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    5 août 2057

     

    À partir du moment où Mary-Anne avait découvert la paralysie de la mystérieuse et jeune amie de sa mère en même temps qu’elle reconnaissait en elle la femme du rêve précédant son arrivée à Pourrières, ses vacances avaient été riches en rebondissements. Le dernier en date avait été celui qui l’avait contrainte à vivre cette journée. Tandis qu’elle conduisait, muette et renfrognée, vers la destination que lui avait finalement indiquée sa passagère, elle se remémorait les évènements qui l’avaient amenée là.

    Fleur de Lune était paralysée des deux jambes. Un accident stupide avait expliqué Félie au début. Une mauvaise chute dans une ravine. La colonne vertébrale avait été touchée semblait-il. Pas plus de précisions, comme si un lourd secret la retenait d’en dire d’avantage.

    - Voyons maman ! À présent, ça se soigne vite et bien.

    - Je sais mais c’est impossible ! Avait rétorqué Félie

    Sidérée par cette réponse totalement dénuée de sens, pour ne pas dire illogique, elle s’était adressée directement à l’intéressée dont elle n’avait pas encore entendu la voix.

    - Je vous conduirai avec ma voiture si vous voulez. L’hôpital d’Aix est aussi bon que …

    - NON ! Avait hurlé Fleur.

    Puis elle était aussitôt retombée dans son silence buté.

    Félie l’avait regardée suppliante, sans obtenir d’elle ce que ce regard demandait. Alors elle s’était tournée vers sa fille, prête à lui expliquer mais l’autre avait instantanément deviné ses intentions.

    - Non Félie, je ne veux pas !

    Puis elle avait murmuré machinalement, comme pour elle-même sans avoir l’air de comprendre pourquoi elle disait cela :

    - Elle n’est pas prête… Elle n’a pas… Elle ne veut pas…

    - Comment ça ? N’importe quoi ! Je veux bien vous aider au contraire ! S'était insurgée Mary-Anne vexée. Je suis infirmière tout de même !

    - J’ai dit non !

    - Maman, ton amie est tombée sur la tête !

    Peinée et résignée, Félie avait délibérément changé de conversation.

    - Tu iras voir Florabelle et les jumeaux, ma puce, ils t’attendent avec impatience !

    - Maman…

    - Allez, ouste ! À table ! Tu dois avoir faim ! L’avait-elle interrompue avant de l’entraîner tambour battant vers la salle à manger. Là, elle l’avait assise de force devant un repas aussi copieux que savoureux dont elle lui avait enjoint d’avaler jusqu’à la dernière bouchée. Entre temps, Fleur s’était discrètement éclipsée sans même un au revoir.

    Décidément, l’étrangère n’était guère polie. Car elle était américaine comme sa mère à en juger par son accent et bien qu’elle parle un français des plus corrects. Faute d’avoir été bien éduquée, elle avait au moins bénéficié d’une solide instruction. Le pouvoir considérable de l’argent sans doute qui lui permettait en outre de passer ses vacances aussi loin de son pays natal ! Alors pourquoi refusait-elle de se faire soigner ? Pourquoi ?

     

    Et voila qu’à présent, l’étrange étrangère était assise près d’elle, sur le siège passager, son fauteuil roulant replié dans le coffre de la voiture…

    Par la suite, elle n’avait pas reparu à la Villa bleue. Mary-Anne ne l’avait croisée qu’à deux ou trois reprises en se rendant à Aix avec sa mère pour y faire des courses. Félie, qui espérait les voir sympathiser, en avait été pour ses frais. En fait, dès qu’elle l’avait vue, Mary avait éprouvé envers la belle jeune femme une jalousie féroce aussi subite qu’instinctive, mêlée à une irrépressible répulsion. Ces deux sentiments avaient atteint des sommets lorsqu’elle avait appris de sa mère que c’était l’américaine qui lui avait donné le pendentif qu’elle lui avait offert pour ses 30 ans. 

    « Cela fera un très original et très joli cadeau pour votre fille. Prenez-le, je vous en prie ! » Lui avait-elle dit. Elle détestait encore d’avantage le bijou maléfique depuis qu’elle avait remarqué le même autour du cou gracieux et fin de sa rivale.

    - Dis-moi ma chérie, pourquoi ne portes-tu pas le présent que je t’ai envoyé ? Lui avait demandé Félie.

    - Je…je l’ai oublié chez moi. Avait-elle invoqué piètrement.

    Elle ignorait si sa mère avait gobé l’excuse. Intuitive au moins autant qu’elle, celle-ci qui s’attristait de sa jalousie sans objet et de la féroce antipathie qui semblait opposer les deux jeunes femmes, se décida quelques jours plus tard à lui révéler les circonstances exactes de l’accident qui avait causé la paralysie de Fleur et provoqué son amnésie partielle.

    Au cours d’une promenade matinale, Félie avait entendu des gémissements. Elle s’était aussitôt dirigée vers eux et avait découvert Fleur gisant quelques mètres plus bas, au fond d’une ravine légèrement escarpée. Elle avait vraisemblablement glissé dans l’éboulis rocheux. Elle était rapidement descendue près de la blessée. Après avoir constaté la gravité de son état, elle l’avait recouverte du cardigan de laine qu’elle portait.

    Alors qu’elle entamait sa remontée dans le but d’aller chercher du secours, elle s’était arrêtée net, saisissant soudain le sens des paroles apparemment sans suite que marmonnait la gisante :

    - Pas de médecin… Pas l’hôpital… Pas l’hôpital…

    Cette prière lui avait alors semblé si pressante, chargée d’une telle importance qu’elle y avait obéi, faisant fi de ses craintes concernant l'état de la blessée. Aidée de ses amis du hameau, Florabelle et les jumeaux Gaétan et Gédéon, elle avait promptement organisé les secours. Avec mille précautions pour ne pas aggraver ses blessures, ils avaient hissé Fleur hors de la ravine au moyen d’une civière de fortune; puis ils l’avaient amenée à la Villa bleue et l’avaient installée dans la chambre de Mary, située au rez-de-chaussée.

    Pendant tout le temps où ils s’étaient occupés d’elle, soignant du mieux qu’ils pouvaient le plus gros de ses plaies visibles, la blessée n’avait cessé de balbutier la même litanie :

    - Pas de médecin… Pas l’hôpital…

    Durant une semaine entière, ils s’étaient relayés au chevet de cette parfaite inconnue qui n’avait sur elle quand ils l’avaient trouvée ni argent ni pièces magnétiques d’identité. Elle avait une forte fièvre, ne se réveillait pas et ses blessures refusaient de guérir, cependant, aussi incroyable que cela paraisse à Mary, aucun d’eux ne passa outre à la prière inlassablement répétée de la malade. Ils subodoraient qu’elle fuyait les autorités mais aucun d’eux ne l’aurait trahie sans connaître les raisons de sa cavale. Sans savoir pourquoi, la belle inconnue leur inspirait une inébranlable confiance. Ils la protégeaient. Sitôt que l’un ou l’autre, inquiet de son état, faisait mine de céder à cette légitime inquiétude et d’aller quérir un médecin, Dieu sait comment elle devinait et s’agitait sur sa couche, redisant encore et encore :

    - Non ! Pas de médecin… Pas de médecin…

    Et ils obéirent même quand ils eurent constaté que ses jambes étaient insensibles et incapables du plus petit mouvement.

    De temps à autre, elle appelait un certain Hawk, puis repartait dans cette espèce de semi-coma entrecoupé de phases de délire durant lesquelles revenaient sans cesse les mêmes mots : « Pas de médecin… »

    Sa chute avait eu lieu le matin du 1er juin, le jour même où, pure coïncidence probablement, commençaient les cauchemars de Mary. Le 8, elle se réveillait amnésique et paralysée des deux jambes. Hormis son prénom, elle ne se souvenait plus de rien. Pas même de ce Hawk qu’elle avait appelé au secours tant de fois. Elle ne put dire ni d’où elle venait, ni où elle allait quand Félie l’avait trouvée blessée et démunie, probablement délestée par un vagabond, de son argent comme de tout ce qui aurait pu servir à l’identifier. Pourtant, on ne lui avait pas volé son bijou maléfique et c'était cela le plus étrange aux yeux de Mary !

    Pour le reste, elle se remit étonnamment vite. Une semaine à peine. Dès qu’elle fut en état de se débrouiller seule, elle s’installa dans une maisonnette de plain-pied prêtée par des amis parisiens de Félie dont c’était la résidence secondaire.

    Gédéon, électronicien et bricoleur de génie lui avait fabriqué un fauteuil roulant perfectionné. On ne trouvait plus guère ce genre d’article dans le commerce, et pour cause ! Avec l’accord des propriétaires, il avait également aménagé la maison afin d’y faciliter les déplacements de leur protégée. Elle et Félie n’avaient eu aucun mal à sympathiser. Malgré leur différence d’âge, en quelques jours elles étaient devenues les meilleures amies du monde.

    Voilà ce qu’avait appris Mary avant de se consacrer pleinement à ses vacances méritées et d’oublier l’importune Fleur. Elle l’avait évitée soigneusement. L’autre lui avait facilité la tache en se tenant à l’écart de la maison.

    Partagée entre son amour maternel et son sens de l’amitié, Félie se rendait seule chez Fleur de Lune lorsque sa fille était sortie.

    La jeune citadine avait fait de jolies promenades et de superbes randonnées. Elle avait emmené sa mère au restaurant, l’avait volontiers accompagnée chez ses vieux copains… Elle s’était reposée, avait bronzé. Elle avait bien mangé, reprenant juste ce qu’il fallait de poids pour récupérer une taille mince et non plus maigre comme à son arrivée. Elle avait dormi tout son soûl d’un sommeil sans cauchemars ni apparitions d’aucune sorte.

    Tout était allé très bien jusqu’à ce maudit 4 août. La veille. L’autre avait reparu !

    Quittant sa réserve et sa retraite à l’autre bout du village, elle avait débarqué en fin d’après- midi. Un large sourire sur ses lèvres vermeilles découvrait des dents nacrées. Une lueur de triomphe faisait briller ses grands yeux d’azur ourlés de longs cils délicieusement recourbés C’est en tous cas ce que Mary avait cru voir. La jalousie l’égarait ! L’intruse riait en claironnant :

    - Félie ! J’ai retrouvé la mémoire ! Je me souviens de tout ! C’est fantastique !

    « Et vos jambes ? Vous les avez retrouvées ? Vous pourriez peut-être les prendre à votre cou et vous tirer d’ici non ? » Avait pensé Mary.

    Comme si elle avait eu le pouvoir de lire en elle, l’américaine lui avait jeté un regard indéfinissable avant de partir s’enfermer dans la bibliothèque avec Félie, la laissant seule, abandonnée, le cœur empli de rancune. Elle avait l’impression terrible d’être de trop, pire, d’être une étrangère dans la maison de sa mère. C’était elle l’intruse à présent !

    Quand elles étaient ressorties enfin, affichant des mines de conspiratrices, Mary-Anne boudait dans son coin, le visage fermé. Incertaine et gênée, Félie lui avait dit :

    - Fleur doit rejoindre Hawk…

    - Quel Hawk ?

    - Et bien tu sais… Celui qu’elle appelait pendant…

    - Et alors ? En quoi ça me regarde?

    - Tu pourrais la conduire…

    - Elle n’a qu’à demander à Gaétan ou à Gédéon, l’un d’eux se fera sûrement un plaisir de lui servir de chauffeur, pas vrai ?

    - Ils ne peuvent pas… Un voyage imprévu… Mary…

    - Non maman ! C’est impossible, je n’ai plus que deux jours à passer avec toi et il m’en faut deux autres pour rentrer, tu le sais bien !

    - Ma chérie…

    - Non, c’est non!

    Elle se savait vindicative et ce n’était pas son genre mais là, c’était vraiment trop lui demander. L’intéressée n’avait rien dit. Avait-elle deviné le verdict avant qu’il ne tombe ? Félie avait éclaté en sanglots. Inconsolable, elle ne reconnaissait plus sa fille.

    Incapable de résister à ses larmes, Mary l’avait prise dans ses bras puis elle s’était adressée à celle qui avait pris en si peu de temps, une telle importance dans le cœur de sa mère :

    - C’est loin?

    - Un peu plus de 1000 kilomètres. Vous n’êtes pas obligée…

    Elle avait vrillé son regard bleu éclatant et serein dans le sien qui crachait de vertes flammes de haine, attendant une réponse qu’elle connaissait déjà.

    - C’est d’accord ! On part quand ?

    - Demain très tôt, c’est possible ?

    - 4h, ça ira ?

    - Bien !

    Un bref et glacial échange qui traduisait on ne peut plus clairement l’animosité flagrante régnant entre les deux jeunes femmes.

    C’est ainsi qu’elle s’était retrouvée au volant de sa voiture, à 4h tapantes, après avoir abrégé avec hargne entre Félie et Fleur des adieux qui s’éternisaient par trop à son goût.

    Quant à elle, au terme de son périple, elle était censée rentrer à la Villa bleue pour y récupérer ses affaires. Belle fin de vacances, surtout avec les ennuis qui l'attendaient ! Mais qui s'en souciait ?

    Ça faisait maintenant deux heures qu’elles roulaient sans desserrer les dents ni l’une ni l’autre. Le front sur la vitre, Fleur paraissait dormir. À moins qu’elle ne fasse semblant, tout bonnement ! C’était insupportable mais Mary n’était pas prête à briser la glace. Ce fut finalement l’autre qui attaqua après trois heures de ce silence pesant. Presque agressive, sans la regarder, elle demanda :

    - Pourquoi ne portez-vous pas le pendentif de Félie ?

    - Le vôtre vous voulez dire ? Je ne l’aime pas !

    - Pourquoi ? C’est un cadeau de votre mère pourtant.

    - C’est vous qui le lui avez donné !

    - Vous ne m’aimez pas beaucoup !

    - C’est peu dire !

    - Pourquoi ?

    - Les sentiments, ça ne se commande pas !

    - Alors pourquoi m’aidez-vous ?

    - Ce n’est pas pour vous mais pour Félie !

    - Vous jubilez de m’éloigner d’elle, n’est-ce pas ?

    Seul un silence obstiné lui répondit.

    - Vous savez, elle n’ignorait pas que je devrais partir un jour ! Elle comprend plus de choses que vous n’imaginez !

    Même silence buté.

    - Me serais-je trompée à votre sujet ? J’en serais très déçue !

    - Je me moque que vous soyez déçue ! Vous ne me connaissez pas !

    La réponse outrée de Mary avait fusé malgré elle.

    - Si ! Plus que vous ne le croyez !

    Sur ces paroles énigmatiques, elle retourna à son mutisme. Au bout du compte, c’est Mary qui revint à la charge quelques minutes plus tard pour briser cette atmosphère tendue.

    - Qui est Hawk ?

    Il lui semblait confusément avoir la réponse à cette question tout au fond d’elle, mais elle ne l’aurait avoué pour rien au monde à sa déjà trop clairvoyante passagère.

    - Blue Hawk ! Vous le connaissez !

    - Certes pas !

    - Mary -Anne !

    Le ton était dubitatif et un peu moqueur.

    - Alors, qui est ce monsieur Faucon bleu, et qu’est-il pour vous ?

    - Pour vous plutôt ! Vous le saurez en temps voulu.

    - Ce n’est pas une réponse !

    - C’est la seule qui convienne pour l’heure ! Si nous nous arrêtions un peu ?

    Une fois de plus, l’américaine semblait avoir percé à jour l’esprit de Mary que cette conversation chargée de sous entendus avait énervée plus que de raison et qui pensait que décidément, 250 kilomètres avec cette insupportable pimbêche, c’était trop !

    - C’est long pour moi aussi !

    Incroyable ! Avait-elle pensé tout haut ?

    - Je crois qu’il y a une aire de repos un peu plus loin. On pourra se dégourdir les jambes…Euh… Excusez-moi !

    - Ce n’est pas grave ! J’en profiterai pour appeler Hawk.

    Il était vraiment temps qu’elle s’arrête ! Cette femme avait le don de l’agacer au plus haut point À ce rythme, elle ne tiendrait pas le coup et finirait par abandonner son indésirable passagère sur le bord de la route avec son fauteuil roulant pour tout moyen de locomotion !

    « Mais non ! Vous tiendrez, il le faut ! »

    - Arrêtez ! Je déteste ça !

    - Aurais-je encore fait quelque chose de mal ?

    - Vous le savez très bien ! Ne jouez pas les innocentes et cessez de lire dans mes pensées et d’y répondre comme si c’était normal !

    - Je n’ai rien dit ! De toute façon, ce dont vous m’accusez est impossible, n’est-ce pas ? Vous avez dû…rêver. Voilà l’aire de repos, ouf !

    Mary avait la pénible sensation que Fleur se moquait d’elle.

    8h. Elles étaient en Lozère. Elle avait aidé Fleur à se réinstaller dans son fauteuil puis, à sa demande, l’avait laissée se débrouiller seule. Sans plus s’occuper de son indésirable passagère, elle s’était restaurée, avait bu sa part de café très fort préparé par Félie dans une thermos, après quoi elle s’était éloignée pour aller aux toilettes et profiter des sanitaires attenants afin de se rafraîchir un peu. En revenant, elle avait retrouvé Fleur à la même place, perdue dans ses pensées, immobile, aussi figée qu’une statue, le regard vague.

    Elle avait craint un moment que celle-ci ne soit retombée dans son amnésie. Elle lui avait touché l’épaule, la faisant sursauter.

    - Ça va ? Vous avez pu appeler votre… ami ?

    - Oui, nous pouvons repartir si vous voulez ?

    Ce n’est que beaucoup plus tard qu’elle se rappela un détail troublant. Il y avait bien une cabine visiophonique sur le parking mais un écriteau où était inscrit en grosses lettres rouges « En panne », était apposé bien en vue sur la porte. Quant à elle, comme tout un chacun, elle n’avait plus de visio portable dans la voiture. Pour des raisons de sécurité, cette pratique encore autorisée un an auparavant, avait été interdite par la CDC. Elle réitéra sa question:

    - Vous avez appelé Hawk ?

    - Oui ! Je vous l’ai déjà dit il me semble !

    Elle persistait dans son mensonge ! « Qu’à cela ne tienne c’est son droit le plus strict ! » Se dit Mary.

    - Je ne mens pas !

    - Ne me prenez pas pour une demeurée ! Vous ne pouviez pas…

    - Je l’ai appelé ! Vous refusez de comprendre, n’est-ce pas ?

    Apparemment déçue, elle se tut et se détourna d’elle, qui cependant l’entendait encore dans sa tête :

    « Vous savez la vérité ! Elle est en vous mais vous ne voulez pas la voir ! »

    C’était terrifiant, impossible ! Elle divaguait ! Elle éclata d’un rire nerveux et écrasa la pédale d’accélérateur. Tant pis pour la vitesse ! Elle n’en était d’ailleurs plus à une infraction près. À la fin de cet interminable et infernal voyage, n’aurait t’elle pas allègrement dépassé son kilométrage annuel autorisé ? Qui s’était préoccupé de cela avant de l’entraîner dans cette folle aventure ? Pas Félie ! Ni cette cinglée à côté d’elle ! Le compteur grimpa à cent…

    - Arrêtez ! Ne faites pas de bêtises !

    - Auriez-vous peur en fin de compte ?

    - Non mais ça n’en vaut pas la peine !

    - Qu’en savez- vous ?

    - Vous n’échapperez à rien de ce qui vous attend !

    Elle avait lâché cette affirmation sibylline presque trop bas pour que Mary puisse l’entendre.

    À midi, après une courte pause déjeuner, elles reprirent la route sans mot dire, comme au début de leur périple. Deux heures plus tard, à la demande de Fleur et à un endroit précis indiqué par elle, elles embarquèrent un nouveau passager. Mary le fit monter sans discuter. Elle était lasse de poser des questions auxquelles personne ne daignait jamais répondre clairement. Fleur l’appelait Loup. Elle paraissait le connaître parfaitement. Il lui ressemblait d’ailleurs comme un frère. Il prit place à l’arrière, la remercia en l’appelant par son prénom. Elle ne s’était pourtant pas présentée. Elle ne s’en étonna même pas.

    Avant de parvenir à destination, elle prit encore trois auto-stoppeurs du même acabit. Il y eut Vent d’été puis Jeronimo et enfin Déborah. Trois autres membres de la famille du fameux Loup sans doute ! À moins que ce ne soit de celle de Fleur. De toute façon, ils avaient tous l’air d’indiens métis, issus de la même tribu aux yeux bleus, celle à laquelle appartenaient de toute évidence les membres de la secte incriminée sur Canal 7 Infos.

    Bon sang, elle était dans de sales draps ! Voilà qu’elle transportait des criminels recherchés ! Mais en était-elle encore à ça près ?

    Chaque fois Fleur de Lune lui indiquait précisément où s’arrêter et chaque fois, le nouveau passager surgissait à la seconde et à l’endroit prévu comme s’il avait été prévenu de l’heure exacte de leur arrivée alors qu’elle savait pertinemment, elle, que c’était impossible. À aucun moment dont elle se souvienne, Fleur ne l’avait avertie de la chose. Elle n'avait passé aucun appel avant leur départ. Elle n’avait pu le faire en roulant pas plus qu’elle ne l’avait fait au cours de leurs brefs arrêts. Mary le savait et Fleur savait qu’elle savait.

    Cinq voix dans sa tête lui susurrèrent en chœur :

    « Tu sais Mary mais tu ne veux pas savoir ! »

    - Cessez de me prendre pour Jeanne d’Arc !

    « Pas d’ironie, amie ! »

    - Je ne suis pas votre amie !

    Miséricorde ! Voilà qu’elle discutait avec des télépathes, autant dire les pires des anormaux ! Cette idée s’était imposée à elle, fulgurante et cette fois, Fleur ne la démentit pas.

    En fin d’après-midi, ils arrivaient en Bretagne.

    La suite du voyage avait été de mal en pis. Un véritable enfer pour Mary-Anne ! Les autres à l’arrière et Fleur à ses côtés, ne cessaient pas de se parler de cette étrange façon, totalement inaudible pour une oreille normale. Alors pourquoi les entendait-elle dans son crâne. C’était comme un incessant bourdonnement qui lui mettait les nerfs à vif.

    Ils la rendaient folle, à tel point qu’elle avait fini par exploser :

    - Taisez-vous ! Vous avez compris ? Taisez-vous ou je vous débarque illico ! Si vous continuez vous finirez à pieds, vous entendez !

    Le silence dans sa tête, s’était fait si brutalement que pendant une seconde, elle s’était crue enfin seule.

    - Excusez-nous Mary-Anne ! Nous sommes tellement heureux de nous revoir que nous avons oublié que vous pouviez nous entendre. Nous pardonnez-vous? C’est Fleur qui avait articulé ces mots à haute et intelligible voix comme le font tous les gens normaux pour être entendus de leurs semblables.

    - Non ! Je ne pardonne rien dut tout ! Et d’ailleurs, je n’entends rien n’est-ce pas ? Avait-elle éclaté, blême de rage. Je suis seulement très fatiguée, alors je deviens dingo mais ça vous est bien égal hein ! Vous vous êtes imposée à moi, vous m’avez imposé vos amis. Je vous hais tous autant que vous êtes bande de tarés !

    C’est vrai, elle les haïssait soudain avec une violence insoupçonnée, eux et celui qui les attendait au bout de la route.

    - Mary-Anne…

    « Laisse Fleur, n’insiste pas ! Tu vois bien qu’elle n’est pas encore prête. Elle ne peut comprendre ! »

    Et hop ! Encore un petit coup de télépathie ! Et à quatre en même temps s’il vous plaît !

    Le plus étrange, c’était qu’elle les « entendait » de mieux en mieux, même si elle s’évertuait de toutes ses forces à le nier. Elle n’était pas anormale, elle ! Mais le pire à présent c’est qu’elle parvenait elle aussi à discerner leurs pensées, y compris celles qui ne lui étaient pas destinées ! C’est exactement ce qui s’était produit durant cette bizarre joute verbale entre elle et Fleur où s’étaient mêlés répliques à voix haute et échanges télépathiques entre ladite fleur et les autres zigotos anormaux.

    « Vous voyez, elle est plus que réceptive ! Je le savais ! Il avait raison ! »! Avait jubilé Fleur

    «  Qui ça il ? » S’était-elle demandé. Elle pressentait que la réponse était proche.

    « C’est vrai Mary ! » Lui avaient répondu simultanément les cinq voix.

    Eh oui ! Elle les entendait mais eux aussi l’entendaient et c’était bien là le hic. Comment parvenir à leur cacher ses pensées ? Pouvait-elle construire dans son esprit, un mur si haut qu’ils ne pourraient le franchir, tout comme elle l’avait fait sous hypnose chez Jézabel ?

    - Vous ne résistez pas à l’hypnose Mary-Anne ! Pas encore !

    - Qu’en savez-vous ? Et pourquoi pas encore ?

    - Nous savons tout de vous et bientôt, vous aussi vous saurez tout !

    - Je sais qui je suis !

    - Pas vraiment!

    - Vos énigmes m’agacent !

    Et voilà, ça recommençait ! Elle parlait avec… Avec qui au juste ? Avec les cinq ? Avec un seul d’entre eux ? Lequel ? Était-ce par télépathie ou normalement ? Elle était persuadée de les avoir entendus tous en même temps… Elle ne savait plus ! C’était terrifiant ! Elle ne s’habituait décidément pas ! Elle avait même cru les entendre rire d’elle.

    - Je vous en prie ! Laissez-moi tranquille ! Je vous conduis à votre rendez-vous et vous m’oubliez, d’accord ?

    « Impossible ! »

    Cette fois, elle en était sûre, le cri unanime avait émané des cinq. Un cri du cœur et en écho de ce cri, elle avait entendu des milliers d’autres voix qui scandaient :

    « Impossible… Impossible… Impossible ! »

    - Pourquoi ? Dites le moi !

    Les milliers de voix lui avaient répondu :

    « Tu sais pourquoi ! »

    Alors avait ressurgi en elle l’appel presque oublié :

    « Viens… Viens… Viens ! »

    C’était tout près maintenant. « Il » l’appelait. C’était l’homme de son rêve. Elle seule semblait l’avoir entendu. Les autres dans la voiture demeurèrent impassibles.

     


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  • 13 juillet, l’aube

     

    Elle rêvait…

    … « VIENS !» Cette fois, ce n’est plus un murmure tendre et… il y a deux voix ? Oui ! Deux voix ! L’une douce, indiscutablement féminine. Quant à l’autre, elle n’a hélas, aucun mal à l’identifier, elle l’aurait reconnue entre toutes, grave, un peu rauque.

    C’est « Lui ».

    Ils sont apparus comme par enchantement. L’instant d’avant, il n’y avait que le vide habituel de son cauchemar, la seconde d’après, ils étaient là !

    Comme lors de son dernier cauchemar, elle ne veut pas regarder mais elle sent qu’il est bien présent à cette sorte de vibration tout près d’elle et qu’elle perçoit à chaque manifestation de l’appel. Sauf que cette fois, la vibration est nettement plus forte puisqu’ils sont deux.

    « Ouvre les yeux Mary-Anne ! »

    « Non ! » Et ce non catégorique répète une fois de plus tout son refus et sa révolte. « Non! » crie-t-elle encore.

    « Ne crains rien Mary, regarde moi ! »

    C’est si fort, si impérieux qu’elle est incapable de résister d’avantage. Ses yeux brouillés de larmes de rage s’ouvrent en dépit de sa volonté et se posent sur lui, ignorant la femme à ses côtés.

    Aucun doute ! C’est l’inconnu de Canal 7 Infos. Le regard bleu et magnétique, les longs cheveux d’ébène, la peau cuivrée, le nez droit, la bouche sensuelle… La séduction faite homme ! Machinalement, elle a noté le moindre détail… C'est comme si tout lui revenait soudain à la mémoire : le jean indigo, la chemise blanche ouverte sur la poitrine nue et dans l’échancrure, ce bijou maudit qu’elle a sciemment oublié parce qu’il lui en rappelle un autre…une étoile…un triangle…un cercle qui tournent, tournent…

    Ce n’est pas grave, elle rêve !

    Elle est en train de dormir et elle rêve. Le plus extraordinaire est qu’elle en soit consciente. Le cauchemar se poursuit. C’est juste un nouvel épisode de cet hallucinant feuilleton qui la tient en haleine depuis plus d’un mois et où elle est à la fois actrice et spectatrice.

    Elle regarde la femme debout près de « son » inconnu. Elle pourrait être sa jumelle tant elle lui ressemble. Merveilleusement belle elle aussi, incarnation de la féminité rayonnante comme lui est celle de la virilité. Grande mais un peu moins que lui, elle domine néanmoins Mary-Anne. Tout comme son compagnon, elle a des yeux d’un bleu surnaturel, le nez droit, le front haut, le teint cuivré d’une métisse indienne, la bouche charnue et sensuelle. Comme les siens, ses longs cheveux noirs et lustrés flottent sur ses épaules.

    Ils la regardent. Un sourire de connivence, très doux, éclaire leur visage et c’est à elle qu’ils l’adressent. Puis ils se font face et placent leurs mains paumes contre paumes à hauteur d’épaules. Une espèce d’aura bleue apparaît alors. Magique et lumineuse elle les enveloppe, l’isolant d’eux.

    Elle sait qu’ils se parlent. Elle ne saurait dire comment elle le sait, mais elle en est sûre. Ils se parlent sans remuer les lèvres et elle n’entend rien. Frustrée, elle les observe en silence tandis qu’ils paraissent s’adonner à un rituel connu d’eux seuls et dont elle se sent exclue.

    Elle meurt d’envie de leur dire que c’est « son » rêve après tout et qu’ils n’ont rien à y faire. Mais elle sait que c’est faux, qu’en fait, elle n’y est qu’invitée. Elle se sent terriblement seule, abandonnée, jalouse de leur intimité. Comme s’ils avaient le pouvoir de lire en elle, sans rompre un instant le contact de leurs mains, sans dissiper le halo qui les entoure, ils tournent vers elle la lumière bleue de leurs deux regards et lui parlent, lèvres closes. Elle les entend dans sa tête :

    « Tu te trompes Mary, tu n’es pas exclue. Ni seule. C’est toi que nous attendions. Nous avons besoin de toi. Viens… Viens… Viens ! »

    Puis aussi soudainement qu’ils sont apparus, ils disparaissent. Tout simplement, ils ne sont plus là ! Dans le décor vide et froid de son cauchemar, flotte à présent une vapeur bleue opalescente, seul vestige de leur présence enfuie…

    Mary s’aperçut qu’elle était debout devant la fenêtre ouverte, nue, scrutant la nuit, tous les sens en alerte, bien éveillée. Mais il n’y avait rien ! Rien que le ciel étoilé où se découpaient, allumées à présent, les lettres fluo de l’hôtel : « DREAM ».

    Oui ! Ce n’était qu’un rêve, presque le même que d’habitude mais cette fois, elle se sentait amère, insatisfaite, frustrée, exactement comme lorsqu’elle ratait la fin d’un film.

    Le plus déconcertant de l’histoire, c’était que selon toute apparence, elle avait dormi et rêvé debout ! Quant à savoir comment elle était arrivée là ! Somnambulisme sans doute ! Bien qu’elle n’ait jamais été sujette à ce genre de dérèglement du sommeil, plus rien ne la surprenait vraiment dans cette espèce de chaos permanent qu’était devenue sa vie.

    Elle se recoucha, se rendormit très vite et ne rêva plus…

    7h. Attablée devant un petit déjeuner désespérément fadasse, elle regardait Canal 7. Il lui était soudain apparu urgent de s’intéresser à l’actualité du Monde. Depuis le reportage du 8 juillet, elle ne l’avait plus fait. Elle écoutait très machinalement en vérité. Jusqu’à présent il ne s’était rien dit de passionnant. C’était d’ailleurs souvent le cas. Elle devait bien reconnaître que sa mère avait raison quand elle qualifiait assez sèchement, les journaux mondio-télévisés de « fatras sans intérêt et de blablas pompeux commandités par le Gouvernement ». Comme le commun des citoyens de la Terre, Mary-Anne savait, évidemment, que Canal 7, seul canal d’infos, était la chaine gouvernementale et que, par là même, elle ne diffusait que de l’information autorisée. Les autres chaines, très surveillées par la censure, étaient uniquement consacrées aux loisirs, à la culture ou au sport.

    Soudain, elle tendit l’oreille. Son sang se glaça dans ses veines. Dans le fatras de blablas comme disait Félie, quelque chose venait de capter son attention et l’espèce de succédané de café sans goût qu’elle était en train de boire, devint amer.

    «… France. Paris. Les gops ont encore arrêté près d’un millier de personnes. Une véritable rafle ! Vague d’arrestations massives également à Lyon, Marseille, Lille, Strasbourg, Renne…Ainsi qu’à Berlin, Rome, Londres, Tel Aviv, Rio, Mexico, New-York, Tokyo, Dakar, Moscou, Pékin, Calcutta, Sydney…Au total vingt mille de ces mêmes sectateurs qui sévissent actuellement et depuis le début du mois un peu partout dans le monde, déstabilisant le Gouvernement et mettant en danger l’Ordre mondial et la sécurité des citoyens, ont été appréhendés.

    On ne parle plus aujourd’hui de groupuscules incontrôlés mais de l’émergence certaine d’une nouvelle secte de l’Apocalypse dont le mot d’ordre serait : « Asservir le du Monde par la force ».

    Ces terroristes illuminés d’un nouveau genre ne seraient plus en quête d’une vie meilleure par la mort. Bien plus terre à terre aujourd’hui, leur objectif serait le pouvoir suprême. Toujours activement recherché, leur leader reste invisible. Inquiets, les Sages siègent actuellement en conseil extraordinaire dans le salon ovale de la Maison Blanche… »

    Suivaient comme pour le 8 juillet précédent, les images choc des arrestations. Cette fois encore, Mary-Anne avait bien du mal à comprendre la peur manifeste des troupes impressionnantes de gops, face à ces prétendus « terroristes » d’un calme olympien. Ils se laissaient abattre à coups de rayons neutralisants tout en demeurant hautains et silencieux, imperturbables jusqu’à ce qu’ils s’écroulent sur le sol. Ce ne fut qu’alors qu’elle prit conscience, que tous semblables, ils auraient pu, eux aussi, être des frères et sœurs de son inconnu…

    Elle stoppa le programme. Il était temps qu’elle reparte. Elle ne voulait pas savoir s’il était là, au milieu des badauds, à Rome ou à Rio, ou pire parmi les milliers de victimes de ce gigantesque pogrom à l’échelle mondiale.

    Il était étrange, se dit-elle, qu’elle place tous ces gens au rang de victimes alors qu’ils étaient probablement coupables des délits graves dont on les accusait, sinon, pourquoi les aurait-on arrêtés ?

    Toujours, même lorsqu’elle était enfant, elle avait pris fait et cause pour les faibles et les opprimés mais ceux-là ne paraissaient ni faibles ni opprimés. Au contraire, comme ceux du 8 juillet, ils dégageaient une puissance extraordinaire. Pourquoi alors ne pouvait-elle s’empêcher de les plaindre.

    Elle devait mettre un frein à son imagination ! N’avait-elle pas cru un bref instant que les fameuses victimes, fixaient sur elle l’océan insondable de leurs regards si pareillement bleus et qu’ils l’appelaient ?

    Elle ne pouvait s’empêcher de se demander si quelqu’un, ailleurs, subissait comme elle le bizarre phénomène. Ce fut avec des questions plein la tête pour ne pas changer, qu’elle reprit la route. Mais celui qui l’attendait y répondrait, n’est-ce pas ?

    Bon sang ! Voilà que cette idée farfelue revenait en force. «On» l’attendait ! Mais qui l'attendait ? L’homme mystérieux de son cauchemar ?

    Des forêts d’épineux jalonnant cette fin de parcours, s’élevait un parfum de résine qui embaumait l’air. Subtilement mêlé à celui de la lavande dont les champs s’étendaient à perte de vue et à celui de l’herbe coupée en train de sécher qui jonchait les bas côtés et le terre-plein central séparant les deux quatre voies de la Nord-Sud, il lui chatouillait agréablement les narines. Les cigales et les grillons stridulaient au soleil. C’était la Provence.

    Au loin elle apercevait déjà, verte et somptueuse mais légèrement embrumée par les vapeurs de chaleur, la Montagne Sainte Victoire que de dantesques incendies avaient autrefois défigurée, à tout jamais croyait-on alors. Mais la nature avait fini par reprendre ses droits, aidée en cela par des hommes, des femmes et des enfants de bonne volonté.

    Elle approchait de Pourrières. Non loin d’Aix en Provence, c’était un trou perdu dans la garrigue environnante, comme figé dans le temps. Quelques mas écrasés de soleil, une rue unique, la place, l’église, la mairie-école, la boulangerie, le café-épicerie et, à l’arrière-plan, la Sainte-Victoire. Elle était arrivée. Enfin !

    La maison de sa mère, construite comme trois ou quatre autres à l’écart du village, était reconnaissable à ses volets peints en bleu, à ses mûrs recouverts de glycine en pleine floraison, à sa tonnelle de clématites qui faisait un tunnel odorant jusqu’à la porte d’entrée et aux généreuses touffes de lavande qui la bordaient.

    C’était la « Villa bleue ». Elle portait bien ce nom que lui avaient donné Ophélia et Patrick lorsqu’ils l’avaient acquise. Son aspect extérieur, typique de la région provençale et un peu vieillot, était compensé par un intérieur parfaitement domotisé qui se mariait merveilleusement à la décoration chaleureuse de Félie.

    Sa mère en était l’unique occupante depuis la mort de son mari. Sa seule compagnie permanente était celle de deux chats possessifs et capricieux. Newton, le plus vieux, un gros matou bâtard et borgne, régnait en maître incontesté sur le domaine, distribuant au gré de son humeur, câlins ou coups de griffes. Quant à Féline, beaucoup plus jeune, c’était une minette rousse aux yeux vifs et mordorés qui déployait une inépuisable énergie à faire tourner tout le monde en bourrique et surtout, à tenter de sortir son aîné de sa naturelle « poussivité ». En vain ! Celui-ci se contentait en général, de repousser l’importune d’un coup de patte dédaigneux puis il se rendormait. En dehors de ces deux pirates, comme elle les appelait avec affection, Ophélia collectionnait les amis comme d’autres collectionnent les papillons. Mieux encore, on peut dire d’elle, qu’elle cultivait l’amitié avec le même amour, le même soin, la même passion qu’elle mettait à cultiver son jardin et ses fleurs.

    Bonne fée au cœur généreux, toujours prête à rendre service, elle attirait les gens dans les rets de son charme et ils s’y laissaient prendre avec jubilation.

    Mary-Anne était assez curieuse de rencontrer la dernière en date de ces nombreux prisonniers volontaires. Fleur de Lune. Le prénom sonnait indien mais il était tout à fait possible qu’il ne corresponde qu’à la mode du moment. Bien ! Elle n’allait pas tarder à savoir à quoi ressemblait la fleur en question. Au bout de la rue, elle aperçut, resplendissante de santé, sa mère qui l’attendait près de la «Villa bleue ».Un soupir de joie et de soulagement gonfla sa poitrine.

    Elle allait revivre !

    À peine se fut- elle arrêtée que Félie se précipita, ouvrit la portière, la tira par le bras pour la faire sortir, la serra contre elle, lui donnant l’impression malgré sa haute taille, d’être redevenue une toute petite fille.

    - Maman…

    - Mon petit ! Enfin, te voilà ! My God, comme je suis heureuse ! Viens, viens, entrons ! Chantonna Félie avec cet accent indéfinissable, mi-américain, mi-provençal qui la ravissait toujours.

    Mais cette fois, ce « Viens, viens » prononcé par sa mère, c’en était trop pour Mary-Anne qui avait presque fini par oublier le maudit rêve.

    - Mary … tu pleures ! Ah ! Je savais bien que tu me cachais quelque chose !

    - Mais non ! Ce n’est rien maman ! Juste un peu de fatigue et la joie de te revoir, c’est tout !

    - Tu es sûre Mary ? Bon, entrons ma chérie ! Tu vas manger un peu, ça te requinquera. Après, tu te reposeras puis tu me raconteras tout ma puce ! Mais avant, je veux te présenter Fleur, elle est là!

    Bras dessus bras dessous elles pénétrèrent dans la maison. Heureux mélange de rusticité et de modernité, imprégnée de chaleur humaine, on y respirait l’atmosphère si particulière qu’avait su lui donner Félie. Ce lieu avait toujours représenté pour Mary, un véritable sanctuaire où elle aimait à venir se ressourcer. Aujourd’hui plus encore, la « Villa bleue » serait son abri dans la tempête qui ravageait sa vie.

    - J'ai un rôti dans le four, il faut que j'aille voir ! Fais le tour, je te rejoins ! Lui dit Félie en filant vers la cuisine. Prends ton temps, je viendrai te chercher quand ce sera prêt.

    Les délicieux effluves de viande, de pain encore chaud et croustillant et de pâtisserie qui émanaient du sanctuaire de sa mère, lui aiguisaient l’appétit d’un seul coup mais elle savait qu’il ne fallait pas la déranger pour quémander un en-cas lorsqu’elle œuvrait devant son antique fourneau.

    Elle partit donc seule à la rencontre de sa maison. Dans le salon qui fleurait bon la cire d’abeille et la lavande bien sûr, elle retrouva, intacts, les objets familiers de son enfance, les bibelots qu’elle avait offerts à ses parents pour les traditionnels fêtes des mères et des pères, fabriqués en grand secret de ses petites mains durant les années de maternelle et de primaire. Il y avait aussi le portrait de Patrick, si beau alors, si plein de vie et de santé, un chaud sourire aux lèvres, ses cheveux noirs taillés en brosse, ses lunettes fumées cachant un peu le bleu de son regard.

    Encadrée de pin miel, la photo en couleurs trônait toujours sur la cheminée, entre sa pipe de bruyère et son pot à tabac. Comme elle le faisait chaque fois, elle caressa le dossier du rocking-chair sur lequel il aimait tant s’asseoir. Il était à la même place que par le passé dans le grand appartement lillois du septième étage, à côté de la table basse où il posait parfois les pieds, juste pour faire enrager maman, menaçant de renverser le vase de fleurs qui y était toujours posé. Quand ils vivaient, à Lille, les bouquets provenaient du marché ou de chez le fleuriste du coin. Aujourd’hui, c’était des roses du jardin délicatement parfumées qui ornaient l’éternel vase de cristal. Un objet fragile que les pieds paternels ne bousculeraient plus.

    Elle se souvenait et le chagrin remontait à la surface. Tandis qu’elle redécouvrait tout, comme elle le faisait chaque année dès son arrivée, sacrifiant ainsi à un doux et purificateur rituel, les chats vinrent la renifler puis se frotter en ronronnant contre ses jambes pour lui souhaiter la bienvenue. Newton en premier, naturellement, affirmant de cette façon, son autorité de vieux mâle sur la folle Féline.

    Les deux pirates sur les talons, elle entra dans la bibliothèque.

    C’était une pièce petite mais bien éclairée par une large baie ouvrant sur le jardin où poussaient à qui mieux mieux, jasmin, lavande, roses et autres fleurs parfumées, herbes médicinales et condimentaires, légumes variés. Tout cela embaumait, renforçant la douceur et la sérénité du lieu sommairement meublé : deux profonds fauteuils de cuir fauve, une écritoire en chêne doré impeccablement cirée où était toujours posé un vase de fleurs fraîches, deux lampes faites main à pieds de pierre blanche et à abat-jour de soie peinte, posées chacune sur leur guéridon. Mais ce qui caractérisait ce lieu si serein, c’était les trois murs, de rayonnages chêne doré eux aussi, chargés de livres-papier, précieux témoins d’un passé riche et généreux : romans, recueils de poésie, biographies, essais, contes de fées, encyclopédies…Des volumes luxueux aux reliures de cuir, aux tranches dorées à l’or fin dont les pages odorantes et craquantes étaient marquées par des signets de soie rouge ou jaune, y côtoyaient de vieux livres d’histoire, de géographie, de maths, de philosophie, de français, d’anglais et autres manuels scolaires d’une époque révolue, qui avaient disparu des classes.

    Rien à voir donc avec les livres compressés sur micro puce qu’on trouvait désormais et que sa mère ne dédaignait pourtant pas. Félie cultivait en effet les extrêmes avec délectation, lisant volontiers les œuvres contemporaines numérisées sans pour autant sacrifier le plaisir qu’elle éprouvait à tenir entre les mains et à dévorer ce qu’elle s’évertuait à appeler « un vrai bon vieux livre ». Voilà pourquoi sa bibliothèque était une source inépuisable de savoir.

    Mary était toute à sa contemplation lorsque son instinct l’avertit d’une présence. Elle fut brusquement submergée par une vague d’émotions si intense qu’elle en tituba. Tristesse, colère, espoir…Elle avait déjà…Soudain, dans son crâne explosa l’appel familier : « Viens… Viens… Viens ! »

    Elle se retourna. Quelqu’un était là, près de la fenêtre ouverte, assis dans un fauteuil. La personne inconnue lui tournait le dos. Elle ne voyait d’elle qu’une longue tresse noire. Elle paraissait grande, autant qu’on pouvait en juger du fait de sa position assise. Et c’était une femme, elle le sut d’instinct.

    - Bonjour ! Lança-t-elle.

    Jusque-là calmes, les chats se hérissèrent, feulèrent puis détalèrent à toutes pattes. La femme n’avait pas bougé, pas répondu non plus. Elle répéta plus fort :

    - Salut !

    Toujours aucun mouvement du côté de la fenêtre. Si elle n’était pas impolie, elle était peut-être un peu sourde. Mary s’approcha. Félie qui les avait rejointes dans la bibliothèque, les présenta l’une à l’autre avec un rien de solennité

    - Mary, dit-elle à sa fille, voici Fleur de Lune ! Fleur pour les amis. J’espère bien que vous le serez !

    Puis elle s’adressa à l’inconnue qui n'avait pas encore daigné leur faire face :

    - Fleur, ma chère, je vous présente ma fille chérie, Mary-Anne, dont je vous ai soûlée, je le reconnais !

    Et elle éclata d’un rire joyeux. Mary avait la curieuse sensation que des trois protagonistes présents, elle était la seule qui ne comprenne rien à la mise en scène. Car c’était une mise en scène parfaitement orchestrée, elle en était sûre ! « On » lui avait préparé la surprise et Fleur de Lune qui représentait cette surprise n’avait fait que jouer le jeu du suspens en ne lui répondant pas. Bon ! Assez joué ! Qu’elle se retourne alors et qu’elle se montre cette…

    Comme si elle répondait à sa pensée secrète, ladite Fleur se retourna enfin, d’un bloc. Sans se lever. Avec son siège. Pour Mary-Anne, ce fut le choc ! La femme apparue dans son rêve de la nuit dernière, l’observait attentivement, silencieuse…

    De son fauteuil roulant !


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  • 12 juillet

     

    Mary était sur la route depuis 7h du matin. Elle était fatiguée et affamée. Elle avait roulé le plus longtemps possible, à la fois dans le but d’éviter la fournaise prévue par le bulletin météo pour l’après-midi mais aussi afin de rattraper un peu du retard accumulé depuis son tumultueux réveil. Il allait être 13h, elle était à peine à mi-parcours. Il fallait qu’elle mange et se repose. La nuit n’avait pas été facile. Elle avait surestimé l’effet des anti-D. Le cauchemar…Elle en avait encore la bouche amère et l’esprit cotonneux.

    C’est sur le coup de 3 h qu’elle était soudain sortie d’un sommeil trop bref, un hurlement au bord des lèvres. Le rêve avait encore évolué. Cette fois, l’appel semblait émaner de milliers de personnes. Il avait commencé comme un bourdonnement dans son crâne puis enflé, jusqu’à devenir assourdissant tandis qu’une multitude de silhouettes floues l’environnaient de toute part…

    Il lui suffisait de fermer les yeux pour en revivre chaque éprouvante seconde.

    …Absolument terrifiée, elle ferme les yeux pour ne plus voir tous ces gens qui se pressent autour d’elle, la privant d’air. Puis elle se bouche les oreilles de ses deux poings pour ne plus les entendre. Mais les milliers de voix pénètrent malgré elle dans son cerveau.

    « Viens… Viens… Viens… » Scandent elles. Dans la rumeur grandissante des voix anonymes qui envahissent ses neurones, une seule domine : la sienne ! « Il » est là ! Elle sent sa présence par toutes les fibres de son être. Elle sait sans même le voir qu’il lui parle s’adressant directement à son esprit. Et bien qu’elle ne veuille pas les entendre, les mots martèlent son cœur, s’infiltrent dans son âme, chargés de tristesse et d’espoir. De colère aussi. Tous sentiments qu’elle n’a toujours pas compris. Elle ne veut à aucun prix répondre à cet appel qui s’est mué en question.

    Elle garde les paupières obstinément closes, demeurant fermée à la supplique contenue dans ce « Viens! » qui hurle de plus en plus fort dans sa tête, comme pour briser sa résistance. Oui ! C’était cela la raison de son chagrin mêlé de colère : il veut qu’elle le rejoigne et elle résiste ! Il a besoin d’elle, espère sa venue mais si son absence l’attriste, son refus de répondre à son attente , l’exaspère.

    Et bien il peut toujours attendre ! Seigneur, qu’il la laisse dormir en paix à la fin ! Soudain, rauque et murmuré tout près d’elle, jaillit clairement l’ordre impérieux :

    - Ouvre les yeux Mary-Anne ! Regarde-moi !

    La rage alors prend enfin le pas sur la peur.

    - Non ! Je ne veux pas ! Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Comment me connaissez-vous ? Hurle-t-elle.

    Toutes les autres voix se taisent. Les silhouettes disparaissent. Il ne reste que lui mais déjà, elle sent qu’il s’éloigne tandis qu’à nouveau dans son esprit, elle l’entend dire doucement, presque tendrement :

    « Je te connais Mary. Quand tu viendras me rejoindre, je répondrai à tes questions, toutes tes questions et même plus. Car tu viendras, il le faut, je t’attends depuis si longtemps ! À bientôt Mary ! Le temps est proche, si proche… »

    Elle reste debout, les yeux toujours fermés et les poings serrés sur ses oreilles. Elle n’a rien compris à ces propos énigmatiques. Rien voulu comprendre. Chaque pas qui éloigne l’inconnu d’elle, semble lui murmurer :

    « Viens ! »…

    Puis le réveil était survenu, brutal, comme d’habitude. Comme d’habitude elle tremblait, moite de frayeur. À cela près que l’appel n’avait jamais recelé une telle urgence, une telle force, une proximité aussi troublante. Cette fois, le songe funeste avait atteint un tel degré de réalisme qu’à présent encore, elle croyait entendre les milliers de voix, puis la sienne, si grave et douce. Contre sa joue, elle sentait encore la tiédeur de son souffle. Bien plus que lors de ses précédents réveils, elle avait eu du mal à reprendre le contrôle de ses émotions et de sa raison défaillante. Elle craignait de ne plus jamais parvenir à maîtriser les tremblements violents qui la secouaient de la tête aux pieds. Quand elle avait enfin pu dénouer ses nerfs et calmer son angoisse, elle s’était aperçu qu’elle avait perdu plus de deux heures sur le timing qu’elle s’était imposé la veille. Elle payait à présent. Elle était si lasse qu’après avoir pique-niqué, elle aurait besoin d’une bonne sieste pour récupérer avant de reprendre le volant. Tout à la réminiscence de ce foutu cauchemar, elle avait failli faire une embardée dans la glissière de sécurité. Heureusement, un panneau lui signalait un parking à deux kilomètres. Elle y parvint, soulagée. Il était en retrait de la route, ombragé et manifestement désert. Une chance ! Elle se gara et coupa le moteur, épuisée.

    C’est délibérément qu’elle avait évité les « resto cars » qui jalonnaient les autostrades. La Nord-Sud en était truffée. Émules des anciens Mac drive de la chaîne Mac Donald, on y mangeait sans sortir de son véhicule, sur le parking attenant ou, si l’on décidait d’entrer, on y avalait sur le pouce une nourriture incolore, inodore et insipide. Parfois même, pour les gens vraiment pressés, un plat unique en barquette sous vide y était proposé, composé de deux ou trois galettes PGLV (protides, glucides, lipides, vitamines).

    Ce repas, si l’on pouvait appeler ça un repas, était généralement accompagné d’un gobelet d’une de ces boissons multivitaminées énergétiques dont l’origine indéterminée, probablement chimique, lui avait donné mal au cœur la seule fois qu’elle y avait goûté. Elle préférait un bon sandwich à l’ancienne, un fruit de saison et un jus de fruit nature, le tout gardé au frais dans le petit frigo intégré au coffre de sa voiture. C’était exactement ce dont son organisme avait besoin après six longues heures d’un trajet lent, morne, ennuyeux et solitaire. La circulation n’était jamais très dense sur les autostrades, même en cette période de vacances dont l’étalement en raison de la loi sur la pollution, était quasi obligatoire. L’autre raison étant que bien des automobilistes dépensaient leurs KA dans le cadre de leur profession, surtout lorsqu’ils l’exerçaient loin de leur lieu de résidence.

    Elle aurait aimé la compagnie d’un auto-stoppeur mais elle n’en avait croisé aucun. Ils étaient pourtant redevenus nombreux ceux que la confiscation de leur véhicule ou un sens aigu de l'économie poussaient à ce peu coûteux moyen de transport. Un moyen « civique » même. Le covoiturage était une pratique non seulement courante mais encore fortement conseillée par le ministère desdits transports.

    Seule au volant sans passager de fortune, elle avait donc eu tout le temps de ressasser ses soucis ainsi que cette certitude de plus en plus fortement ancrée en elle que quelqu’un l’attendait. Mais où ?

    Décidée à oublier un instant toutes ces questions sans réponse, elle étala son plaid sur l’herbe, à l’abri du soleil sous un arbre feuillu. Soupirant d’aise, elle s’y assit en tailleur et dévora son pique-nique à belles dents. Rassasiée, l’esprit un peu plus clair, elle s’allongea et s’endormit séance tenante, harassée.

    Elle s’était octroyée une heure, elle en dormit deux. C’est donc fraîche et dispose qu’elle se réveilla. Il était 16h30. Si d’autres véhicules s’étaient arrêtés entre-temps, elle n’en avait rien su. Même les gazouillis tonitruants des oiseaux n’auraient pu la sortir de ce bienheureux coma.

    Le soleil était encore haut dans le bleu de l’azur quand elle se remit en route. Le temps et les kilomètres défilaient avec la lenteur d’un escargot. Encore près de quatre-cents bornes à rouler dans la fournaise. La Clim défaillante avait fini par la laisser tomber. Elle dut ouvrir les vitres tant elle suffoquait sous la chaleur accablante de cette journée caniculaire. Heureusement, la beauté des paysages compensait quelque peu son inconfort et l’air pourtant tiède qui pénétrait dans l’habitacle et jouait avec ses cheveux, la rafraîchissait agréablement. Le décor évoluait au fur et à mesure que le long ruban d’asphalte se déroulait sous ses roues. Il n’y avait pas à dire, ça la changeait agréablement de la mégapole Lilloise surpeuplée au cœur bétonné de laquelle on octroyait à la nature, la portion congrue.

    C’est avec un ravissement grandissant qu’elle redécouvrait les paysages variés et quasiment inchangés de ce long trajet annuel qui la ramenait en Provence : vaste champs de blés mûrissant, océans jaunes de tournesols, vergers croulant de fruits, immenses prairies semées de coquelicots, de marguerites et de boutons d’or où paissaient, paisibles, des troupeaux de vaches ou de moutons, d’autres où galopaient librement des chevaux crinière au vent. Elle admira ainsi qu’elle le faisait chaque fois, l’effet de vagues que font, même à vitesse modérée, les majestueuses étendues de vignobles alignant en rangs serrés leurs millions de ceps bien taillés.

    Là, elle entrevoyait une forêt profonde et verdoyante, ici des collines aux courbes douces, là encore une plaine fertile où coulait un fleuve paresseux ou une rivière serpentine. Au loin, enjambant un cours d’eau ou une vallée encaissée, se dessinaient les arches de ponts superbes.

    Elle croisa sans les traverser, nombre de villages endormis dans la touffeur de l’été, protégés par leurs clochers tutélaires, de villes scintillantes levant vers le ciel leurs hautes tours de verre ou les flèches magnifiques de leurs cathédrales. Dans le lointain se profilaient à présent les cimes fières des Hautes-Alpes voilées de brumes chaudes.

    C’était la fin de l’après-midi. Elle était si fatiguée que sa vue se brouillait. Les riches parfums de l’été envahissaient ses narines, lui montaient à la tête, l’étourdissaient. Ses mains moites glissaient sur le volant, elle devait les crisper pour garder le cap. À ce train-là, elle allait terminer dans la rambarde de sécurité ! Trouver un Drive-hôtel, s’arrêter, dormir, devenait urgent ! Ces terribles semaines sans véritable sommeil réparateur finissaient par peser lourd dans la balance. Il ne lui restait plus que trois-cents kilomètres environ pour atteindre Pourrières mais elle n’en pouvait vraiment plus.

    Tout son corps criait grâce, de ses muscles tétanisés à sa tête vrillée d’une atroce migraine. Plusieurs fois déjà, ses yeux s’étaient fermés malgré elle. Droit devant elle, une enseigne fluo l’attira comme un aimant. Elle en distinguait les lettres géantes qui se détachaient dans le ciel indigo. « DREAM ». C’était un signe. Non sans humour, elle pensa que ce petit hôtel au nom prédestiné, typique des autostrades, lui tendait les bras, paraissant n’attendre qu’elle.

    Ces « self-hôtels » copiés sur les motels d’autrefois étaient néanmoins bien plus performants. Assez petit, celui-là ne se composait que de cinquante habitacles numérotés, tellement minimalistes et semblablement agencées, qu’on les appelait couramment « cubes à dormir » plutôt que chambres. Ce terme-là étant réservé aux complexes hôteliers de vacances.

    À l’entrée, une « robhôtesse » enregistrait le code vocal du client, l’entrait dans le « codivox » de la chambre qui lui était attribuée puis lui souhaitait bon séjour d’une voix de femme mélodieuse quoique parfaitement synthétisée.

    La sept, dont hérita Mary-Anne, était à l’image des quarante-neuf autres, minuscule mais hyperfonctionnelle. Clim, TV tridi, visiophone, distributeur de nourriture et de boisson synthétiques, douche ionisante à jet vitaminé, lit escamotable à ergonomie modulable garni de draps à usage unique, doux et légèrement parfumés. Tout fonctionnait au son de la voix entrée dans le codivox d’accès. Elle ne profiterait que de deux de ces prestations, la douche et le lit. Pas la peine d’appeler Félie qui ne l’attendait que le lendemain. Elle n’avait pas faim et décida également de se passer d’anti D. Elle ne prit même pas le temps d’enfiler une chemise de nuit. Elle était si fourbue qu’elle s’endormit comme une masse sitôt qu’elle fut sous les draps frais, soyeux, aseptisés et immaculés. L’inconnu aurait-il enfin pitié d’elle ? Ce fut la dernière pensée qui la traversa juste avant de fermer les yeux.

     

     


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  • 11 juillet, 23h30

     

    Mary-Anne avait fini de faire ses bagages laissés en plan trois jours auparavant. Elle avait pris trois anti -D, la dose maximale pour s’assurer une nuit à coup sûr tranquille. Elle s’apprêtait à se coucher, épuisée une fois de plus. La route était longue jusqu’à la Provence, elle allait devoir se lever tôt. Demain, elle partait rejoindre sa mère, bien décidée à profiter pleinement de ses vacances, majorées d’une semaine grâce à son généreux patron. Elle pourrait consacrer la presque totalité de son budget, hormis les quatre pleins nécessaires à l’aller et au retour, à se faire plaisir et à gâter Félie qui le lui rendrait bien. Là-bas, elle serait nourrie, logée, blanchie, chouchoutée et en retour, elle pourrait aider sa géniale et créative mère à fabriquer et à vendre poteries provençales, conserves et confitures maison qui lui permettaient d’améliorer son ordinaire.

    Oui ! Demain elle prenait la route, il n’y avait plus à tergiverser. Le soleil, une nourriture saine, le repos et la nature l’aideraient à remonter la pente et à oublier ses mésaventures surréalistes. Les séances de psychothérapie chez Jézabel n’avaient rien donné. Dès la première, la très sagace thérapsy, avait deviné qu’elle lui cachait quelque chose. Rien dans son déballage ne l’avait particulièrement surprise. Mais ce quelque chose que selon elle, son amie avait délibérément passé sous silence, l’avait titillée au point qu’elle avait décidé qu’une deuxième séance s’imposait dès le lendemain.

    Elle se promettait d’exhumer les derniers secrets de sa patiente. Selon elle, nul ne résistait à l’hypno thérapie.

    Hélas ! Cela non plus n'avait pas marché ! En plus, elles s’étaient irrémédiablement fâchées, du moins Mary le craignait-elle.

    - Tu résistes, c’est flagrant ! Et si tu le fais c’est que tu ne crois pas au bien fondé de cette thérapie qui fonctionne parfaitement pour tout le monde sauf pour toi apparemment ! Avait conclu Jézabel vexée, presque en colère déjà.

    En effet, rien de ce qu’elle avait livré sous hypnose profonde, ne justifiait l’apparition de son cauchemar à répétition ni ses hallucinations diurnes. C’était comme si elle avait érigé dans son subconscient un mur épais destiné à empêcher toute intrusion mentale. Il avait si bien protégé ses secrets que seules quelques réminiscences de son passé l’avaient franchi.

    - Je ne peux rien pour toi ! Rien de rien ! Tu es opaque, hermétiquement fermée ! Avait asséné la psy sans ménagement.

    - Essaie encore ! Avait-t-elle supplié.

    Jézabel avait accepté en désespoir de cause, de réentendre toute son histoire par le menu afin d’y chercher des indices qu’elle n’y aurait pas décelés la première fois. Peine perdue ! Alors ce matin -même, elle avait joué son va tout et tenté de décrypter le fameux cauchemar.

    La séance d’onirothérapie avait été un échec de plus. Il s’agissait de plonger le sujet dans un sommeil artificiel après avoir fixé sur sa tête des électrodes qui, reliés à un écran, transmettaient les images animées des rêves, produites par le cerveau du patient endormi, ainsi que le tracé de l’électro encéphalogramme correspondant à la phase onirique. Pour Mary-Anne, l’écran était demeuré noir en dépit de l’ECG qui lui, montrait pourtant les pics significatifs du rêve perturbant.

    - Je n’y comprends rien ! Avait fulminé la thérapsy aussi dépitée que découragée.

    - Comment ça ? J’ai bien rêvé non ?

    - Peut -être d’après le tracé mais je devrais avoir des images et il n’en est rien ! Tu peux vérifier !

    - C’est impossible ! Je l’ai vu, il était là et il m’appelait, comme d’habitude, je te le jure !

    - Ce doit être cette saloperie de Grande Muraille de Chine que tu as construite dans ta petite caboche. Tu fais un blocage absolu. Je n’ai jamais vu un tel refus de coopérer même s’il est inconscient de ta part, je veux bien l’admettre, sinon tu ne serais pas venue me voir, n’est-ce pas ?

    - C’est évident !

    - Alors pourquoi est-ce que je n’arrive à rien avec toi ? Tu défies toutes les lois du métier. Tout ce que je peux dire puisque je n’en ai rien vu, c’est que ce rêve bizarre n’a probablement pas d’autre signification qu’un énorme manque affectif et une grosse carence sexuelle. Voilà pourquoi tu fantasmes sur ce bel inconnu qui t’appelle. Et tu refoules tellement ce besoin d’amour et de sexe que ça explique ce total blocage qui te fait résister à la fois à l’hypnose et à l’onirothérapie.

    - Mais ça m’arrive en plein jour aussi !

    - Je sais ! Ça peut s’expliquer par un surmenage excessif et une grosse fatigue qui te fragilisent au point que ta fertile imagination réveille ce fantasme dans la journée. Trouve-toi un homme, un vrai, envoie-toi en l'air avec lui et ton inconnu de la nuit disparaîtra. Je ne vois pas d’autre explication à ce truc qui t'arrive et pas d'autre thérapie !

    - Et l’apparition à la télé ?

    - Toujours ton imagination. Tu t’es focalisée sur ce beau mec qui a été filmé par hasard, crois-moi ! Et tu as rêvé tout haut qu’il te regardait et te parlait. C’est tout ! D’ailleurs as-tu vérifié l’enregistrement ?

    - Non…. Heu… Je crois bien l’avoir effacé…

    - Tu vois ! Encore une preuve que tu bloques ! Si fort que tu as même effacé le seul indice qui aurait pu apporter de l’eau à ton moulin ! Et il y a ce truc que tu me caches aussi !

    Pourquoi avait-il fallu qu’elle se mette à rougir confirmant ainsi l’intuition de la terrible thérapeute, ravivant du même coup sa colère.

    - Je le savais ! Raconte voyons ! Comment veux-tu que je t’aide si tu ne me dis pas tout ?

    Elle n’avait pu se résoudre à lui parler de ce détail dont, de toute façon, elle ne parvenait même pas à se souvenir, dont elle ne voulait pas se souvenir plutôt ! Un truc qu’elle avait vu lors du reportage. Un petit truc qu’elle avait enfoui dans sa mémoire. Curieuse amnésie volontaire ! Elle n’avait rien dit non plus de l’étrange réticence, totalement inexplicable qu’elle éprouvait envers le cadeau envoyé par Félie. Depuis son anniversaire, elle ne l’avait pas revu. Il lui répugnait sans qu’elle puisse s’expliquer pourquoi. Le pendentif dormait donc toujours dans son écrin, au fond d’un tiroir, elle ne savait plus lequel. Elle se refusait à le porter, ne serait-ce qu’une seule seconde.

    Confrontée à ce mutisme obstiné, plus qu’excédée, Jézabel s’était renfrognée de plus belle.

    - Je ne peux pas te forcer Mary-Anne.

    Elle faisait partie des intimes qui l’appelaient affectueusement Mary, alors ce « Mary-Anne » jeté avec hargne ressemblait à s’y méprendre à une mesure punitive. Même alors, elle n’avait pu se confier totalement à son amie. Laquelle, très fâchée, lui avait répondu par une expression fermée avant de la congédier sans voir son regard affligé ni sa main tendue.

    - Salut ! Quand tu seras prête à m’en dire d’avantage, fais-moi signe ! Sinon, cherche toi un autre thérapsy !

    - Jéza…

    - Au revoir Mary-Anne ! Mes clients m’attendent et ils ont réellement besoin de moi, eux !

    Elle avait mis dans ces derniers mots toute la morgue et toute la colère outragée dont elle était capable. Mary était rentrée dans son appartement vide, la mort dans l’âme, vaincue et résignée. Le reste de la journée s’était écoulé avec une insupportable lenteur, dans un silence pesant et morne seulement rompu par l’appel de Surprise qui lui souhaitait de bonnes vacances.

    Ensuite c’est elle qui avait « visiophoné » à Félie pour confirmer son arrivée dans les deux jours au plus tard. Après quoi elle avait bien essayé d’écouter de la musique en sourdine, juste pour briser un peu ce lourd silence mais c’est la voix anonyme qui avait aussitôt pris le relais dans son crâne endolori. Alors elle avait ouvert un livre qu’elle avait très vite refermé, incapable d’y atteler son attention. Rien ne paraissait pouvoir la détourner de ses soucis, quoi qu’elle fasse, elle revenait toujours à son insoluble problème : qui donc l’appelait depuis plus d’un mois ? Qui ?

    Les explications de Jézabel ne l’avaient pas convaincue. Elle était au contraire de plus en plus intimement persuadée que quelqu’un, quelque part, l’appelait réellement. Hélas, elle ne savait qui ni pourquoi ni comment il réussissait cet horrible tour. Elle avait tourné et retourné toutes ces questions dans sa tête jusqu’à ce que ses nerfs finissent par craquer. Effondrée, elle s’était mise à pleurer, le cœur étreint d’une tristesse profonde et d’une terrifiante impression de solitude. Le soir était venu sans qu’elle ait pu se libérer du poids de son chagrin. Elle avait pleuré tous son soûl.

    À présent, ses larmes étaient taries et elle se sentait plus calme. Elle se doucha, mangea un peu pour reprendre des forces et se remit à ses bagages. Il ne lui fallut pas longtemps pour achever cette tâche et c’était tant mieux car elle était littéralement épuisée. Ce ne fut pourtant qu’après avoir avalé les trois antidépresseurs susceptibles de l’aider à s’endormir sans angoisse qu’elle se coucha, priant le ciel que son cauchemar ne revienne pas la perturber.

    Demain, elle allait avoir besoin de toute sa concentration pour ce long trajet en solitaire. Dans deux jours à peine, elle connaîtrait enfin la fameuse Fleur de Lune qui semblait si bien plantée dans le cœur de sa mère… Ma parole ! Elle était jalouse de la nouvelle amie de Félie ! Cette pensée soudaine et incongrue, la ramena à Jézabel, son amie à elle, peut-être perdue à jamais. Ce fut sur ce triste constat qu’elle s’endormit d’un seul coup, d’un sommeil de plomb, abrutie par les anti-D, des larmes plein les yeux.


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  • 9 juillet

     

    Déterminée à comprendre les troubles dont elle souffrait, Mary-Anne avait décidé d’entreprendre une psychothérapie. Elle était en effet de plus en plus convaincue qu’il ne pouvait s’agir que de cela : des troubles, graves certes, mais uniquement dus à une trop grande fatigue. Ou à autre chose mais elle ne savait quoi.

    Cette nuit encore, elle avait entendu la voix. Elle avait vu l’homme qui l’appelait, fantôme issu de son imagination. Il avait désormais le visage de l’inconnu du reportage, celui dont elle avait cru bêtement qu’il la fixait derrière un écran de télé. De quoi était-elle en manque pour se mettre à rêver d’un superbe mâle l’appelant désespérément nuit après nuit et pire, à le voir partout ?

    Ce qu’elle avait vu, c’était juste un quidam parmi les autres, surpris par l’œil indiscret d’une caméra. Et si à présent elle parait la silhouette imprécise de son rêve, des traits et du corps de l’homme entrevu au cours du reportage de la veille, c’est que ce dernier avait de quoi retenir l’attention d’une femme : un visage aux traits énergiques, au teint hâlé, presque cuivré, manifestement buriné par la vie au grand air.

    Pas un français d’après son accent. Pas un européen non plus…Non, cet homme-là avait manifestement des origines indiennes en dépit de ses yeux d’un bleu surnaturel. Des yeux magnifiques qui lui donnaient un regard acéré d’oiseau de proie. Ou de grand fauve prêt à bondir…

    Métis sans doute à en juger aussi par son nez qui, au lieu d'être aquilin, était droit et arrogant. Ses lèvres sensuelles, ses joues ombrées d’une barbe de deux jours tout comme l’était son menton creusé d’une fossette, ne faisaient qu’ajouter à sa triomphante virilité.

    Un homme comme elle les aimait, musclé juste ce qu’il faut. Un grand fauve, oui, décidément ! À la fois plein de puissance retenue et de douceur féline.

    Fichtre ! Comment avait-elle pu, en si peu de temps, l’esprit noyé de terreur, enregistrer tant de détails sur lui ? Et comment, d’un seul coup, l’inconnu de la nuit pouvait-il devenir à ses yeux, l’archétype de l’homme qu’elle aurait aimé rencontrer ? Cela ne pouvait plus durer !

    Qui mieux que son amie Jézabel était capable de la guérir ? Si tant est qu’elle soit malade ! En tous cas, elle réunissait tous les symptômes de la maladie du siècle : pâleur, maigreur, inappétence à la limite de l’anorexie, fatigue chronique, migraines persistantes, tremblements intempestifs, troubles de l’équilibre…Voilà pour le physique.

    Son psychisme était également bien atteint : hallucinations, névrose obsessionnelle, délire de la persécution, sans parler de cette récurrence onirique qui la déboussolait totalement. Le tout était largement suffisant pour la faire interner dans un de ces anciens asiles d’aliénés mentaux qui existaient autrefois pour les gens comme elle et qui aujourd’hui, était au moins passible d’une mesure de lobotomisation partielle, tant son comportement frôlait de près l’anormalité. Voilà pourquoi, toutes affaires cessantes, elle avait choisi de se rendre à grands pas vers le cabinet du docteur Beauregard, thérapsy agréée ainsi que l’indiquait la plaque de cuivre apposée à la porte de sa luxueuse maison particulière située en plein centre ville. Sa profession, reconnue et somptuairement rémunérée, lui permettait largement l’entretien coûteux de cette demeure de rêve.

    En 2057 et ce depuis une bonne dizaine d’année, la thérapsychologie, jouissait d’une place de choix dans le corps médical du troisième millénaire. Outre la psychiatrie, la psychologie, la psychanalyse, les psys pratiquaient couramment des disciplines annexes autrefois rejetées ou taxées de charlatanisme telle l’oniromancie dont était issue l’onirothérapie, l’hypno thérapie qui avait depuis longtemps fait ses preuves mais aussi l’étude du Karma, des mantras, le zen et le yoga et autres techniques issues du monde oriental. Quant à l’acupuncture qui faisait des merveilles  dans le traitement de la douleur physique, elle était désormais également utilisée pour apaiser la douleur psychique.

    Soigner les troubles de l’esprit était devenu une priorité dans un monde débarrassé des traditionnelles maladies car de ces pathologies en découlaient d’autres qui atteignaient le corps. Ainsi, pullulaient les atrabilaires tandis que les ulcères à l’estomac, les migraines et les nausées dus à l’angoisse du lendemain, étaient monnaie courante. Il y avait également, toujours prêts à se manifester, tous les troubles sous-jacents que la Grande Crise avait générés, tel le syndrome de la folie suicidaire né de la crainte sourde d’un retour possible des sectes de l’Apocalypse; celui encore puissant de la folie meurtrière qui prenait racine dans les années de violence et de guerre, sans compter que l’atavisme continuait à jouer son rôle dans l’instinct sanguinaire et destructeur de l’Homme.

    On dénombrait aussi de multiples cas de stérilité dont la plupart relevant de la pathologie étaient apparus après les gigantesques épidémies qui décimèrent des populations entières et laissèrent de douloureuses séquelles aux survivants et à leurs descendants. Mais beaucoup de ces stérilités avaient des origines psychosomatiques. La peur d’engendrer dans un monde en perdition, puis plus tard, celle d’engendrer un enfant anormal, avaient provoqué de terribles blocages que les psys se faisaient fort de briser.

    Cette impuissance à procréer occasionnait de surcroît chez les hommes et les femmes frappés de cette honteuse tare, des crises aiguës de culpabilité. En outre, l’évolution ou plutôt la révolution de la société mondiale, avait conduit l’humanité à changer radicalement de mentalité pour s’adapter aux nouvelles règles. Il lui avait fallu gommer ses erreurs, se plier à un ordre nouveau plus rigide, à une justice plus implacable qui la protégeait, certes mais qui faisait également de chacun un enfant coupable à la plus petite incartade. La peur de mal faire, la crainte omniprésente de la punition avait suscité une nouvelle forme de stress et développé chez beaucoup ce que les psys appelaient encore en 2057, « le syndrome de la fessée ».

    L’angoisse d’être eux-mêmes dénoncés et punis, poussait de braves gens à la délation. On épiait ses parents, ses amis, ses voisins, cherchant à déceler chez eux, le moindre signe d’anormalité. Car c’était cela la maladie du siècle, l’anormalité dont les critères étaient si mal définis qu’ils pouvaient changer du jour au lendemain en fonction de la Raison d’État.

    Une autre peur irraisonnée créatrice de névroses, était sans conteste celle de ne pas mourir. L’éradication de maladies autrefois mortelles, les progrès constants de la médecine, l’augmentation considérable de l’espérance de vie qui en découlait, faisaient craindre plus que de raison qu’un jour on réussisse à vaincre la mort. Dieu, quelle angoisse que la simple idée d’avoir l’éternité devant soi ! 140 ans, c’était déjà si long !

    Si l’on ajoutait à cela tous les petits problèmes courants, inhérents à la vie banale et quotidienne du quidam moyen : fatigue, surmenage, insomnies ou simple dégoût d’une vie trop bien réglée… Il était aisé de comprendre pourquoi les thérapsys étaient débordés de travail et si bien payés ! Comme son amie Jézabel qui avait néanmoins réussi à la coincer entre deux rendez-vous quand elle avait su de quoi il retournait.

     

    Quand elle avait su, elle ne s’était pas inquiétée outre mesure. Elle en voyait d’autres. Ce qui l’avait mise en colère avait été d’apprendre que les troubles de son amie duraient depuis plus d’un mois. À dire vrai, si elle était tellement ulcérée, c’était surtout parce qu’elle avait été la dernière à savoir. Elle s’était sentie trahie autant dans son amitié que dans sa profession. Comme d’habitude, Surprise qu’elle n’appréciait qu’à moitié, était passée avant elle.

    - Et ta mère, elle sait ?

    - Non ! Je n’ai pas voulu l’inquiéter !

    - Encore heureux !

    Si la veille, Félie avait remarqué sa mine de papier mâché - Le visiophone ne pouvait mentir - elle n’en avait rien dit et elle avait accepté l’excuse vaseuse invoquée par sa fille pour expliquer son arrivée différée. Mais Mary avait bien senti que son intuitive mère en devinait bien plus qu’elle n’en disait. Combien de temps pourrait-elle encore lui mentir lorsqu’elle serait en face d’elle ? Ophélia Conroy ne manquait ni d’opiniâtreté ni de perspicacité ! Avant de la quitter, elle lui avait dit :

    - Bon, alors à bientôt mon petit ! Fleur de Lune et moi nous t’attendons avec impatience !

    Ce « mon petit » avait sonné aux oreilles de Mary comme un avertissement. Il voulait très exactement dire :

    « Quand tu étais petite, tu me disais tout, pas comme cette fois ! Que me caches-tu mon petit ? »

    Mais pour l’instant, c’était une autre personne douée d’une exceptionnelle clairvoyance qu’elle était sur le point d’affronter.

    - Allez hop, à nous ! Raconte-moi tout de A à Z ! Lança Jézabel d’un ton encore un brin acerbe, interrompant le cours de ses pensées.

    Et la jeune femme vida son sac.


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