• Février 2058

     

    Hubert l’appelait régulièrement. Il était toujours aussi amoureux et se languissait de la revoir. Elle avait de plus en plus de mal à supporter qu’il lui répète sans cesse son amour ou qu’il la presse de réfléchir à la date de leur mariage. Elle était trop préoccupée pour le faire sereinement. Antonio n’avait plus donné signe de vie depuis sa guérison. Peut-être avait-il été reprogrammé avant son départ de Marne- la- Vallée.

    Pas cela mon Dieu ! C’eût été atroce et injuste ! L’inquiétude pour le sort de son « protégé » la rongeait mais elle n’osait faire appel à celui qui pouvait la renseigner. Il savait lui, elle en était sûre mais il tenait sa promesse de ne plus interférer dans sa vie tant qu’elle ne l’appellerait pas. Il devait en outre la haïr pour ce qu’elle avait fait. N’était-elle pas fiancée à un autre ?

    Le journal étatique d’Info7 ne parlait plus qu’épisodiquement de la secte des mutants. Si on mentionnait encore parfois des arrestations isolées de ces « dangereux terroristes », pour le reste il semblait qu’un voile pudique ait été jeté sur les évènements. Par ailleurs, aucun des autres médias autorisés par le Gouvernement des Sages, n’évoquait ces prisonniers particuliers ni le triste sort qui leur était réservé dans le fameux camp australien qu’avait mentionné Antonio. Camp dont au demeurant, la majorité des gens ignorait l’existence.

    Ils devaient penser que les mutants, malgré la gravité de leurs exactions, étaient traités comme les autres criminels. Et bien sûr, nul d’entre ces braves gens ne savait quoi que ce soit des exécutions sommaires dont ils avaient été les victimes. S’en seraient-ils offusqués s’ils avaient su ? Mary en doutait.

    Désormais, le pendentif de la Roue ne la quittait plus. Le Pouvoir se développait trop en elle pour qu’elle prenne le risque de l’enlever. Il lui arrivait bien trop fréquemment de se livrer à des actes impulsifs que ces dons qu’elle avait encore beaucoup de difficultés à contrôler, suscitaient à son corps défendant.

    En fin de compte, elle avait hâte de revoir Hubert. Elle se persuadait que sa présence solide et rassurante, constituerait à elle seule le meilleur des dérivatifs à ses angoisses au sujet d’Antonio et le plus sûr des remparts, tout en comblant le vide infini de sa vie. Un vide qu’il lui arrivait de meubler avec l’image d’un homme qu’elle s’efforçait encore de maudire.

    Elle restait en éveil, vivait le plus normalement possible afin de ne pas ranimer la maladive curiosité de Surprise à qui aucune de ses sautes d’humeur, aucune de ses mines soucieuses, aucun de ses airs absents n’échappaient. Quand elle gaffait malgré elle, elle guettait sur les visages des personnes qu’elle côtoyait, la moindre expression de soupçon. Une tête qui se tournait vers elle un peu trop ostensiblement et elle se disait qu’elle avait encore fait une bêtise sans même s’en rendre compte. Bien trop souvent hélas, le pendentif soudain chaud sur sa poitrine, lui donnait raison ! Une seconde d’inattention, un instant même très bref de relâchement et l’un ou l’autre de ces pouvoirs fâcheux se manifestait. Une réponse instinctive à une question pas encore posée, un objet qui apparaissait dans sa main à peine évoqué et elle avait l’impression que tous les regards se braquaient sur elle, qu’on allait la montrer du doigt. Elle se contraignait à ne pas s’enfuir en courant car le plus souvent dans le feu de l'action, ce qu’elle faisait passait heureusement inaperçu.

    Ce fut bien pire quand elle dut se séparer de son talisman protecteur !

    Hortensia, qui revenait des sports d’hiver, ne l’avait pas encore vu. Dès qu’elle l’aperçut, la toujours aussi irascible surveillante le qualifia de « colifichet m’as-tu vu, inutile et insalubre » et décréta qu’il n’avait pas sa place dans « son » service. Il était même totalement contraire aux règles les plus élémentaires d’hygiène et de tenue de l’établissement : pas de bijoux ostentatoires, pas de parfum entêtant ni de maquillage voyant, les cheveux courts ou attachés, cachés sous la coiffe blanche, un uniforme propre, désinfecté et impeccable en toutes circonstances. Dixit Hortensia !

    Elle retira donc le « colifichet » incriminé. Pendant une semaine, elle obéit à l’intraitable Vésuve. Résultat prévisible, elle enchaîna catastrophe sur catastrophe. Le simple fait de venir travailler la mettait en danger. Elle décida alors de porter le pendentif sans sa chaîne, bien caché, épinglé à son soutien-gorge Ce fut le regard inquiet et méfiant d’un hospitalisé au chevet duquel elle accourut avant même qu’il ne l’ait sonnée, le cachet qu’il n’avait pas encore réclamé à la main, qui la convainquit de contrevenir aux ordres d’Hortensia. Ce regard-là, un court instant, l’avait implicitement accusée d’être anormale !

    Pire, elle avait encore failli se « couper » quand Surprise lui avait annoncé sa grossesse récente !

    Elle savait déjà !

    - Alors pas trop m… fatiguée ? S’était-elle reprise à temps, juste avant que la jeune femme ne lui avoue son doux secret. Moi, je suis crevée, le service est d’un lourd aujourd’hui. Vingt entrées en trois jours, tu te rends compte ? Avait-elle ajouté rapidement.

    Mais le regard intrigué de son amie avait été une chaude alerte. À la suite de ces deux incidents significatifs, elle invoqua une grosse fatigue pour solliciter d’Alexeï en personne, huit jours de repos.

    Il les lui accorda, lui trouvant en effet une « petite mine » qui lui faisait craindre pour son amie un triste retour à l’état dépressif qu’elle avait connu avant ses dernières vacances. État dont il avait su la cause par sa femme : un inguérissable chagrin d’amour que cette fois ils imputaient à une trop longue séparation d’avec un fiancé adoré.


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  • 17 janvier 2058

     

    C’était au tour de Mary-Anne d’être dans un train. En compagnie de Surprise et de son mari, elle se rendait au Congrès Mondial de la Médecine qui avait lieu tous les quatre ans dans l'une des capitales de la planète. Il se tenait à Paris cette année là. Le voyage et le séjour de trois semaines pour les congressistes venus du monde entier, étaient pour la plus grande partie financés par l’OMS, principale organisatrice de l’évènement international qui tenait ses fonds de faramineuses subventions gouvernementales. Surprise et elle, faisaient partie des rares infirmières et infirmiers admis à participer à ce sommet normalement réservé aux médecins, spécialistes, chirurgiens et professeurs de tous poils, célèbres et moins cotés.

    À l’instar d’une centaine d’autres privilégiés, elle avait été conviée à cet événement majeur de la profession par le patron de son service. Pour elle, à part le fait qu’elle était particulièrement bien notée, Alexeï l’avait surtout invitée en qualité d’amie et non pas - comme c’était le cas pour beaucoup de ses congénères des deux sexes présents à Marne la Vallée - pour la récompenser de l’excellence de son travail. L’Euro TGV dans lequel ils voyageaient en première classe, convoyait ainsi plus de cent cinquante de ces honorables pratiquants de la médecine, en provenance de toute l’Europe. En fait, deux- milles participants étaient attendus au CMM.

    Pendant tout le trajet, Surprise babilla, racontant son fabuleux voyage de noce à bord d’un voilier de prestige équipé pour les croisiéristes fortunés. Elle et Alexeï avaient fait le tour de la Méditerranée dans le luxe de la cabine nuptiale, une véritable suite digne des plus grands hôtels. Elle parla de leur projet d’avoir très vite un enfant puisque leur bilan médical ne s’y opposait pas. Elle la questionna sur ses fiançailles et sur la date de son mariage avec Hubert…Quand le train entra en gare, elle n’avait pas vu le temps passer ni le paysage défiler à toute allure. Il était 17h. Ils avaient mis une petite heure pour parvenir à destination.

    En montant dans la navette chargée de les amener à Marne-la-Vallée, elle caressait pensivement le pendentif qu’elle s’était efforcée de garder depuis le départ de sa mère, en dépit de la répulsion toujours très vive qu’il lui inspirait. Depuis qu’elle le portait, les pouvoirs qui étaient en elle contre son gré, s’étaient affirmés. Plus forts et mieux maîtrisés surtout, elle n’en faisait cependant pas usage. Ces dons maudits lui faisaient encore peur et honte, aussi était-elle bien aise que l’étrange bijou l’aide à les contrôler.

    Le pendentif en effet, semblait animé d'une vie propre. Il se comportait en avertisseur sitôt que l’un de ces foutus pouvoirs se manifestait impromptu. Elle en avait fait pour la première fois l’expérience dans son service, au chevet d’un brûlé qui réclamait ses soins. Assez profondément atteint au visage, l’imprudent adolescent qui avait joué au chimiste, n’était pas beau à voir et il fallait résorber cloques et boursoufflures avant qu’il ne passe à la chirurgie esthétique pour ses brûlures les plus profondes situées sur le visage.

    En le découvrant- il était arrivé le matin-même- elle ressentit de furieux picotements au bout des doigts. Tandis qu’elle se penchait pour appliquer de la pommade régénératrice sur les brûlures les plus bénignes, elle vit se former une espèce de lumière bleue qui semblait jaillir de ses mains. Des mains qui se tendaient déjà instinctivement vers le garçon. Soudain elle ressentit elle-même une forte brûlure entre les seins, là où reposait le pendentif. Elle faillit crier de douleur. Dans son esprit, elle entendit clairement « Stop ! » puis tout se remit en place. Elle enfila des gants, prit le tube de pommade et s’occupa de son malade comme si de rien n’était. Anesthésié par les antalgiques, il n’avait rien remarqué d’anormal, heureusement ! Une petite marque rouge qu’elle prenait soin de maquiller, la rappelait douloureusement à la prudence

    Leur navette les déposa à l’entrée du plus immense complexe hôtelier qui existe en France et même en Europe, celui du célèbre Euro Disney Land. Réquisitionné pour la circonstance, le parc d’attraction serait fermé au public durant les trois semaines à venir.

    Les trois amis consacrèrent ce premier quartier libre à s’installer dans leurs chambres grand standing, puis ils se rendirent à la réunion d’accueil et d’information. Ils y prirent note de tous les domaines abordés et du planning des conférences et démonstrations diverses proposées aux congressistes par les plus grands spécialistes mondiaux dans toutes les disciplines.

    L’un des sujets attira immédiatement l’attention de Mary-Anne : « Lobotomie personnalisée et ses applications » Elle sut aussitôt qu’elle s’y rendrait, c’était même comme si elle était venue tout exprès pour cela ! Elle sut aussi qu’elle n’irait pas à la conférence intitulée : « Thérapsychologie du troisième millénaire » car elle savait que Jézabel y serait. Elles n’étaient pas réconciliées. Elles ne s’étaient même pas revues ni appelées depuis la fameuse et stérile consultation. Comme les autres, Jézabel ignorait tout de son périple en Bretagne et de l’étonnante rencontre qu’elle y avait faite en la personne de l’homme de son cauchemar. Un cauchemar que même sous hypnose, ou soumise au détecteur de rêves, son esprit muré n’avait pu se résoudre à dévoiler !

     

    19 janvier, 16 h

     

    Elle y était allée. À présent, elle était vraiment en danger. Emplie d’une incompréhensible appréhension, elle était entrée dans l’amphi où se tenait « l’expérience » bien que le pendentif soit déjà très chaud contre sa peau. Il n’y avait en présence qu’une petite centaine de congressistes. C’était à dessein. Une affiche à l’entrée signalait que pour des raisons pratiques, les séances seraient échelonnées sur les trois semaines afin de permettre à chacun d’y participer au mieux. Elle reçut un choc violent quand elle découvrit le « sujet » de cette « première mondiale » comme l’annonçaient les honorables pontes qui l’entouraient : un neurophysicien, un neurochirurgien et un neuropsychiatre, tous patentés et badgés.

    Le cobaye était un homme, très grand, aux longs cheveux d’ébène et aux yeux très bleus…Elle frémit... Non ! Ce n’était pas lui ! Mais c’était bien un Mu hélas ! Il avait le regard éteint de ceux qui ont subi la lobotomie. Comme bien des gens, c’était la première fois qu’elle voyait un Lobo en chair et en os. C’était affreux ! Il était debout, amorphe, figé, brave robot qui attendait les ordres de son maître pour bouger ne serait-ce que le petit doigt. Suprême indignité, sur son front était tatoué son numéro matricule : 2057.01. Le neurochirurgien qui l’avait « opéré » le présenta :

    - Mesdames, messieurs vous avez devant vous l’un des trois prototypes ayant subi avec succès notre lobotomie nouvelle formule, la lobotomie dite personnalisée. Comme vous le savez, cette opération visait jusqu’à présent à ôter aux criminels toute possibilité de récidive. En l’état, ils étaient d’un usage peu pratique car non programmés. De ce fait, ils encombraient les prisons ou nécessitaient la présence d’un trop grand nombre de gardiens attachés à leurs pas pour leur donner des ordres dans les camps de travail. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

    La lobotomie personnalisée fait de ceux qui en bénéficient, les premiers androïdes programmés, fonctionnels donc utiles à la société tout en étant totalement sans danger pour elle ! C’est en cela que réside le progrès considérable de cette nouvelle et révolutionnaire technique !

    Dieu que c’était joliment dit ! Elle en aurait pleuré ! Pompeux et solennel, il continua ses explications pour une assemblée attentive autant qu’admirative :

    - Pour les âmes sensibles, j’ajouterai que nous n’avons pas choisi les sujets de cette nouvelle expérimentation parmi les criminels de droit commun qui eux, ne subissent toujours qu’une lobotomie partielle le plus souvent réversible. Celui-là, ainsi que deux autres du même acabit, est l’un de ces monstres anormaux que nous avons récemment arrêtés. Mesdames et messieurs, vous avez devant vous un beau spécimen de mutant ! L’auditoire frémit de peur rétrospective. Il y eut même un léger recul du premier rang massé au plus près de la scène d’expérimentation. Il faut bien dire que contrairement à elle qui avait fait bien plus que les approcher, la plupart des participants eux, n’avaient jamais vu un mutant d’aussi près !

    - Rassurez-vous mesdames et messieurs, celui-là est inoffensif ! Comme ses deux autres congénères, il sert en quelque sorte de cobaye avant l’application systématique de la technique à l’ensemble des mutants internés et qui sont pour l’instant encore trop inefficaces. Convenez que l'État ne peut décemment continuer à les entretenir sans contrepartie. N'est-ce pas ?

    Captivé, le public acquiesça d'un hochement du chef unanime.

    - Ce que vous allez voir et même avoir la possibilité d’essayer, vous prouvera que nous sommes prêts à passer à cette phase…Je lis les questions dans vos yeux. Vous vous demandez ce qui différencie cette opération de l’ancienne, qui consistait à « déconnecter » plus ou moins de « fils » dans le cerveau, en fonction de l’effet souhaité. Plus le sujet était dangereux, plus la déconnection était profonde.

    Aujourd’hui, en plus et comme je vous l’ai préalablement dit, nous programmons les « lobos » pour des tâches spécifiques en leur implantant une puce dans le cortex. Ainsi, nous pouvons fabriquer ce dont la collectivité a besoin : maçons, démineurs, bûcherons, techniciens de surface, ouvrières et ouvriers qualifiés etc, etc…

    2057.01 lui, est provisoirement programmé pour exécuter tous les ordres que vous lui donnerez durant ce congrès. Dès qu'il aura rejoint son Unité d’Internement, il sera reprogrammé utilement et affecté au nettoyage des sanitaires. Merveilleux non ? Ceux qui le souhaitent peuvent l’essayer.

    Mary était écœurée. La bile lui montait à la bouche. Une inexplicable colère menaçait de l’étouffer. Tandis qu'elle s'interrogeait sur l'intensité de sa réaction, les autres spectateurs eux, ne semblaient souffrir d’aucun de ces dérangeants états d’âme qui l’affectaient. Au contraire ! Ils se comportaient comme des gamins en face d’un nouveau jouet. Enthousiastes, ils s’exclamaient en commentaires dithyrambiques. Puis, après que le neurochirurgien tout pétri de fierté leur en ait montré l’exemple, ils « essayèrent » le sujet, lui donnant chacun à leur tour les ordres les plus débiles et les plus avilissants qui soient  :

    - Saute !

    - Pince-toi le nez !

    - Aboie !

    - Gratte-toi l’oreille droite !

    Ils le traitaient comme un chien savant et le mutant obéissait. Ne l'avait-on pas dressé tout exprès pour cela? Des rires et des applaudissements s’élevaient à chaque « tour » réussi. Elle n’y tenait plus. C’est en regardant ce spectacle navrant, les poings serrés à s’en faire blanchir les phalanges, qu’elle sut exactement pourquoi elle était venue.

    Ce cirque lamentable était indigne d’une aussi docte assemblée. Indigne de l’humanité tout court.

    Le pendentif la brûlait, s’imprimait dans sa peau mais elle avança d’un pas en dépit de ce douloureux avertissement. Une rage plus forte que la peur la poussait.

    - Euh…Puis-je essayer moi aussi ? Demanda-t-elle rougissante, se mettant dans la peau d’une espèce de petite oie blanche timide et impressionnable.

    - Mais bien sûr mademoiselle ! Lui dit le neurochirurgien.

    - Il…il n’est pas dangereux au moins ce monstre ?

    - Vous ne craignez rien, allez-y mademoiselle !

    - Je peux lui faire faire tout ce que je veux alors ?

    - Absolument tout miss ! Enfin, du moment que cela reste décent bien sûr ! Ajouta-t-il grivois, en la déshabillant des yeux. « Cette donzelle est ma fois bien appétissante et j’aimerais lui faire faire tout ce que je veux à elle aussi ! » Pensait-il.

    Le porc ! Elle mourait d’envie de lui cracher au visage mais elle se retint. Elle s’approcha du Mu qui, impassible et pour cause, attendait de nouveaux ordres. Elle se plaça en face de lui. Ses doigts la démangeaient. L’afflux du Pouvoir…Il lui fallait agir rapidement tout en continuant à donner le change, avant d’éveiller le moindre soupçon. C’était maintenant ou jamais, elle n’aurait pas une seconde chance. Les gestes lui vinrent d’instinct, comme si quelqu’un les lui avait dictés de loin. Hawk…

    - Tends les mains devant toi ! Ordonna-t-elle à l’homme prostré.

    Il obéit instantanément.

    - Oh ça marche ! Minauda-t-elle. Je peux le toucher ?

    - Bien sûr ! Il ne mord que si on le lui ordonne. Rigola un jeune médecin à côté d’elle. N’est-ce-pas professeur?

    - Tout à fait !

    - Bon, j’y vais alors ! Balbutia-t-elle, donnant à ces imbéciles crédules l’image même de la jolie minette qui cherche à se procurer le grand frisson.

    Joignant le geste à la parole, elle posa bravement ses paumes contre celles du fameux « monstre » censé la terrifier. Un monstre bien inoffensif en fait, pauvre être humain réduit à l’état d’animal de cirque.

    S’il fut interprété comme un signe de frayeur, son frémissement, ne fut pas feint pour autant. Il annonçait l’onde de pouvoir vivifiant qui l’envahissait toute entière, la galvanisait, se diffusant dans la moindre de ses terminaisons nerveuses, jusqu’au bout de ses doigts devenus presque douloureux tant ils aspiraient à libérer le fluide guérisseur.

    Certains la regardaient avec répulsion. Elle les entendait penser : « Comment peut-elle toucher ce rebut de l’humanité ? Elle est folle ou inconsciente ! »

      Il fallait qu’elle se hâte ! Elle envoya rapidement un message télépathique au Mu en même temps qu’elle laissait fuser la flamme d’énergie bleue concentrée à l’extrême.

    « Ne réagis pas ! » Prononça-t-elle mentalement. Puis tout se fit simultanément. Il capta le message à la seconde où le fluide, passant d’elle à lui, le guérissait instantanément. Elle sut en même temps que lui qu’il était guéri car son regard de Lobo s’alluma un très bref instant - stupeur, incrédulité, joie - avant de s’éteindre de nouveau. Elle eut juste le temps d’entendre « Merci ! » que déjà le neuropsy s’approchait d’elle, réprobateur et un rien soupçonneux. Le tout n’avait pourtant pas duré plus d’une minute !

    - Cela suffit mademoiselle ! Les autres attendent leur tour !

    - Oh ! Ex…excusez-moi ! Bégaya-t-elle, confuse.

    Puis elle se recula très vite car elle se sentait soudain extrêmement faible, comme vidée de ses forces. Ses jambes la portaient à peine ! En revanche, c’est lentement, à reculons presque subrepticement qu’elle se dirigea vers la sortie. Ses défenses psychiques plus que fissurées par l’intense activité cérébrale qu’elle venait de fournir, laissaient passer des milliers de merci. Une voix reconnaissable entre toutes les dominait.

    « Merci mon amour ! » Entendit-elle en arrivant enfin dehors. Un vertigineux bonheur l’envahit, l’étourdit, la faisant vaciller.

    Elle avait réussi. ! Mais elle savait aussi qu'elle n'avait pas été seule et comprenait d'un coup que sans eux tous, elle n'aurait probablement pas pu guérir le Mu. Le pendentif, à présent tiède et rassurant, caressait sa peau.

    Au bord de la nausée, épuisée, elle se laissa aller. Une sueur glacée lui dégoulinait dans le dos. Un voile noir passa devant ses yeux. Elle s’écroula évanouie sur le sol dur et froid. Ramenée à sa chambre par un infirmier qui passait par là - sur son badge il y avait son nom et celui de l'hôtel où elle résidait - elle se réveilla sous les regards inquiets de ses amis avertis de son malaise. Elle n’était pas sur ses gardes c’est donc machinalement qu’elle répondit à leur muette et commune interrogation :

    - Non, je ne suis pas enceinte !

    - Mais…nous n’avons pas…Bredouillèrent-ils de concert.

    Prenant conscience de sa gaffe, elle se reprit rapidement :

    - C’est tellement évident que vous ayez pensé tout de suite à ça, je vous connais tous les deux !

    - Toi et ta fameuse intuition ! Bougonna Surprise. Mais tout de même…depuis…

    Il ne fallait pas qu’elle laisse son amie s’enferrer dans des soupçons qui n’étaient que trop fondés.

    - Surprise ! Depuis le temps qu’on se connaît toi et moi ! Toi aussi tu devines souvent ce que je pense !

    - Tu as raison ! Tu sais que tu nous as fait rudement peur ? Alors c’est bien vrai, tu n’es pas enceinte ?

    Elle devinait la pointe de déception dans la voix de la jeune femme.

    - Et non ma vieille ! J’attendrai d’être mariée pour ça si tu veux bien ! Ce doit être à cause du froid, juste après la chaleur étouffante dans l’amphi, c’était intenable ! Et puis cette abominable expérience aussi, elle m’a beaucoup impressionnée ! Si tu avais vu ça ! C’était horrible ! Telle que je te connais, toi aussi tu serais tombée dans les pommes !

    - Je veux bien te croire ! Moi, rien qu’à voir le sujet à l’entrée…Quelle idée aussi d’aller regarder des trucs pareils !

    Et voilà ! Toute curiosité dangereuse envolée, Surprise elle-même apportait de l’eau à son moulin, gobant d’un seul coup des explications devenues plus que plausibles à ses yeux. Mary savait néanmoins qu’elle allait devoir plus que jamais faire attention à la trop grande perspicacité du couple.

    À celle de son amie surtout !

     

    22 janvier, 20 h

     

    Assise sur son lit dans sa chambre d’hôtel, immobile, elle regardait ses mains qui lui apparaissaient comme de monstrueuses excroissances.

    Elle y était retournée. Même heure, même salle, même expérience et même sujet. Elle voulait être sûre. Contrairement à la première fois, elle s’était glissée furtivement parmi les participants, évitant de se faire remarquer. Il était là. Comme le premier jour, obéissant aux ordres stupides qu’on lui donnait, à cela près que cette fois, il faisait semblant. En comédien confirmé, il tenait son public en haleine tout en communiquant avec Mary-Anne qu’il avait repérée dès son entrée dans l’amphi.

    Tandis que l’infâme spectacle se jouait pour un public captivé, ils se « parlèrent ». Il s’appelait Antonio. Il était né en Espagne où sa femme avait enfin cessé de le pleurer. Quel bonheur cela avait été de la rassurer sur son sort ! Elle n’avait plus rien su de lui depuis son arrestation aux USA, en juillet. Il avait alors fait partie, avec mille autres membres de la Roue, de la dernière vague d’arrestations massives.

    « Toi, tu es Mary-Anne, l’Élue de Blue Hawk ! »

    « Comment… »

    « Nous te connaissons. Depuis que notre leader a décidé que tu lui étais destinée et qu’il nous a fait part de sa décision. Beaucoup d’entre nous doutaient de son choix, il se devait selon nous à l’une des nôtres. Mais aujourd’hui, nous comprenons et approuvons ce choix.

    Tu m’as sauvé Mary-Anne ! Bientôt, grâce à toi, je sauverai à mon tour tous nos frères et sœurs encore prisonniers. »

    « Quand ? »

    « Lorsque je retournerai au camp, à la fin du congrès ! Il n’y en a qu’un pour nous, il est situé dans un coin perdu du bush australien. Assez loin du reste du monde pour permettre à nos gardiens de nous faire endurer les pires sévices. »

    Il lui parla alors de ce qu’il avait subi : la lobotomie personnalisée. Cette non-vie à laquelle les pseudos savants à la solde de l’État, les avaient condamnés lui et les deux autres « Mus » amenés au congrès. Le but avoué de cette nouvelle technique opératoire, était d’améliorer la productivité des mutants internés et de pallier par la même occasion, les néfastes conséquences de cette opération sur eux et sur eux seuls, en raison même de leur cerveau particulier. En effet, cette intervention, tout à fait banale et bénigne chez un sujet normal, se révélait dangereuse, voire mortelle une fois sur trois ou quatre, au bout de quelques mois chez ces anormaux notoires.

    Pourquoi exactement ? Les neurochirurgiens l’ignoraient. Ils espéraient seulement que la lobotomie personnalisée, plus perfectionnée, stopperait cette saignée dans les forces laborieuses du camp des « Lobos ». Un potentiel inespéré et à bon compte dont il aurait été inconcevable et stupide de se priver !

    Antonio n’avait gardé aucun souvenir de ce qui avait suivi sa capture jusqu’à l’instant magique de sa guérison, lorsqu’il l’avait découverte en face de lui, bel ange de miséricorde. C’est de retour dans la cage plombée et verrouillée où il était enfermé seul, que lui étaient revenus par bribes les images tourmentées de sa vie au camp : les coups, la douleur, la faim et, en surimpression, le visage haineux du gop qui l’avait abattu lors de son arrestation.

    Si sa guérison avait été instantanée, le réveil de sa conscience avait été extrêmement douloureux. Comme lorsque la chaleur revient dans un membre gelé ! Bien qu’il ait récupéré la presque totalité du Pouvoir de la Roue, il n’avait pu joindre les deux autres « sujets » de l’expérience prétendument médico scientifique de Marne-la -Vallée. Leur cerveau mutilé l’empêchait de savoir où on les gardait et il ne pouvait les chercher sans risquer d’être démasqué. Il devait continuer à simuler jusqu’à leur retour en Australie. Lui, avait fait son temps comme cobaye aux yeux de ses « maîtres » aussi repartait-il dès le lendemain dans son Unité d’Internement. Les deux sujets « frais » allaient assurer la relève. Il ne pouvait malheureusement rien faire pour eux tant que le congrès n’était pas terminé. Mais à leur retour…

    « Moi, je reste jusqu’à la fin. Je pourrais peut-être… »

    « Non ! Trop dangereux, beaucoup trop ! Tu finirais par attirer l’attention sur toi ! Ce serait formidable je te l’accorde mais Hawk ne me pardonnerait pas de t’avoir encouragée à cela ! »

    « Il n’a pas besoin de savoir ! »

    « Voyons, il sait Mary !

    « Mais… »

    « Crois-tu vraiment être en mesure de lui cacher quoi que ce soit ? Je t’en conjure, ne tente rien ! Et sois prudente tant que tu es ici ! Vite, pars maintenant, on t’observe ! »

    Il coupa brutalement la communication entre eux. Durant leur échange, très bref mais très intense, elle l’avait regardé fixement tandis que lui continuait à jouer son rôle de chien savant pour une galerie émerveillée. Il n’était guéri que depuis quelques jours de sa terrible amputation, cependant il possédait une maîtrise de soi bien plus affutée que celle de Mary dont l’attitude figée et fixée sur le cobaye intriguait le neuropsy qui s’approchait d’elle. Le pendentif se remit à chauffer, l’avertissant du danger. Elle se passa une main fébrile sur le front.

    - Ça ne va pas mademoiselle ?

    - Il fait très chaud, j’ai mal à la tête…Je vais sortir, excusez-moi…Dit-elle en commençant à s’éloigner.

    Il la retint par le bras.

    - Il me semble vous avoir déjà vue non ? N’est-ce pas vous qui…

    Antonio réagit au quart de tour, il se mit à pousser des cris inarticulés puis à tourner sur lui-même en battant l’air de ses bras, semant un vent de panique dans l’assemblée. Ce qui ne manqua pas d’attirer sur lui l’attention du neuropsy soupçonneux et de ses confrères. Une diversion bienvenue qui permit à Mary-Anne de s’esquiver discrètement pendant que trois gops ceinturaient la « bête » et que les « savants » tentaient de rassurer le public.

    « Je te ferai savoir si j’ai réussi. » Put elle entendre lorsqu’elle fut en sécurité dehors.

    Cette fois encore, elle s’en était tirée à bon compte !


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  • 31 décembre

     

    Il était bientôt minuit. Hubert l’avait invitée à réveillonner à l’Universalis, là-même où elle avait accepté de l’épouser devant plus de cent témoins, comme pour mieux lui rappeler sa promesse. Depuis ce jour, il l’entourait de tendresse. Il en avait désormais le droit. Sous la caresse de ses regards, elle se sentait comme un objet précieux. Son désir d’elle, de plus en plus pressant, l’environnait à chaque instant qu’ils passaient ensemble et comme il devait bientôt partir pour un nouveau chantier, c’était le plus souvent possible. Elle avait peur. Son corps éveillé par un autre à la sensualité, réagissait malgré elle aux mains douces et persuasives d’Hubert et à ses baisers voraces. Elle avait peur de céder aussi résistait-elle de toutes ses forces à son fougueux amoureux, se refusant encore à trahir…Mais trahir qui ? Un autre qui l’avait sûrement bannie de sa vie comme elle l’avait banni de la sienne. Non, c'était Hubert qu'elle trahissait honteusement. Lui l’aimait ! Or elle avait juré de le rendre heureux. Pourrait-elle encore longtemps se refuser à lui ? Ce soir, ses yeux étincelaient. Il sentait la victoire proche. Pour cette nuit de la Saint Sylvestre, il avait voulu le meilleur: repas aux chandelles, champagne, musique douce et danse.

    Il avait retenu un petit salon pour deux afin de profiter de sa présence sans autres témoins que les violonistes qui jouaient pour eux seuls. Les bruits du réveillon qui avait lieu dans la grande salle marbrée de blanc du mariage, leur parvenaient étouffés à travers les mûrs capitonnés de velours vieil or.

    Il l’avait invitée pour un slow langoureux. Contre son ventre, elle sentait la preuve tangible et dure de son désir. Elle en était si troublée qu’elle ferma les yeux…

    « Hawk ! » Ce nom avait failli franchir ses lèvres malgré elle. Elle fut prise de panique et eut un instinctif mouvement de recul. Mais Hubert resserra son étreinte autour d’elle.

    - Pardonne-moi mon amour, j’ai tellement envie de toi !

    Un hourvari de cris et de musique tonitruante leur parvint de la grande salle. Un gong sonnait minuit. Les salves de « Bonne année ! » hurlés à tue-tête résonnaient, crevant leur petite bulle d’intimité. Les violons entamèrent une joyeuse sarabande autour du couple enlacé, leur enjoignant de sacrifier au baiser sous le bouquet de gui enrubannée de rouge et d’or qui pendait sous le lustre aux pendeloques scintillantes.

    - Bonne année à toi mon amour ! Chuchota Hubert à son oreille

    - À toi aussi chéri ! Répondit-elle

    Et ce fut elle qui, nouant les bras autour de son cou, lui donna le baiser qu’il attendait. Baiser qu’il approfondit aussitôt, capturant ses lèvres, les obligeant à s’ouvrir sous la pression des siennes, ardentes et impérieuses. Elle vacillait contre le jeune homme que la fièvre du désir consumait.

    - Anne, partons ! Viens chez moi ! Implora t-il à voix basse.

    Les pensées sauvages et folles qu’il remuait en cet instant précis, la faisaient trembler. Allait-elle oser franchir ce pas décisif ? Abandonner son corps aux mains d'Hubert alors que son cœur était encore tout empli de ….Et cette voix dans sa tête qui ne cessait de hurler : « NON ! ». Elle devait se décider

    - … D’accord !

    Aussitôt, la voix se tut. Elle soupira. De soulagement ou de déception ? S’il avait noté son hésitation, Hubert n’en montra rien, trop heureux qu’elle accepte son invitation. Il allait lui faire l’amour, enfin ! Après cela, elle oublierait « l’autre », définitivement ! Voilà ce qu’il se disait en se l’imaginant nue et offerte entre ses bras.

    Est-ce parce qu’il partait le lendemain qu’elle était prête à exaucer ce rêve qu’il faisait depuis leur première rencontre ? Il ne voulait pas s’appesantir sur cette question qui le taraudait malgré lui. Elle était prête à se donner à lui, c’était tout ce qui comptait à ses yeux

    La demeure de l’architecte était à son image, solide, chaleureuse et confortable. Il la conduisit dans le salon, près d’une vaste cheminée où il alluma prestement un feu de bois synthétique. La chaleur monta très vite dans la pièce. Après l’avoir débarrassée de son manteau et de ses chaussures, il la fit asseoir sur l’épais tapis de laine étalé devant l’âtre.

    - Mets-toi à l’aise, amour, je nous prépare un verre.

    - Hubert ?

    - Quoi ma chérie ?

    - Ne tarde pas trop !

    - Aucun risque mon ange !

    « Ô non ! Ne tarde pas, sinon je risque de changer d’avis ! » Se dit-elle résignée. Mais il était déjà de retour, deux coupes dans une main et dans l’autre, un seau plein de glace d’où dépassait une bouteille de champagne. Il s’installa près d’elle sur le tapis, fit sauter le bouchon puis les servit tous deux.

    - Buvons mon cœur ! Buvons à notre amour !

    Il vida sa coupe d’un trait en la buvant des yeux, tandis qu’elle prenait tout son temps, dégustant à petites gorgées le breuvage pétillant qui rafraîchissait son gosier desséché par l’appréhension.

    Elle reculait ainsi l’échéance mais Hubert, pressé soudain, lui retira le verre des mains et la fit basculer sur le tapis.

    - Anne…. Anne… Je n’en peux plus !

    À-demi étendu sur elle, il prit sa bouche et força ses lèvres. Ses doigts impatients luttaient contre les minuscules boutons de nacre de son chemisier de soie, puis s’attaquaient à l’attache récalcitrante de son soutien-gorge arachnéen. En un tournemain, avant même d’avoir eu le temps de réagir, elle fut à moitié nue, sa peau d’albâtre juste éclairée par les flammes dansantes. Déjà il empaumait les seins ronds…

    « Quand a-t-il éteint la lumière ? Ou bien est-ce moi ? »

    Une main chaude, fébrile, remontait sa jupe, glissait sur ses jambes, s’insinuait entre ses cuisses…Elle se redressa, frémissante. Puis la bouche incendiaire d’Hubert fut partout, semant en elle un trouble inavouable. Au fond d’elle jaillit un cri sauvage. Elle ne sut pas qui l’avait poussé, d’elle ou de cette autre voix, rauque et brisée qu’elle tentait en vain d’oublier.

    - Non !

    - Anne, mon amour…

    - Pardonne-moi Hubert ! Je ne suis pas prête ! Je n’ai jamais…C’est la première fois tu comprends…Sois patient, je t’en prie ! Laisse-moi un peu de temps ! À ton retour…

    Poings serrés, souffle court, tremblant de frustration, il se retenait de lui dire vertement qu’il lui avait déjà laissé beaucoup de temps. Elle avait accepté la bague de fiançailles, un solitaire, qu’il lui avait offert au dessert, elle lui appartenait, alors pourquoi ? Mais il l’adorait et la respectait plus que tout, alors il se contenta de lui dire :

    - Non, toi pardonne-moi ma chérie, tu as raison ! Je suis une brute mais je te désire si fort ! Toi aussi tu comprends n’est-ce pas ?

    - Bien sûr chéri !

    Elle avait honte de cette victoire si facile et de l'intense soulagement qu'elle en ressentait. La générosité d’Hubert, son abnégation, ajoutaient encore à ces deux sentiments étroitement mêlés.

    - Je t’aime tant Anne ! Promets-moi qu’à mon retour, nous fixerons la date de notre mariage.

    - Je te le promets mon amour !

    - Veux-tu quand même rester avec moi cette nuit ? Je pars demain alors je veux juste te garder dans mes bras.

    Elle resta.

    Étendus sur le tapis, près du feu mourant, enveloppés dans une couverture, blottis l’un contre l’autre, ils parlèrent longtemps avant de s’endormir, épuisés, comme le font les amants après l’amour. Quelle dérision ! Comble de largesse, en la quittant après un dernier baiser sur le quai de la gare, il lui laissa sa voiture, ignorant toujours, comme tous les autres, qu’elle n’avait plus le droit de conduire.

     

    Le 2 janvier, c’est sa mère qu’elle accompagnait à la gare Elles n’étaient pas réconciliées cependant Félie avait tenu à ce qu’elle soit là. Elle avait encore quelque chose à lui dire. Avant de monter dans son train, elle lui accrocha le pendentif autour du cou... Elle n’eut pas besoin de dire où elle l’avait retrouvé, Mary savait.

    - Je sais que tu m’en veux ma chérie, mais garde-le il en va de ta sécurité. Saches que ce que j’ai fait, c’est par amour. Essaie de me pardonner !

    Le bijou maudit irradiait entre ses seins, la brûlait. Elle avait si mal qu’elle ferma les yeux, incapable de l’arracher, soudain submergée par un flot d’images et de sensations aussi douloureuses que merveilleuses : la falaise, le menhir, Hawk, le rite, le Pouvoir…

    Quand elle rouvrit les yeux, elle était seule sur le quai et le train s’éloignait…


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  • 7 décembre 2057

     

    À 5h, Mary-Anne sortit d’un sommeil agité, fébrile et la gorge encore serrée de rage autant que de chagrin.

    Il avait osé. Elle ne l’avait pas appelé mais il était venu, rompant sa promesse. Il n’était pas seul. Ses cinq acolytes l’avaient accompagné, envahissant son rêve sans vergogne. En silence, comme ils l’avaient fait en Bretagne, ils avaient formé le cercle autour d’elle puis, immobiles, l’avaient fixée tristement réprobateurs. Bien en vue, le pendentif, signe de leur appartenance à ce mouvement honni, luisait d’un éclat plus que jamais maléfique. Comme les autres fois, ils étaient apparus dans cette espèce de no man’s land fait de néant et de silence, auréolés de brume bleue. Elle était au milieu d’eux, accusée par leurs six regards pointés sur elle. Malgré elle, ses mains s’étaient tendues vers Hawk. Ses sens endormis s’enflammaient à sa vue. Mais elles n’avaient rencontré que le vide. Lui non plus ne pouvait la toucher. Ses poings serrés témoignaient de l’intensité de sa frustration.

    - Partez ! Avait-elle crié aux six apparitions.

    Mais c’est à « lui » surtout qu’elle s’adressait. Et c’est lui seul qui avait d’abord parlé. Ses traits étaient crispés comme s’il avait cherché à contenir sa colère. Ou…sa douleur ? Les bras le long du corps, paumes tournées vers elle en signe d’impuissance et de reddition, il avait supplié.

    - Ne fais pas ça Mary, ne nous fais pas çà, ne m’abandonne pas, j’ai besoin de toi ! Je t’aime et quoi que tu en dises, toi aussi tu m’aimes, alors par pitié ne laisse pas la haine et l’incompréhension l’emporter !

    - Que ne dois-je pas faire ? Avait-elle demandé mais il avait soudainement disparu sans lui répondre.

    Seuls les cinq autres étaient restés encore quelques secondes, immenses, accusateurs avant de se dissoudre à leur tour dans le néant. Ce ne fut qu’alors que leurs cinq voix à l’unisson résonnèrent dans sa tête, comme en écho :

    « Il a besoin de toi… La Roue a besoin de toi… Besoin de toi… »

    Elle se réveilla, tremblante, un sentiment de désespoir âpre et profond fiché dans le cœur. Le sien ou celui du Faucon blessé ? Elle ne comprit le sens caché de ce rêve que bien plus tard dans la journée.

    À 9h, Hubert était là, ponctuel, impeccable d’élégance dans son costume gris souris, un œillet blanc à la boutonnière. Comme prévu, ils se rendaient ensemble à la cérémonie civile qui devait se dérouler à l’Hôtel de ville de Lille, devant un cercle restreint de participants. Pour la circonstance, elle avait revêtu un chaud tailleur en lainage mordoré assorti d’une ample cape qu’elle avait fermée avec la broche en émeraudes que lui avait offerte son cavalier

    En matière de mariage, comme pour beaucoup d’autres institutions, les choses n’avaient pas beaucoup changé. Que ce soit pour se « pacser » ou pour convoler en justes noces, le passage devant monsieur le maire était toujours de rigueur. Celui de la mégapole lilloise, ami du marié, très jeune et récemment élu par son conseil municipal, allait se faire un plaisir de lire aux deux héros du jour, les articles du Code Civil Universel concernant les droits et devoirs mutuels des époux.

    César-Auguste Flandrin, premier magistrat, était élu pour sept ans. Comme ses confrères, après ces sept années, il ne pourrait briguer un nouveau mandat avant sept autres années.

    Cela lui laisserait le temps de méditer sur ses erreurs et de peaufiner un autre programme s’il se décidait, après ce long délai, à se présenter une deuxième fois au suffrage des électeurs. Cela impliquait aussi que non seulement durant son mandat mais également pendant les sept années sabbatiques forcées, il demeure à la hauteur de leur confiance, ou qu’il travaille d’arrache- pied à la regagner. Il y avait d’ailleurs fort à parier qu’il repasserait haut la main, non seulement César-Auguste était un excellent gestionnaire mais encore, il était très proche de ses administrés.

    À 10h30, entourés de leur famille, de leurs témoins et de quelques amis intimes, Surprise et Alexeï étaient déclarés mari et femme devant la société. Côte à côte, Mary et Hubert sacrifiaient à l’incontournable séance de signature du registre, sous le regard scrutateur d’Ophélia.

    Arrivée la veille, cette dernière avait décommandé l’hôtel. Les parents de la mariée lui avaient en effet offert une chambre chez eux pour la durée de son séjour. Elle n’était pas revenue à Lille depuis qu’elle avait émigré en Provence après le décès de son mari et ses vieux amis n’étaient que trop heureux de pouvoir évoquer avec elle les bons souvenirs d’autrefois. En comparaison, les retrouvailles mère-fille avaient manqué de chaleur.

    Hubert et Mary étaient allés la chercher ensemble à la gare. Cette première rencontre avec le soupirant de sa fille avait été marquée par la froideur. Un round d’observation qui n’augurait rien de bon entre eux.

    Elle n’était restée à l’appartement que le temps d’en faire le tour et de s’extasier de manière un peu trop convenue pour être sincère, des changements apportés à la déco et du côté pratique des lieux.

    Elle avait passé quelques minutes dans la chambre de Mary, afin, avait-elle dit, de profiter de la salle de bain attenante pour se rafraîchir un peu et changer de vêtements avant de se rendre à l’invitation des Moret-Montarel pour la soirée. Puis elle avait consenti à boire un café et à grignoter quelques gâteaux. Après quoi elle avait prétexté la fatigue du voyage pour prendre congé. En vérité, elle se sentait extrêmement mal à l’aise en présence de l’architecte qu’elle soupçonnait d’être l’amant de sa fille. Soupçons encore renforcés par la scène qu’elle surprit à la sortie de la mairie.

    Prenant dans la sienne la main de sa cavalière, Hubert lui dit :

    - Tu te rends compte, Anne, ce pourrait être nous !

    Il mijotait cette idée depuis quelques jours déjà, Mary le savait pertinemment mais pourquoi fallait-il qu’il ait justement choisi le mariage de sa meilleure amie pour se déclarer aussi ouvertement ? Et en présence de sa mère qui plus est ! À voir son air, elle devinait ce que Félie pensait sans avoir besoin de lire en elle ! Plus que contrariée ou déçue elle était en colère !

    - Hubert… Interrompit-elle le jeune homme avant qu’il ne fasse la déclaration qui lui brûlait la langue. Mais il ne pouvait plus reculer maintenant qu’il avait commencé.

    - Je t’en prie Anne, ne me réponds pas tout de suite, réfléchis !

    - Hubert…

    - Tu sais que je t’aime n’est-ce-pas ? Je saurai te rendre heureuse, épouse moi !

    Elle regarda sa mère qui avait pâli et dont les yeux s’accrochaient aux siens, suppliants. Elle répondit de but en blanc, comme pour la défier :

    - Je te donnerai ma réponse ce soir !

    Tout comme Félie, il en demeura muet de saisissement. Il ne savait quel serait le verdict mais il fut soudain empli d’espoir. Il osa alors ce qu’il n’avait encore jamais osé, il la prit dans ses bras la serrant à l’étouffer. Puis il se pencha sur elle et sans lui laisser le temps de réagir, l’embrassa, forçant sa bouche avec détermination. Presque pâmée, elle ferma les yeux. Mettant son abandon sur le compte de la passion, il approfondit son baiser. Elle n’avait qu’une envie pourtant, celle de s’arracher à lui. Malgré elle, son cœur déchiré en appelait un autre alors elle céda, s’obligeant à consentir à son étreinte pour continuer à donner le change, laissant sa mère effondrée sous le choc.

    Les mariés eux aussi, avait surpris le fougueux enlacement de leurs deux amis. Déjà, ils échafaudaient mille projets. Mary entendit quelques applaudissements. Tandis qu’elle s’écartait vivement, étourdie et rose de confusion, elle les « entendit ». Ils pensaient tous : « Un autre mariage en perspective ! »

    Elle capta aussi un « Non ! » désespéré. Sa mère sans doute ! Ou quelqu’un d’autre ?

    À 16h, ils étaient tous réunis dans la nef de l’immense cathédrale dont la flèche dressée vers le ciel gris, presque blanc de ce début décembre, dominait la partie neuve de la tentaculaire cité nordique dont Roubaix, Tourcoing et bien d’autres villes proches avaient été phagocytées, devenant de simples quartiers de Lille ou au mieux, des arrondissements à l’égal de ceux de Paris. Cette haute et imposante bâtisse, résolument moderne dont les murs de pierre blanche s’illuminaient de vitraux multicolores, était l’une des nombreuses « Maisons de Dieu » érigées depuis une dizaine d’années, témoignages de la foi des disciples de la NÉO, Nouvelle Église Œcuménique, qui rassemblait en son sein la majorité des croyants de la chrétienté à travers le monde unis sous la même divine bannière.

    Les deux familles avaient fait les choses en grande pompe. La cérémonie religieuse fut magnifique. Pourtant vaste, la cathédrale était pleine à craquer. À croire que tous le peuple lillois avait reçu une invitation. La notoriété d’Alexeï y était pour beaucoup. Une grande partie des membres de sa nombreuse famille, était venue tout exprès de Russie ainsi que des tas de collègues des quatre coins du monde.

    Quant aux Moret-Montarel, ils étaient nés à Lille où ils avaient, eux aussi, une foule d’amis et de connaissances. Le père de Surprise était un chef d’entreprise très estimé. Il avait en son temps, repris les filatures moribondes, avait investi pour cela tout son capital et les avait remises sur pieds à force de persévérance et d’acharnement. En pleine période troublée, alors que tant de chômeurs crevaient de faim, lui n’avait pas renoncé. Ni les guerres civiles qui endeuillaient le pays, ni la peste ni le choléra ne le firent capituler. Il embaucha, travailla avec ses ouvriers, sua sang et eau avec eux et parvint au bout de dix ans à faire revivre sa région en requinquant l’industrie textile du Nord, une vieille dame depuis si longtemps abandonnée. Beaucoup de braves gens lui devaient une fière chandelle. Aujourd’hui, ils étaient tous là pour voir le « patron » marier sa fille.

    On vit sortir plus d’un mouchoir quand le jeune couple ému échangea promesses et anneaux dans un silence recueilli.

    À la sortie, le parvis était noir de monde, les flashes crépitaient, le riz et les pétales de roses volèrent sur les mariés tandis que les « Hourras ! » fusaient. Pour couronner le tout, alors que les cloches carillonnaient à la volée, la première neige annonciatrice de l’hiver proche commença à tomber sur l’assemblée.

    « Heureux présage » Entendit Mary près d’elle. Et chacun y alla de sa sentence.

    « Mariage de décembre, bonheur dans la chambre ! » Prononça une charmante vieille tante d’Alexeï, chamarrée comme une perruche.

    « Le Bon dieu sème des plumes sur la nuit de noce, c’est bon signe ! » Ajouta une autre dame, avec un accent russe à couper au couteau. Celle-là était coiffée d’un gigantesque chapeau à fleurs tout à fait hors-saison et surtout totalement anachronique. Hubert étouffa un fou-rire.

    - La première, c’est Natalia Andrevskaïa, la sœur aînée du père d’Alex, la deuxième c’est Evguénia Lermontovna, sa marraine. Lui apprit son cavalier. Originales non ?

    Elle n’eut pas le temps de répondre. Quelque chose d’odorant, de saupoudré de neige, vola dans les airs et dans sa direction. Elle tendit instinctivement les mains pour l’attraper. Surprise venait de lancer son bouquet…

    - Encore un heureux présage ! Ajouta Hubert, si j’en crois la tradition, tu es la prochaine mariée !

    - Peut-être. Répondit-elle, confuse de voir tous les regards braqués sur elle.

    Sur le beau couple qu’elle formait avec lui surtout ! Et cette réflexion là, elle n’eut pas besoin de l’entendre de vive voix autour d’elle pour savoir que les jeunes mariés eux, en se regardant heureux, l’exprimaient tout aussi clairement dans leur tête. C’est à ce moment précis qu’elle réentendit : « Non! » Certaine cette fois d’avoir reconnu la voix angoissée de Hawk. Son cœur se mit à saigner. Elle retenait ses larmes mais Hubert, perspicace, remarqua son trouble qu’il s’empressa d’attribuer à l’émotion du moment. Sa jolie compagne voyait sa meilleure amie mariée. Il se doutait qu’elle pensait probablement à « l’autre ». La colère le gagnait. Il rêvait de casser la gueule de ce salaud qui avait encore le pouvoir de la faire souffrir.

    En l’accompagnant à la calèche fleurie qui allait les amener jusqu’à l’Universalis où se tenaient le vin d’honneur suivi des agapes, il se demanda si elle enviait Surprise, princesse d’un jour dans son rêve de robe immaculée, protégée du froid par un nuage de fourrure synthétique blanche. En l’admirant, sublime dans son fourreau de soie émeraude, les épaules couvertes d’une large étole de lainage de la même couleur, le bouquet de Surprise à la main, il se disait qu’à son bras, elle serait une mariée parfaite, encore plus belle que son amie pourtant époustouflante. Il la fit asseoir près de lui et garda un bras possessif autour de ses épaules durant tout le trajet.

    Oh oui ! Mary enviait Surprise mais ce n’est guère auprès de son cavalier amoureux qu’elle se voyait. Durant quelques instants, le regard émerveillé posé sur elle n’avait plus été celui d’Hubert mais celui très intense d’un homme grand, brun, aux yeux bleus, si bleus…qui lui murmurait à l’oreille : « Tu es si belle ma sirène ! »

    Elle sortit de ce songe éveillé. C’était la voix d’Hubert qui poursuivait :

    - Si belle ! Toi aussi tu seras une mariée fabuleuse !

    Elle sursauta.

    - Je t'en prie ! Ne m’appelle pas ainsi ! Ne put-elle s’empêcher de lui dire.

    Il accusa le coup et se tut. Elle n’eut pas le cœur de lui mentir une nouvelle fois.

    - Il m’appelait ainsi tu comprends ! S’excusa-t-elle. Toi, tu es le seul à m’appeler Anne. Aide-moi à l’oublier Hubert !

    - Je te le promets Anne ! Murmura-t-il un peu consolé.

    Ils ne dirent plus un mot jusqu’à l’Universalis, tandis que le long cortège, la calèche nuptiale en tête, croulant sous les fleurs, s’ébranlait lentement et traversait la ville neuve sous les vivats des badauds, accompagné par le joyeux tintamarre des balalaïkas et par les trilles folles des violons tziganes. On avait fait venir des musiciens de « là-bas » Pour le mariage du « petit ».

     

    19h… Chacun s’empressait autour des heureux époux. Illuminée de l’intérieur, Surprise souriait, se laissant féliciter et embrasser avec cet air de pur ravissement qui ne l’avait pas quittée depuis la mairie. Mary avait été la première à le faire.

    - Tu seras heureuse toi aussi ma chérie ! Il te suffit de faire le bon choix !

    Avait lâché son amie tout en jetant un regard entendu vers Hubert qui était en train de congratuler Alexeï.

    - Je sais ce que tu penses petite rouée !

    - Tu ne peux y couper Mary ! C’est la coutume, celle qui reçoit le bouquet est la prochaine !

    - Tu as triché ! Tu me l’as lancé délibérément !

    - C’est vrai ! J’ai décidé de donner un petit coup de pouce au hasard !

    - Tu vas trop vite en besogne madame Andrevski !

    - Qui vivra verra…Tu sais, madame du Mercy de Combarant t'irait aussi bien que me va madame Andrevski  !

    Puis la radieuse jeune mariée s’était éloignée sans lui laisser le temps de répondre et s'était dirigée vers Félie qui se tenait à l’écart, silencieuse, visiblement absente de la fête, tandis qu’elle-même rejoignait Hubert.

    Sa mère…Elles s’étaient à peine vues depuis son arrivée. Elles n’avaient pas d’avantage parlé. La présence d’Hubert à ses côtés la gênait manifestement et Mary savait pourquoi. À travers la salle bondée, elle sentait le regard empli de reproche et d’amertume que Félie appuyait sur leur couple. Comme s’il avait été illégitime ! Quand vint le moment de passer à table, elle fut heureuse d’être assise loin d’elle. Qu’importe de toute façon, elle n’avait rien à lui dire. Pas besoin de se parler d’ailleurs ! En dépit de la distance entre elles, elle captait sans mal sa tristesse et elle aussi en souffrait en silence.

    Entre les plats aussi variés que raffinés, l’orchestre en grande tenue de soirée, jouait de la musique que les plus jeunes jugeaient antédiluvienne : des valses, des tangos ou encore de bons vieux slows propices aux amoureux, le tout entrecoupé par la musique enlevée ou nostalgique du folklore russe interprétée avec brio par les musiciens commandités par la famille Andrevski. Aucun de ces rythmes endiablés, syncopés, métalliques, synthétiques et trop bruyants qui étaient l’apanage des boîtes de cette deuxième moitié du XXIe siècle, n’avait sa place ici.

    Ce furent les mariés qui ouvrirent le bal au son d’une valse lente et surannée. Hubert saisit l’occasion pour entraîner sa cavalière à leur suite.

    Il s’enivrait de ces précieux instants durant lesquels il la tenait consentante entre ses bras. Elle s’abandonnait ravie au plaisir de la danse.

    Chaussée de ballerines pour la circonstance - elle voulait se sentir petite face à son cavalier - elle glissait légère sur la piste de marbre blanc.

    - Tu danses comme une déesse, tes pieds semblent à peine toucher le sol ! S’extasia le jeune homme ébloui.

    - Tu n’es pas mal non plus beau prince ! Ah ! J’adore la valse !

    - Anne, je …

    - Pas maintenant, je t’en prie !

    Elle percevait les mots d’amour qu’il voulait lui dire. Il n’avait plus aucune certitude depuis son baiser volé aussi attendait-il sa décision le cœur étreint d’angoisse

    Elle n’avait plus beaucoup de temps !

     

    Minuit… La fête battait son plein. Elle avait dansé comme une folle, oublieuse de tout, ivre de vin et de musique. Elle avait été de toutes les farandoles, était passée de bras en bras, indifférente à qui l’emportait dans le tourbillon.

    C’était l’heure des toasts aux mariés. Chacun y alla de son petit discours, drôle ou solennel. Son tour était venu. Elle se leva, un peu vacillante, elle avait trop bu, le champagne la rendait euphorique. Assis près d’elle, Hubert qu’elle avait souvent délaissé, ne savait plus où il en était et arborait une mine défaite. Elle vit sa mère se tendre, attentive…

    Il était temps. Elle porta son verre à hauteur des lèvres et prononça sentencieuse :

    - La coupe est pleine, il faut la boire !

    Ces paroles énigmatiques, prononcées d’un ton grave, captivèrent l’auditoire qui se tut, attendant la suite. Félie tressaillit, joignant les mains en un geste dérisoire de prière. De toute évidence, au contraire des autres, elle savait ce que sa fille allait dire.

    Mary ferma les yeux, se rassembla pour ne pas faillir… Ne pas défaillir. Elle reprit :

    - Surprise, Alexeï, mes chers amis, je bois à votre bonheur ! Que votre vie d’amour soit longue, prospère et féconde…

    En elle, une voix trop connue que le chagrin déformait cria une nouvelle fois :

    « Non ! ».

    Sa main trembla, crispée sur le pied fragile de la coupe débordante, son cœur saignait mais elle se contraignit à poursuivre :

    - Merci à tous deux de m’avoir présenté l’homme que j’accepte d’épouser ainsi qu’il me l’a demandé ce matin même !

    Dans le silence absolu et stupéfait qui suivit sa déclaration, elle entendit le cri étranglé de sa mère, vite étouffé par un tonnerre d’applaudissements et de vivats. Elle sentit un vent de panique se lever en elle à l’idée de ce qu’elle était en train de faire…Elle en frissonna d’appréhension en abaissant son regard vers Hubert, toujours assis, estomaqué, encore incrédule. Il se mit enfin debout, planta ses yeux dans les siens, y guettant une confirmation. Elle lui sourit.

    - Oui ! Chuchota-t-elle rien que pour lui après cette intempestive déclaration publique.

    Fou de joie, oublieux du verre qu’elle tenait encore à la main, il l’attira vers lui, les éclaboussant tous deux de champagne.

    - Et bien ! Ça s’arrose ! S’esclaffa-t-elle, faussement enjouée puis, résignée, elle vida ce qu’il restait de sa coupe d’un seul trait.

    « Adieu Hawk ! » Pensa-t-elle tristement et bien malgré elle puis elle se boucha intérieurement les oreilles pour ne plus entendre son hurlement de rage et de désespoir.

    - Un baiser ! Un baiser ! Scandaient les mariés et leurs invités en délire.

    - Anne mon amour, je peux ?

    - Bien sûr ! Permit-elle.

    Un autre l’avait appelée ainsi « Mon amour ! » Faisant alors vibrer son cœur et son corps d’une façon… À quoi bon revenir sur cet épisode ! Elle n’avait pas voulu de lui, la passion n’était pas pour elle. Hubert était là, présent, solide et tellement rassurant ! Plein d’espoir et d’ardeur contenue, il attendait le baiser qui allait officialiser leur avenir commun.

    Elle lui passa les bras autour du cou et lui tendit les lèvres. Alors, heureux, fou d’amour, il se pencha, prenant la bouche offerte. Son baiser, dévorant, profond, la laissa pantelante…de déception !

    Rien !

    Elle n’avait rien ressenti si ce n’est de la gêne et de l’inconfort à être ainsi « investie ». Il ne fallait pas qu’il sache. Elle resserra l’étreinte de ses mains sur sa nuque et se pressa encore plus étroitement contre le corps consumé de désir d’Hubert au risque de paraître indécente à tous ces gens qui les regardaient. Ce fut elle cette fois qui l’embrassa, jouant à merveille la promise la plus éprise qui soit.

    Sa décision était prise, elle s’y tiendrait quoi qu’il lui en coûte. Cet homme l’aimait, il méritait son amour. Elle apprendrait à l’aimer en retour, quitte à y passer sa vie et même à y perdre son âme car elle pressentait qu’il était bien capable, à force de tendresse, de colmater la brèche que son rival avait ouverte en son cœur.

    Quand ils reprirent enfin pied sous les regards amusés de l’assemblée, Félie se tenait près d’eux, réprobatrice. Elle capta sans peine les signaux que les yeux verts de sa mère lui envoyaient.

    « Pour qui joues-tu cette comédie mon petit ? Pour les autres ou pour toi-même ? Moi en tous cas, tu ne peux m’abuser ! »

    Puis elle se tourna vers son « ennemi » :

    - Monsieur, je voudrais parler à « ma » fille quelques instants, vous permettez ?

    - Je vous en prie Madame !

    Entre eux, la tension était palpable et la froide politesse de rigueur. Elle intervint :

    - Tu peux parler devant lui maman ! Nous sommes fiancés à présent !

    - C’est personnel !

    - Ce n’est pas grave ma chérie, vas-y ! Je t’attendrai !

    Dit Hubert en l’embrassant ostensiblement sur la bouche avant de céder la place, grand seigneur, à une Félie tendue comme un arc. N’avait-il pas gagné ? À voir l’air revêche mais vaincu de cette femme qui, il s’en rendait parfaitement compte, ne l’aimait guère, il en était sûr à présent.

    - À tout de suite…chéri ! Dit-elle en lui souriant tendrement.

    Sitôt qu’il se fut éloigné, vite entouré par ses amis qui souhaitaient le féliciter, elle suivit sa mère, réticente. Elle ne savait que trop bien ce que celle-ci allait dire. Elle n’avait pas envie de l’entendre.

    - C’est inutile maman ! Tu le sais !

    - Tu commets la pire des erreurs Mary-Anne ! Ne fais pas ça ! Tu te mens à toi-même mon enfant !

    - Décidément ! J’ai déjà entendu ça récemment !

    - Qui…

    - Ne fais pas l’innocente ! Tu sais très bien de quoi je parle ! De qui !

    - C’est vrai ! Il m’a dit qu’il avait essayé de te dissuader ! Il t’aime Mary et tu…

    - Stop ! Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas !

    - Ça ne te gêne pas de faire le malheur de trois personnes ? Hawk et toi, vous l’êtes déjà et ce pauvre garçon le sera bientôt ! Tu ne l’aimes pas ! Je ne crois pas t’avoir entendue le lui dire ce soir, en tous cas !

    C’était vrai, elle n’avait pu arracher de son cœur ce « Je t’aime ! » qu’Hubert attendait. C’eût été pour elle le plus indigne et le plus impardonnable des mensonges. Elle en avait déjà tant sur la conscience !

    - J’ai raison n’est- ce -pas ? Insista Félie.

    - Il a de l’amour pour deux et j’ai énormément de tendresse pour lui.

    - Ça ne suffira pas !

    - Ça suffira ! Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le rendre heureux !

    - Et toi ? Qui te rendra heureuse ?

    - Il me rend l’équilibre et la sérénité que l’autre m’a ôtée avec ta complicité !

    - Je t’en supplie Mary-Anne, ne fous pas trois vies en l’air !

    - Lâche-moi Félie, il m’attend !

    - Hawk aussi t’attend !

    - Mais ce n’est pas lui que je vais épouser. Tu vois cet homme là-bas ? Il est normal lui ! Asséna-t-elle en désignant Jean Hubert. Madame du Mercy de Combarant m’ira très bien, tu ne trouves pas ? Décocha-t-elle vengeresse.

    Puis elle fit volte-face pour rejoindre son cavalier mais sa mère n’en avait pas fini avec elle et elle la retint par le bras avec une force insoupçonnée chez une femme aussi petite et frêle. Percevant ce qu’elle allait dire, elle lui répondit d’office à voix basse afin que nulle autre qu'elle ne puisse l'entendre.

    - Ton pendentif ? Désolée, je l’ai perdu maman !

    - Mon Dieu ! Tu es….

    - Télépathe, comme mon père ! Ça et bien d'autres choses ! Et oui, il m’a bien légué ces foutus dons ! Tous hélas ! L’aurais- tu oublié par hasard ?

    - Non bien sûr mais si vite ! Il avait…Je ne pensais pas…Ne lutte pas contre cela ma fille, tu pourrais en souffrir plus que tu ne crois !

    - Je sais, on m’a déjà dit ça aussi!

    Elle mit fin à leur périlleux aparté et s’éloigna enfin, laissant sa mère en plan avec sa culpabilité, son amertume et accablée par un douloureux sentiment d’échec. Complètement abattue, Félie qui se sentait vieille et abandonnée d'un seul coup, partit s'enfermer dans les toilettes pour y pleurer tout son soûl à l'abri des regards indiscrets. La fête se poursuivit. Nul ne s'aperçut de sa disparition ni ne vit ses yeux rouges et gonflés lorsqu'elle revint. Sauf Mary. Dieu ! Où en étaient-elles arrivées toutes les deux après tant d’années de complicité et d’inébranlable confiance ?


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  • 13 Novembre

     

    Dans un peu moins d’un mois, c’était le mariage. La romance Mary-Hubert suivait son petit bonhomme de chemin, observée à la loupe par les futurs mariés attendris qui ne tarissaient pas d’éloge sur son cavalier. Surprise était la plus coriace.

    - Il est super Jean-Hub, hein ? Un peu conventionnel mais sympa, pas vrai ?

    - Il est très gentil.

    - Bon sang ! Je n’aime pas quand tu dis qu’un mec est gentil ! Qu’est-ce qui ne te plaît pas chez celui-là ?

    - Mais rien ma chérie ! C’est seulement que ton acharnement à vouloir me caser à tout prix, me fatigue. Et c’est un euphémisme de taille ma vieille !

    - Bon ! Je le reconnais ! Ça me peine de te voir encore célibataire à 30 ans. Allez, avoue que Jean-Hub est…

    - Craquant, d’accord mais je crois que notre ami est assez grand et intelligent pour plaider sa cause tout seul, non ? Alors cesse de t’occuper de nos affaires et pense à ton propre mariage avant de vouloir marier les autres !

    Elle entendait distinctement les rouages du machiavélique cerveau de son amie se mettre en branle. La petite futée avait tout enregistré. Le « grand », le « intelligent» et surtout ce « nos affaires », significatif pour elle de la notable évolution des relations chez ce couple qu’elle voyait déjà convoler.

    - Stop ! Ne tire pas de conclusions hâtives s’il te plaît !

    - Diable ! Comment fais-tu pour toujours deviner ce que je vais dire ?

    - Je te connais si bien ! Tu es sans surprise pour moi ma chère. Je lis en toi à livre ouvert !

    Ce n’était que trop vrai hélas ! Généralement, le fiancé embrayait, vantant à son tour les mérites certains de son ami. Ses efforts étaient louables, il voulait le voir aussi heureux que lui.

    - Tu sais, c’est un beau parti. Sa fortune personnelle est considérable !

    - J’ai toujours entendu dire que l’argent ne fait pas le bonheur !

    - C’est vrai mais l’amour, si ! Et il est très amoureux de toi, je le sais !

    - Mais moi, je ne le suis pas de lui !

    - Ça pourrait venir non ? Tu ne le vois plus uniquement comme un simple chevalier servant si je ne m’abuse.

    - D’accord ! C’est un excellent ami !

    Et de les rassurer tous les deux :

    - C’est vrai qu’il est très bien Hubert ! C’est même le mieux que vous m’ayez présenté. Si je dis qu’il est gentil, c’est parce qu’il l’est ! Vraiment ! En fait, c’est l’homme le plus gentil que j’aie jamais rencontré ! Là ! Vous êtes contents ?

    Leur satisfaction ne faisait aucun doute. Elle se lisait sur leur visage et en eux, aussi éblouissante qu’une de ces enseignes tridimensionnelles géantes dont les lettres fluo vous arrachaient les yeux dans la rue.

    « On a eu raison ! »

    « Quel beau couple ils feraient ! »

    « C’est sûr, ils vont finir ensemble ces deux là ! »

    Autant de messages qu’ils se lançaient du regard. Entre eux, nul besoin de télépathie. Leur amour leur tenait lieu d’émetteur-récepteur. Elle les enviait d’être unis par un sentiment si fort qu’ils se comprenaient à demi-mot, parfois même sans les mots. Elle avait connu cela en mille fois mieux et elle y avait sciemment renoncé. Elle savait qu’elle ne connaîtrait jamais cette connexion avec Hubert. Ils s’entendaient bien, elle en convenait mais pour elle en tous cas, cela n’allait pas plus loin.

    En fait chaque sortie avec lui était décevante et se soldait par un véritable fiasco. Chaque fois qu’il tentait un flirt un peu plus poussé, elle ne pouvait retenir un mouvement de recul. Il le sentait et reprenait aussitôt son rôle d’ami fidèle, s’imposant une réserve aussi drastique que frustrante pour un homme aussi épris que lui. L’adorer en silence devenait de plus en plus difficile mais il n’osait se déclarer, attendant d’elle un geste qui le lui permette. Il ne l’avait pas encore touchée comme il aurait aimé le faire, se contentant du traditionnel baisemain juste pour la voir rire un peu de ses manières démodées. Parfois, il allait jusqu’à effleurer de ses lèvres sa joue veloutée, en tout bien tout honneur, amicalement, tout en pensant qu’il y avait une bien meilleure façon de….

    Elle redoutait cet instant que lui appelait de tous ses vœux, attendant patiemment qu’elle soit enfin prête pour lui. Elle essayait bien de se convaincre, se répétant sans cesse ses nombreuses qualités. Il était sensible, généreux, plein d’humour, compréhensif, pondéré, stable etc, etc. Et plus que tout, il était là lui, au moins !

    « Mais si Hawk n'est pas là, c'est que tu ne le veux pas. » Lui soufflait insidieusement sa conscience.

    C’était en tous points un homme merveilleux qui aurait fait un amant et un mari plus que convenable pour la plus difficile des femmes. Il n’y avait entre eux qu’un léger malentendu : il l’aimait, elle ne l’aimait pas. Il la désirait de plus en plus ardemment mais lui, la laissait totalement indifférente sur ce plan. Et elle se sentait incapable de lui donner le change, pas même pour respecter la promesse qu’elle s’était faite dernièrement de lui offrir une chance. Elle ne le pouvait pas. Elle aurait eu l’impression de trahir, pire, de tromper « l’autre »…

    Mais Hubert ne désarmait pas. Chaque fois que son travail lui en laissait le loisir, il l’attendait à la sortie de l’Hôpital, quelle que soit l’heure de la fin de son service. Plein de prévenance, il lui ouvrait la portière de son rutilant coupé sport sous les regards extasiés de ses collègues qui lui enviaient ce parti de choix, à la fois riche et beau.

    Ils étaient devenus assez intimes pour se tutoyer mais curieusement ne le faisaient pas encore. Il en rêvait pourtant sans oser se le permettre. Cette privauté revêtait aux yeux de l’architecte presque plus d’importance que ce baiser sur la bouche de sa belle qu’il rêvait de lui donner depuis qu'il l'avait rencontrée. Lui dire tu, enfin…

    C'était arrivé la veille incidemment, tandis qu'il la raccompagnait. Comme à leur habitude, ils devisaient gaiement. Il avait commencé sans même s'en rendre compte, elle avait poursuivi comme si de rien n'était. Ce moment avait été si doux à son cœur qu'il en avait conçu un espoir indéracinable. Le sourire qu'il avait eu à cet instant-là, aurait pu faire fondre les icebergs alors qu’il se disait sans savoir qu'elle lisait en lui :

    « Je vais gagner ! Elle m’ouvrira bientôt son cœur… et son lit ! »

    Quant à elle, même si ce tour intime donné à leur relation lui faisait peur, elle avait décidé de faire fi de ses craintes.

    La nuit d’avant, elle avait rêvé de Blue Hawk, de façon très normale cette fois car respectant sa promesse, il ne s’était plus manifesté. C’est elle qui l’appelait, le suppliait de rester tandis que sa haute silhouette floue se diluait dans le néant. Elle s’était réveillée en larmes, déplorant contre toute logique qu’il ne lui soit pas apparu comme avant, qu’il ne l’ait pas appelée de sa voix rauque et tendre. Vite, elle avait remis un verrou d’acier trempé à son esprit indiscipliné, avant que de stériles regrets ne l’étouffent.

    Oui, c'était décidé ! Hubert serait sa sauvegarde, pas ce maudit pendentif qu’elle refusait toujours de porter malgré les conseils appuyés de son ennemi juré…

    En cette fin de journée pluvieuse, son amoureux transi profitait du moelleux confort de son canapé en sirotant un whisky. Comme convenu, il l’avait récupérée à la sortie de son service. Ils avaient décidé d’aller ensemble choisir leurs cadeaux pour les futurs mariés

    - Comment vas-tu ? Lui avait-il demandé en guise de bonjour, en l'embrassant tendrement sur les deux joues.

    - Bien et toi ? Lui avait-elle répondu en s'installant près de lui. Allez hop ! On y va, on n'a pas beaucoup de temps.

    Ni l'un ni l'autre n'avait eu l'air de s'étonner de cette nouvelle familiarité et lui n'avait pas voulu la relever. Il n'y croyait pas encore. En arrivant chez elle, elle l'invita à s'asseoir et à se servir un verre en attendant qu'elle finisse de se préparer

    - Tu sais où est le bar, fais comme chez toi et sers-moi un verre aussi, un Porto s'il te plaît ! Lui dit-elle en allant accrocher leurs manteaux dans la penderie.

    Un prodigieux sentiment de victoire l'envahit.

    Le « tu » n'était pas un accident ! Elle l'admettait enfin dans son intimité. D'ailleurs, n'était-ce pas la première fois qu'il resterait chez elle plus d'une heure ? Après leurs courses communes, il était convié à dîner.

    - Ce sera à a bonne franquette pour une fois cher ami. Je tiens à te montrer qu'il n'y a pas que le resto sur terre. Ma mère m'a appris à faire de bons petits plats à l’ancienne avec trois fois rien !

    Avait-elle lancé tout à trac alors qu'il s'apprêtait à l'inviter au restaurant comme presque chaque fois qu’ils sortaient ensemble.

    Qu’un si petit mot, une si banale invitation à dîner aient pour lui un tel impact, était touchant et elle était touchée plus qu'elle ne l’aurait souhaité. Elle revint vers lui, l'embrassa gentiment sur la joue, but une gorgée et se releva :

    - Sois un amour, attends moi encore un peu, je vais faire vite, promis ! Je prends une petite douche et je suis à toi !

    Puis elle s'éloigna sans se retourner pour ne pas voir le sourire de pur bonheur qui s'épanouissait sur ses lèvres par la seule grâce de ce « Je suis à toi ! »

    Si le jet bienfaisant la lavait de ses soucis, il n’oblitérait pas la présence de son soupirant ni ses pensées bouillonnantes. L’insonorisation de la salle de bain avait beau être au top, elle les entendait parfaitement

    « J’aimerais bien être sous la douche avec toi et que tu sois enfin à moi comme tu dis » Se disait-il très excité.

    Il mit très vite un frein à cette évocation car la seule idée de la jeune femme nue et ruisselante d’eau le mettait au supplice provoquant d’intempestives et gênantes réactions. Mary-Anne le savait, c’est pourquoi elle prit son temps afin de lui permettre de se ressaisir et de redevenir décent. Il ne pouvait deviner, le pauvre, qu’elle captait la moindre de ses pensées concupiscentes. Elle contrôlait de mieux en mieux ce don embarrassant, elle les occulta donc, se sécha, s’habilla et le rejoignit sur le canapé où, apparemment calmé, il patientait sans se douter de rien. Puis ils partirent, bras dessus bras dessous comme un vieux couple, tout en discutant joyeusement des cadeaux qu'ils allaient acheter et de cette noce qui s’annonçait magnifique. Heureuse pour ses amis, pour Surprise surtout, Mary redoutait la venue de sa mère à l’occasion de cet événement. Que lui dirait-elle?

    Elle aurait aimé leur donner une chance à toutes deux de régler leurs différends mais prétextant que son appartement était trop exigu et qu’elle aimait ses aises, Félie avait décidé de loger à l’hôtel. Elle en avait été absurdement rassurée. Le fossé entre elles était devenu gouffre. À Surprise qui s’étonnait de cette brouille inexplicable, elle avait menti en disant :

    - Comme toi, elle a trop cherché à me caser.

    - Avec le type mystérieux de tes vacances je suppose ?

    - Exactement !

    - Mais cela valait-il une telle fâcherie entre vous?

    - Oui ! Et ne me demande pas de t’en dire plus. En parler me stresse, tu comprends ?

    - Sûr ! Mais tu as Hubert maintenant !

    - C’est vrai !

    Ce mensonge là ajouté à tous les autres, elle n’en était plus à un près ! La seule vérité, c’était la rancune tenace qu’elle vouait à sa mère depuis l’été. Elle aussi s’était enferrée dans le mensonge par omission. Elle savait vers quoi, vers qui elle envoyait sa fille pourtant, elle n’en avait rien dit. Ce qu’elle attendait de Félie, ce n’était pas tant une vérité qu’elle connaissait pour l’avoir apprise lors du rite sur la falaise, mais l’aveu même de cette vérité de sa bouche. La nuance était de taille pour la jeune femme déçue par un silence maternel qu’elle ne s’expliquait toujours pas.

    Elle au moins, mentait par nécessité, pour se préserver du danger dans lequel la mettait sa répugnante et anormale nature. Cependant, cela lui pesait de plus en plus, alors pour se consoler, elle se disait qu’autour d’elle, tout n’était que mensonge. À commencer par le monde dans lequel elle s’était toujours sentie à sa place jusqu’à ce que la Roue lui en dévoile les noirs aspects. Il était loin d’être aussi idyllique que le Gouvernement des Sages s’évertuait à le faire croire. Quant à ses concitoyens, dont beaucoup de ses patients, elle n’avait plus envers eux la même indulgence.

    Elle ne savait que trop quelles sombres pensées les agitaient souvent.

    La duplicité des autres l’enfonçait chaque jour un peu plus dans la sienne propre et elle n’y voyait aucune échappatoire, il en allait de sa sécurité. Elle se mentait à elle-même en faisant semblant d’oublier. Elle faisait croire à ses amis qu’elle était comme eux et qu’elle avait retrouvé la joie de vivre. Elle faisait croire à ce chic type qui la couvait des yeux en rêvant d’amour partagé que c’était devenu possible…

    Il n’y avait qu’un seul être auquel elle n’avait jamais menti. Elle n’en avait pas le pouvoir. Il savait tout d’elle avant de la connaître en chair et en os. Là-bas, près de la « Pierre levée », il avait su la vérité avant qu’elle ne la lui ait dite. Avant qu’elle n’ait consenti à l’admettre enfin. Elle l’aimait et le haïssait avec une égale violence et il lui avait laissé le choix. Il l’avait laissée tout détruire, leur déchirant le cœur à tous deux. Il était trop tard pour revenir en arrière. Elle ne l’appellerait pas de même que lui tiendrait sa promesse de ne plus intervenir dans sa vie. Il l’abandonnait aux mensonges sur lesquels elle avait décidé de se reconstruire une existence dans un monde qu’elle ne reconnaissait plus vraiment comme le sien.


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