, incapables de réagir, les yeux exorbités, purent par la suite dire qu'ils l'avaient vu, s'élever à un mètre du sol et s'envoler littéralement.

    C'était bien la première fois que tant de monde d'un coup était confronté de visu au pouvoir contre-nature des adeptes de la secte maudite. Un pouvoir qui leur venait du Diable, assurément ! Un pouvoir effrayant et qui pouvait tuer !

    Ce que tous ignoraient, c'est que c'était également la première fois qu'un Mu faisait usage de ce pouvoir-là. S'ils en avaient connaissance, jamais aucun d'entre eux ne s'en était servi. La Roue le leur interdisait et leur profond pacifisme faisait le reste. Mais Antonio était au-delà de toute morale. Il avait subi, la lobotomie et l'internement. Il avait connu la douleur, l'humiliation puis la guérison par les mains de cette douce jeune femme pour laquelle son cœur battait en secret. Un secret si douloureux à garder ! Elle l'avait guéri, certes mais au fond de lui, quelque chose s'était brisé à tout jamais. Lorsqu'il avait appris que celle qui l'avait sauvé, celle qu'il adorait en silence, risquait de subir à son tour la même horreur que lui, sa raison avait vacillé. Son indigne procès, l'immobilisme de ses compagnons qu'il se refusait à comprendre, avaient achevé de le déstabiliser Plus rien ne pouvait l'arrêter. Pour la sauver, il était même prêt à donner sa propre vie.

    Tel un oiseau de proie, il atterrit en face d'un Président de tribunal décomposé, aussi livide qu'un cadavre. Le grand homme en lâcha son marteau de saisissement et s'écroula sur lui-même, évanoui sous le coup d'une indicible trouille. Sous lui, une mare nauséabonde s'élargissait. Antonio désarçonné ne put mettre son plan à exécution. Son otage potentiel lui faisait faux bond. Il eut juste le temps de sentir la décharge paralysante qui le foudroya dans le dos et s'effondra.

    Encore sous le choc, Mary entendit à peine le cri d'adieu et le « je t'aime ! » qu'il lui lança mentalement avant de mourir. Le Mutant avait choisi sa propre mort. Tout plutôt qu'une seconde lobotomie ! Quand le coup l’avait atteint, instinctivement ses dents s’étaient refermées sur la capsule d'un poison si violent qu'il en faisait éclater le cerveau. Ainsi, ceux qui le dissèqueraient ne trouveraient dans sa boîte crânienne qu'une innommable bouillie, impropre à l'analyse. Il mourut instantanément sous le regard impuissant de ceux qui le voulaient vivant.

    Le spectacle que découvrirent les gops était atroce : le Président, pantin désarticulé, gisait évanoui. Son corps massif baignait dans l'urine, les déjections et le vomi, à demi recouvert par celui du mutant dont la tête n'était pas belle à voir. Ce fou était bel et bien mort. Son sang s'écoulait par les oreilles, le nez et la bouche. Ses yeux grands ouverts pleuraient eux aussi des larmes rouge vif.

    - Voyez ! Voyez ce qu'ils sont capables de faire ! Clama l'avocat général tandis qu'on emmenait les dépouilles des deux gardes froidement abattus par le démon. Sa voix que l'émotion faisait trembler était néanmoins ferme. Il ne désarmait pas, lui et ce coup-là était un coup de maître pour son futur réquisitoire.

    - Voyez ce qu'ils sont capable de se faire à eux-mêmes ! Poursuivit-il grandiloquent lorsqu'on emporta le cadavre d'Antonio.

    Tout cela dûment filmé et enregistré par les journalistes du monde entier bien entendu ! Mais on ne leur permit pas de voir, ni même d'entrevoir la déconfiture totale du Président de la digne Cour. Officiellement, il avait été victime de l'agression soudaine d'un mutant isolé et incontrôlé. D'ailleurs, les quatre -vingt-dix-huit gardes qui restaient après son attaque meurtrière, furent suspendus dès le lendemain et les huit survivants qui le cernaient furent emprisonnés quelques jours plus tard pour avoir honteusement failli à leur devoir.

    Leur mission était de prendre vivants tous ceux qui tenteraient de libérer l'inculpée durant le procès. Et le seul qui avait osé s'était suicidé. Cent soldats de l'Ordre, aguerris, tous issus des Forces spéciales, totalement incapables de maîtriser un seul homme, fût-il un de ces monstres ! Quel outrage, quelle humiliation pour la corporation tout entière !

    Le premier assesseur, qui avait repris les choses en main, fit transporter le Président loin de l'œil fouineur des caméras. C'est dans la plus grande discrétion que le haut dignitaire de la cour de justice fut amené à Hippocrate pour y subir des examens. On annonça qu'il serait probablement remplacé pour la suite et la fin du procès.

    Après quoi et avant qu'elles n'aient le droit de sortir une par une, toutes les personnes présentes dans la salle d'audience, furent rigoureusement contrôlées, journalistes compris. Quelques unes furent arrêtées seulement parce qu'elles avaient le malheur de ressembler même de loin à des mutants. Neuf hommes et sept femmes, tous innocents, payèrent de leur liberté, l'intervention kamikaze d'Antonio. Naturellement, la fin du procès fut ajournée.

    Il devait reprendre le lendemain, le temps pour le nouveau président d'arriver de la capitale. Pas à total huis-clos mais en présence des journalistes, des témoins, des experts, des forces de l'ordre bien sûr - totalement renouvelées et même doublées - et des seuls proches de l'accusée, parents et amis auxquels on avait jusqu’alors refusé l’entrée du Tribunal sauf pour y être entendus à la barre des témoins.

    Ordre avait en effet été donné de se présenter le 5 octobre à 9 h dans la grand salle du Palais de Justice de Lille, à Ophélia Conroy-Defrance, veuve d’un mutant et mère de l'accusée, à Jean Hubert du Mercy de Combarant son ex-fiancé éconduit, à Surprise Andrevski sa meilleure amie revenue trop tard sur ses déclarations, à Alexeï Andrevski, époux de la dénonciatrice et ex patron de l’infirmière indigne, à Jézabel Beauregard son amie et sa thérapsy, ainsi qu'aux Moret-Montarel et fils, amis reconnus de la famille Conroy-Defrance.

    Pour l'exemple et afin qu'aucun d'entre eux ne tombe plus jamais les yeux fermés dans les pièges des mutants et de leurs alliés, ils devaient assister à ce dernier jour.

    Pour l’exemple et afin de ne plus jamais souffrir de cet aveuglement criminel, ils devaient entendre tomber le verdict infamant sur cette femme, cette anormale, cette criminelle de la pire espèce qui les avait tous si odieusement trompés.


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