• Janvier 2059. Continent africain

     

    Le temps du Quatrième Rassemblement était venu. Depuis plusieurs mois déjà, des milliers de membres de la Roue, Mus, Élus et ralliés à la cause étaient arrivés sur place pour préparer l'événement. Cette fois, c’était la cinquième édition du célèbre Rallye des sables qui avait lieu tous les trois ans à la même époque qui servait de prétexte à cette exceptionnelle réunion puisque c'était la Roue qui l'organisait secrètement. Émule de l'ancien Paris-Dakar dont la Grande Crise avait interrompu le traditionnel et annuel déroulement, le Rallye des sables avait repris le relais en 2047.

    C’était une course plus fabuleuse encore que le Dakar, ouverte à tous les inventeurs de véhicules « propres » auxquels elle servait de banc d'essai. Elle attirait chaque fois des milliers de passionnés venus des quatre coins de la planète. Sa rareté - tous les trois ans seulement - en faisant l'une des manifestations les plus sensationnelles du Monde. On y découvrait les plus extraordinaires prototypes, des merveilles d'ingéniosité, à la pointe de la recherche en matière de nouveaux modes de propulsion. La bioénergie, l’hélio énergie, l’électro énergie, transformaient autos, motos, camions, bus, en véhicules du futur.

    Un futur pas si éloigné que chacun rêvait de voir devenir accessible à tous !

    Ces bijoux rutilants sous le soleil saharien étaient pilotés par des professionnels chevronnés, aidés du copilote électronique qui équipait tous les véhicules en plus du copilote humain pour les quatre roues.

    Bien des gens économisaient pendant des années pour faire le voyage jusqu'en Afrique. Autrefois, on aurait affrété de volumineux charters. Mais les transports par air étaient extrêmement limités, réservés même au transfert exceptionnel des bataillons des forces spéciales vers les sites où elles pouvaient être utiles. Même les membres du gouvernement qui y avaient pourtant droit, n’en profitaient que très rarement, afin de respecter au mieux la loi antipollution. À présent, les grands déplacements terrestres se faisaient en train pour la plupart et pour traverser les océans, on utilisait le bateau. En l’occurrence, pour cette expédition vers l’Afrique, les aficionados avaient embarqué sur des voiliers gigantesques et d’immenses hélio-boats. Ces impressionnants paquebots transportaient également les hélio-bus qui serviraient sur place, à convoyer les voyageurs dans le désert où se déroulait l’évènement. Des voyageurs ravis de faire peut-être la seule croisière de leur vie pour assister à la plus mythique des courses. C'était cher, long, on avait parfois le mal de mer mais le Rallye des sables en valait la peine !

    Cette fois, Félie n'avait pas suivi Hawk. Amoindrie par la disparition de sa fille unique, usée par la perpétuelle errance que la chasse aux Mutants leur imposait, elle avait été mise en sécurité chez des amis du mouvement à Huelva, dans le sud de l'Espagne. C'est donc sans sa maternelle et affectueuse présence qu'accompagné de Fleur, Lazaro, Jézabel et Loup, Hawk avait discrètement embarqué sur un bateau de pêche en partance du petit port d'Algésiras, à l'extrême sud de la péninsule ibérique. Sa belle-mère lui manquait bien sûr mais en même temps, il était soulagé de ne plus l'avoir continuellement sous les yeux, vivant reproche de l’absence de Mary.

    C'est du moins ainsi qu'il ressentait les regards toujours tristes qu'elle posait sur lui depuis plusieurs semaines. Des regards éperdus de douleur qui faisaient écho à sa propre peine et qui semblaient lui dire :

    « Il y a maintenant presque quatre mois que ma fille est en prison, diminuée, aux portes de la mort peut-être et que faisons nous ? Où en est son pauvre cerveau mutilé à présent ? C'est ma faute, c'est ta faute ! » Croyait-il lire dans les prunelles dont l’émeraude s’était peu à peu terni sous l’effet du chagrin. Il se trompait bien sûr ! Félie n'était pas du genre à le culpabiliser ni à se culpabiliser elle-même. Elle souffrait seulement du même manque que lui et ne parvenait plus à lui cacher sa détresse. Mais elle au moins avait des tas de souvenirs de sa fille, des photos d’elle enfant et adolescente, des objets qui lui avaient appartenu et qu’elle conservait pieusement dans le grand sac qui la suivait partout depuis qu’elle avait quitté sa maison provençale. Elle avait aussi les longues années qu’elles avaient vécues ensemble…

    Lui, n’avait eu qu’un petit mois de bonheur. Les souvenirs qu’il avait de Mary avant leur rencontre, il les lui avait volés à son insu. Certes, il avait vécu des années avec elle, mais de loin, sans jamais la toucher. Sans recevoir d’elle comme Félie, le rayonnement de sa chaleur, de sa tendresse et de son amour. Il ne lui restait plus que ses rêves pour la lui restituer intacte. Car il rêvait d’elle chaque nuit et dans ces songes, elle était encore plus belle que lorsqu’il l’avait quittée, là-bas, dans le petit hameau où le mas fleuri de sa mère abritait de nouveaux propriétaires.

    Mary…Il revoyait ses opulents cheveux blonds et parfumés. Plus longs que dans ses souvenirs cependant. Dans ses rêves, ils lui arrivaient maintenant à la taille. Et ses étonnants yeux verts brillaient de plaisir tandis qu’elle livrait à sa bouche affamée, à ses mains fiévreuses, les rondeurs frémissantes de ses seins et la douceur crémeuse de sa peau…

    Il revivait à l’infini chaque instant de leurs tumultueuses étreintes. Chaque fois, il se réveillait, trempé de sueur, le cœur battant à grands coups frénétiques, le sexe dur et douloureux. Les sanglots restaient bloqués au fond de sa gorge serrée. Il avait beau se dire que ce n’était qu’un rêve, que Mary ne ressemblait plus à la femme merveilleuse qu’il avait connue, que ses cheveux avaient été rasés comme le sont ceux de tous les détenus, que ses yeux de lobo étaient désormais sans vie, c’était pourtant bien la sensation des lèvres douces et amoureuses de sa sirène sur son corps, de sa moiteur de femme autour de lui, qui persistaient bien après son réveil et le laissait pantelant de frustration. Vaincu, il ne pouvait empêcher ses doigts de se refermer sur ce désir douloureusement tendu qui réclamait l’assouvissement. Il pleurait alors et ses cris de rage et de désespoir se répercutaient entre les murs de sa chambre et dans le silence de l’aube naissante tandis que jaillissait sa semence inutile.

    Cependant, ces derniers jours ses songes avaient pris une inquiétante tournure. Mary l’appelait mais il ne la voyait plus. Sa voix plaintive lui parvenait déformée, faible et lointaine. C’était une voix flûtée de petite fille dans laquelle il reconnaissait néanmoins les intonations de sa femme. Elle égrenait les paroles d’une berceuse semblait-il :

    « Petite Mary, lorsque vient la nuit, ferme tes beaux yeux sur tes rêves bleus… »

    Puis elle répétait inlassablement, sur un ton monocorde et mécanique les mêmes mots : « Viens…Viens… Viens… »

    Invariablement, à ce moment du rêve, il se réveillait, comme poussé par le besoin irrépressible de répondre à cet appel lancinant. Il se retrouvait debout, déboussolé, le cœur en capilotade.

    Où qu’il se trouve, quelle que soit l’heure et quelque temps qu’il fasse, il se rendait alors compte qu’il se trouvait dehors sans savoir comment il y était arrivé, les yeux levés vers le ciel. Vers les étoiles, même lorsqu’elles étaient cachées par les nuages ! Même lorsque le jour commençait à poindre ! Puis, le cœur lourd, résigné, il se recouchait. Et juste avant que le sommeil ne le reprenne dans ses rets, il avait l’impression d’entendre encore la voix enfantine et mécanique qui disait :

    « Étoiles… Étoiles… »

    Chaque fois, immanquablement, il retombait dans les rêves d’avant. Ceux où elle apparaissait ! Mais la déception était à la mesure de son attente car ce n’était plus vraiment elle. Elle ressemblait plutôt à un zombie. Effrayante de maigreur, le crâne affreusement rasé et le regard totalement inexpressif, elle marchait près de lui sans le toucher. Les yeux profondément enfoncés dans les orbites, dénués de toute vie qu’elle posait sur lui ne semblaient ni le reconnaître ni même le voir.

    Il était persuadé que ces horribles songes, des cauchemars plutôt, la lui montraient telle qu’elle était devenue dans la cruelle réalité de son univers concentrationnaire et une peur sournoise le tenaillait.


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  • Washington

     

    Adam siégeait donc avec les autres chaque mois et si le reste du monde ignorait le jour du conseil des Sages, la Roue elle, grâce à lui, le connaissait.

    Au cours de ces réunions très sérieuses, les membres du gouvernement débattaient des problèmes de la planète et péroraient inlassablement sur les moyens idéaux à mettre en œuvre pour régler chacun d'entre eux en respectant les lois qu'ils avaient eux-mêmes édictées.

    Dotés des mêmes pouvoirs que les Mus, l'Élu, lui, n'avait aucun mal à déceler le mensonge derrières ces discussions sages en apparence. Il décryptait aisément les noires pensées qui en agitaient plus d'un. Peur, haine, ambition…Il percevait sans peine mais avec une inquiétude grandissante, leur crainte irraisonnée des mutants savamment entretenue par Solomon Mitchell.

    Le Monde, ignorant leurs manigances pour maintenir les peuples sous leur coupe, obéissait à leurs préceptes. Mais les mutants eux, ces anormaux notoires selon une opinion sous influence, avaient le pouvoir de lire dans leurs esprits donc de savoir ce que les normaux ignoraient. Voilà pourquoi il devenait de plus en plus urgent de s'en débarrasser. Les Sages trompaient le peuple et ils craignaient plus que tout d'être découverts. Ils étaient de plus en plus nombreux à avoir été cooptés par les anciens demeurés en place ! Lui-même ne l'avait-il pas été par le plus dangereux d'entre tous, Mitchell en personne ?

    Dès qu'il avait été pressenti par Blue Hawk pour cette opération d'infiltration, il avait commencé à graviter dans les cercles très fermés de l'élite mondiale où, écrivain et philosophe renommé, il avait sa place et ses entrées. Il espérait y rencontrer un jour ou l'autre, celui que tous avaient baptisé « le Révérend » sans jamais prononcer son véritable nom. Or celui-ci, pour avoir les mains plus libres, préférait l'ombre à l’éclairage trop vif des sunlights. On ne le voyait donc que très rarement dans les raouts organisés par la Haute Société.

    Ainsi évitait-il autant qu’il lui était possible, galas de bienfaisance, bals des débutantes et autres soirées mondaines toujours prisées par ceux que leur position privilégiée politique ou sociale obligeait plus ou moins à ce genre de mondanités.Il n'était pas de ceux qui aiment à se montrer lors des salons, congrès, festivals ou grands meetings nationaux et internationaux. Il laissait à d'autres les honneurs liés au plaisir d'être vu, filmé, photographié, interviewé.

    S'il se rendait à l’un de ces rassemblements de foule qu'il détestait, c'était incognito. Si on le connaissait pour l'avoir lu sur la liste des Sages désignés, le véritable nom du « Révérend » était vite oublié. Solomon Mitchell était donc une ombre pratiquement anonyme et tenait à le rester.

    À force de persévérance, Adam avait cependant fini par le rencontrer, tout à fait par hasard avait alors cru Solomon, lors d'une de ces rarissimes fois où il avait consenti à se rendre au vernissage organisé pour l’ixième exposition « géniale » d'un peintre célébrissime.

    - Parce que, lui avoua-t-il par la suite, il faut bien sacrifier quelquefois un peu de sa tranquillité et se montrer, juste pour que ceux qui visent votre place sachent que vous êtes toujours vivant ! »

    - Je suis bien d'accord avec vous ! Avait acquiescé Adam

    Ils furent heureux de se découvrir déjà ce point commun. Puis un autre quand ils s'avouèrent avoir voulu échapper au bruit et à la foule clinquante qui se pressait autour du génie de la palette pour le congratuler.

    C'est dans un petit salon attenant à la galerie où Solomon s'était réfugié, qu'Adam l’avait psychiquement repéré. Les effluves de son aura particulière et sombre avaient dirigé ses pas. Un parfum nauséabond que diffusaient les pensées grouillantes et malfaisantes de l'homme. Un malaise profond l'avait envahi qui avait failli le faire renoncer à sa mission. C'est les tripes nouées d'une funeste appréhension qu'il avait néanmoins poussé la porte. Tout de noir vêtu, « le Révérend » était assis au fond d'un confortable fauteuil club de cuir fauve. Il fumait nonchalamment un gros havane dont il savourait les riches senteurs les yeux mi-clos. Un luxe et un délit ! Le tabac était interdit !

    - Oh ! Veuillez m'excuser, je ne vous avais pas vu ! S'était-il exclamé en faisant mine de découvrir sa présence.

    - Cet endroit est à tout le monde ! Avait rétorqué l'autre d'un ton peu amène sans bouger d'un pouce.

    - Cette foule caquetante m'étourdit ! Avait invoqué Adam en guise d'excuse pour son intrusion.

    - Ah ! Vous aussi ! Comme je vous comprends ! Asseyez-vous donc !

    - Merci ! Avait répondu Adam en s'installant avec un soupir heureux dans le fauteuil jumeau qui faisait face à celui de Solomon.

    Il avait fermé les yeux mais entre ses cils, il avait minutieusement observé son adversaire Durant deux ou trois minutes, ils n'avaient pipé mot ni l'un ni l'autre.

    C'est le « Révérend » qui avait le premier brisé le silence feutré de la pièce.

    - La fumée ne vous gêne pas j'espère ?

    - Pas du tout ! C'est même un délice après tous ces remugles de parfum et d'after-shave !

    - Ah ! Vous fumez peut-être ? Avait demandé Solomon en lui tendant un cigare.

    - Volontiers, merci ! Avait-il accepté

    Puis, sous le regard appréciateur de l'autre, il avait savamment préparé le coûteux cigare de contrebande, se préparant mentalement à en respirer la fumée délétère autant que délictueuse.

    - Hum ! Connaisseur à ce que je vois ! Avait fait le Sage, un sourire naissant sur son visage austère. .

    Ils avaient savouré en silence le tabac épicé et le moment béni, isolés du reste du monde par les murs tendus de toile pourpre du petit salon. Adam avait ainsi pu l'observer à loisir. L'homme était grand en dépit de la légère voussure dorsale qu’Adam découvrit lorsqu'il se leva pour leur servir un doigt de whisky à tous deux. Une voussure qu’il semblait accentuer à dessein. Ses cheveux poivre et sel qu’il portait courts et coiffés en arrière, dégageaient un front haut et large dénotant une vive intelligence. Une courte barbe en collier du même ton encadrait un visage carré, comme taillé à la serpe.

    Les yeux aux prunelles acérées - grises ou bleues, il ne savait- se cachaient derrière de grosses lunettes à verres fumés et à monture d'écaille. À n’en pas douter, c’était de propos délibéré qu’il en portait car en cette époque où l'on guérissait sans peine tous les dysfonctionnements de la vue, les lunettes n’avaient d’autre utilité que celle de se donner un genre ou de changer d'apparence. Plus pratiques et moins onéreuses que la microchirurgie optique, les lentilles suffisaient pour varier à volonté la couleur des yeux.

    L'énergie indomptable et la sévérité des traits étaient encore accusées par un nez légèrement aquilin et par une lippe dédaigneuse. Une carrure impressionnante et des mains comme des battoirs complétaient l'impression de puissance dominatrice, dangereuse qui se dégageait du personnage qui de son côté, le scrutait lui aussi très minutieusement. Ce ne fut qu'après de longues minutes de ce silence partagé qu'ils se décidèrent à se présenter l'un à l'autre, comme mus par le même besoin primaire de faire connaissance.

    - Phil Adams, écrivain et philosophe. Commença Adam d'un ton faussement pompeux destiné à démontrer à son vis-à vis qu'il se foutait pas mal des honneurs liés à son statut.

    - Solomon Mitchell, Sage parmi les Sages poursuivit l'autre sur le même ton.

    Adam put presque entendre le ricanement sardonique qui s'éleva dans le cerveau de Mitchell lorsqu'il prononça le mot sage.

    Ainsi débuta leur étrange amitié. Ils échangèrent leurs coordonnées, se contentant tout d'abord de longues conversations à distance. Puis ils commencèrent à se rencontrer régulièrement, pour un dîner impromptu ou pour l'une ou l'autre de ces soirées obligatoires pendant lesquelles, ainsi qu'ils l'avaient fait lors de leur première rencontre, ils s'isolaient de la foule bruyante pour discuter et confronter leurs opinions sur tout et sur rien, ravis chaque fois de se découvrir de nouvelles affinités.

    En présence d'Adam, Solomon perdait un peu de sa coutumière froideur, apparemment heureux d'avoir trouvé en ce jeune homme ambitieux une espèce d'alter ego. Un être qui, comme lui, ne s'embarrassait ni de préjugés ni de morale et ne s'offusquait pas, au contraire de tant d'autres, de sa mégalomanie galopante. Mieux, derrière le masque sympathique et rassurant du penseur, son nouvel ami semblait la partager. Leur différence d'âge : 60 ans pour Solomon, 38 pour Phil, ne fut pas un obstacle à cette amitié, au contraire. Le « Révérend » jouait avec délice le rôle du mentor auprès de ce jeune philosophe aux idées larges. Bientôt, les rares fois où il consentit à paraître en public, on ne le vit plus sans son protégé. Aussi, lorsqu’il lui demanda de faire partie du futur Gouvernement des Sages, Adam, jubilatoire, sut parfaitement jouer de l'étonnement et de la joie que suscitait en lui cette alléchante proposition. Il avait atteint son objectif et le grand manipulateur de la Maison Blanche ne se rendait pas compte qu'il avait été lui-même manipulé

    - C'est un immense honneur que tu me fais là mon ami mais je ne suis pas sûr de le mériter.

    - À d'autres mon cher ! Tu me ressembles comme un frère et nul autre que toi ne mérite autant cette place. En ce lieu où je me méfie de chacun, tu seras le seul en qui je puisse avoir confiance. Tu seras mon bras droit Phil.

    Son bras droit, rien que ça ! Le plus fidèle serviteur du Deus ex machina trônant au -dessus des Sages, son plus fervent soutien, son plus aveuglément admirateur aux yeux de tous ! En fait, son pire ennemi dans la place ! En acceptant, il avait croisé les doigts dans le dos afin de conjurer le mauvais sort. Si Solomon découvrait un jour son rôle réel auprès de lui, il ne donnait pas cher de sa propre peau !

    Comme les autres Sages mais en apparence seulement lui, Adam buvait la moindre parole du « Révérend ». Le sobriquet lui allait bien !

    Ses propos lors de leurs réunions officielles, généralement teinté de mysticisme et prononcés sur un ton sentencieux de prédicateur, tenaient plus du sermon que du discours politique. Ils dénonçaient en Solomon le fils de pasteur qu'il était. Destiné à succéder à son père, il avait choisi une autre voie. Brillant diplômé de John Hopkins, il était devenu un jeune neurologue de génie avant de se reconvertir à la politique par goût immodéré du pouvoir. Doté d'un extraordinaire charisme et possédant à fond l'art de convaincre en douceur, il avait su, sous ses dehors faussement modestes, se faire remarquer du groupe d'hommes et de femmes qui s'étaient fédérés pour rechercher les membres idéaux du premier Gouvernement mondial. Solomon Mitchell faisait figure de Sage par excellence. Qui aurait pu se douter alors, à quel point déjà il savait cacher son jeu et ses véritables motivations ?

    Depuis et à force de magouilles, de pots de vin et de chantages divers, il n'avait jamais quitté les rangs des élus mondiaux qui, année après année, continuaient à voir en lui dès qu'ils le rencontraient, un chef puissant, redoutable et de ce fait, incontesté.

    Ils passaient insensiblement de l'admiration dévote pour le grand homme, à la peur qu'il finissait toujours par faire naître en eux tant sa soif de domination se révélait insatiable. Il semblait connaître les ambitions secrètes, les désirs les mieux cachés de chacun d'entre eux et il savait les satisfaire. Il leur procurait à volonté, pouvoir, honneurs, argent, sexe attendant d'eux en contrepartie une adhésion tacite à ses idées.

    Il fustigeait les faibles et les timorés qui se réfugiaient derrière leur rassurante image de Sage pour refuser de sacrifier un pouce de leurs « idéaux à la petite semaine. » ainsi qu’il les qualifiait.

    « Si vous n’êtes pas capables de comprendre que ce n’est pas avec un idéal - si noble soit-il - que l’on fait tourner le Monde, vous n’avez rien à faire avec nous ! Car, n’en doutez pas, nous avons la charge de la planète, une charge lourde et rude qui ne peut souffrir aucun faux-fuyant et qui en aucun cas ne peut incomber à une bande d’enfants de chœur. Pour mener à bien cette tâche immense, il nous faut être nous-mêmes, rudes et sans pitié envers les faibles et les mous qui voudraient entrer dans nos rangs ! » Clamait-il

    Ce faisant, il isolait du reste du troupeau qui mangeait dans sa main, la poignée d’irréductibles idéalistes qui résistait encore à ses manigances, rendant très vite la position de ces véritables Sages au sein du gouvernement tellement intenable qu’ainsi pressurés, soudoyés, menacés, ils finissaient immanquablement par démissionner ou le plus souvent, par tomber sous sa coupe même si c'était à contrecœur. Surtout quand ils apprenaient, tout à fait fortuitement, comme par hasard, que les rares démissionnaires ne profitaient pas longtemps de leur liberté d’expression, ni de leur liberté tout court ! Étrangement, peu après leur départ du gouvernement, ils disparaissaient tragiquement : noyade, accident de ski, incendie de leur maison, chute mortelle lors d’une partie d’escalade…

    La peur, toujours la peur pour asservir lorsque la flatterie ne marchait pas, voilà comment fonctionnait Solomon. D'une façon comme de l'autre, la majorité des Sages devenaient tous, à plus ou moins brève échéance, des pantins serviles entre ses mains habiles, entérinant de bon ou de mauvais gré ses thèses les plus insensées.

    C'est lui qui, jouant des peurs intrinsèquement humaines, avait su petit à petit ancrer chez les membres des gouvernements successifs, la crainte toujours présente - à l'état latent chez certains - de l'anormalité et du retour des sectes apocalyptiques si bien représentée par les mutants.

    Une crainte si parfaitement entretenue qu'elle en était devenue démesurée au point de faire de la lutte contre l'anormalité et les sectes une priorité incontournable du programme gouvernemental mondial. Les mutants, monstrueuse et démoniaque entité, étaient ainsi devenus au fil du temps, l'Ennemi public numéro un. Celui que l'on doit détruire à tout prix afin qu'il ne puisse pervertir le Monde ou pire, le détruire en en souillant irrémédiablement la pureté mentale.

    « Ce n'est pas à nos corps qu'ils en veulent mais, ce qui est pis, à nos esprits et à nos âmes ! Ils sont un fléau bien plus mortel que ceux qui frappèrent notre Terre lors de la Grande Crise. Ces maux terribles, après des années d'efforts soutenus, armés de persévérance et d'espoir, nous les avons éradiqués. C'est notre sagesse retrouvée qui nous les a fait vaincre ! C'est cette même sagesse qui nous fera vaincre le dernier Grand Mal qui risque de détruire notre Monde dans ce qu'il a de plus précieux, sa pureté et sa normalité. Il est de notre devoir de supprimer les mutants qui portent en eux le germe de ce mal destructeur ! » Prêchait le Révérend dont les sermons étaient repris et répétés inlassablement par les dirigeants du GUT depuis des années, sous forme de discours venimeux et vitupérant destinés à secouer les foules, à les faire trembler d'une terreur quasi religieuse devant la gravité terrifiante de la menace mutante.

    Et la voix des Sages n'avait jamais été aussi forte ni aussi impérieuse. Les nouvelles que Phil Adams faisait parvenir à Blue Hawk étaient alarmantes !

    À l'abri de son bunker secret, creusé à six niveaux au-dessous de la Maison Blanche, bien en dessous de l’officiel abri blindé, secondé par les éminents experts à sa solde qui avaient inventé les brouilleurs-psy, Solomon avait mis au point un analyseur de pensée conçu pour percer les mystères des seuls cerveaux mutants.

    Il l'avait en effet tout d’abord essayé sur un normal de ses ennemis. Le pauvre cobaye l'avait payé de sa vie. Son cerveau malmené par les puissants capteurs d’ondes mentales, n'avait pas résisté. Il avait explosé comme une pastèque trop mûre sans avoir rien livré des secrets de son trop ordinaire fonctionnement. Il lui fallait donc maintenant et à tout prix un cerveau d'anormal pour vérifier à la fois le fonctionnement de l’appareil et l’exactitude de ses thèses concernant l’origine de l’exceptionnelle résistance et du diabolique pouvoir du cerveau des mutants ! Voilà pourquoi il en avait encore intensifié la chasse, augmentant de quelques milliers de dryes la récompense déjà rondelette offerte pour la capture d'un membre de la secte abhorrée. Sa machine infernale attendait un rat de labo à sa mesure !

    Depuis qu'il savait que l'analyseur-psy était fonctionnel, Adam ne se sentait plus en sécurité à Washington. Aucun de ceux qu'il avait embauchés à son service de Sage ne l'était d'avantage. Ses deux conseillers, dont l'un était sa propre femme et ses trois secrétaires, étaient tous des Élus. Son chauffeur particulier et l'un de ses gardes du corps étaient des Mus qui avaient transformé leur apparence pour passer inaperçus. Même le deuxième garde du corps, un grand noir de ses amis, bâti comme un coffre-fort, courait de grands risques à faire partie de son entourage si lui, Phil Adams, nom de code Adam, venait à être découvert.

    Mais il y avait encore pire ! Lors de leur dernière rencontres privée un mois auparavant, en le sondant discrètement ainsi qu’il il le faisait chaque fois par précaution, il avait pu capter brièvement dans ce cerveau bouillonnant en permanence, l'un de ses secrets les mieux gardés : Mitchell préparait le prochain Gouvernement mondial, celui qui allait présider aux destinées de toute la planète en 2065.

    Afin de s'en annexer à l'avance la plus totale et parfaite loyauté, il n'avait rien trouvé de mieux que de se le fabriquer de toutes pièces et sur mesure !

    Cet homme-là ne reculait devant rien pour satisfaire sa soif de pouvoir !

    C'était une opération de grande envergure qu'il préparait depuis des années. Des centaines d'hommes et de femmes - il fallait compter sur un certain pourcentage de déchets pour cause de mort prématurée par exemple - qu'il avait choisis méticuleusement au gré de rencontres apparemment fortuites et sur lesquels, après les avoir proprement et discrètement enlevés, il avait fait pratiquer un radical lavage de cerveau suivi d'un conditionnement rigoureux par hypnose avant de les remettre en circulation. Par la suite, lorsque la technique en avait été parfaitement au point, il les avait fait revenir dans ses labos secrets pour leur faire subir une lobotomie personnalisée tout à fait spécifique et à effet retard. Lorsqu'ils sortaient de la salle d'opération, ils étaient prêts, par activation d'un stimulus vocal et visuel, à répondre à son appel. Programmés pour devenir de sages dirigeants du Monde, à sa solde naturellement, il les ferait sortir de l'ombre lorsque le moment serait venu. Un simple coup de visiophone suffirait.

    De la même façon et à plus grande échelle encore, il façonnait la première armée de parfaits androïdes, spécialisée dans le repérage et l'élimination des mutants. Ces soldats « dormeurs » constituaient la plus formidable force paramilitaire n’ayant jamais existé. Et le gouvernement l’ignorait. La terre entière l’ignorait. L'armée de l'ombre de Solomon attendait d'être complétée. Alors elle aussi serait activée. C'était l'affaire de deux ou trois ans tout au plus !

    Solomon Mitchell voulait un Monde à son image, normal, pur et sans taches. Parce qu'il se croyait le garant idéal de la pensée unique et de la normalité, comme cet autre dictateur, bien longtemps avant lui avait été persuadé de l’être de la pureté raciale, il était prêt à toutes les compromissions pour parvenir à ses fins. À toutes les bassesses, à tous les crimes…Et ce qui le rendait encore plus éminemment dangereux, c'est qu'en dépit de la proximité qui le rendait un peu plus lisible aux télépathes, même les plus habiles sondeurs se heurtaient toujours à une espèce de noyau très dur, très noir et totalement impénétrable. Seul Adam jusqu'alors avait réussi à s'en approcher et lorsqu'il avait tenté de le faire éclater pour voir ce qu'il protégeait, il avait ressenti une douleur si intense qu'il avait aussitôt battu en retraite, non sans avoir senti sur lui le regard scrutateur du « Révérend »

    Danger !

    Bien qu'il soit trop loin mais parce qu'il était l'un des plus affûtés en la matière, Hawk avait essayé lui aussi de percer ce noir mystère. Comme Adam, il avait dû renoncer. Lui, c'était une peur abjecte prenant naissance aux tréfonds de ses entrailles qui l'avait fait reculer. Une peur déjà ressentie auparavant et qu'il ne s'expliquait toujours pas…


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  • Janvier 2059

     

    Les unités surentraînées des Forces Spéciales Gops et les espions à la solde du Gouvernement Mondial étaient en effervescence. La chasse contre les mutants et leurs alliés s'intensifiait. Les membres de la Roue, plus que jamais assimilés à des adeptes forcenés d'une secte extrêmement dangereuse, faisaient l'objet de fortes mises à prix pour leur capture. La prime était même très attractive pour tout gop qui parviendrait à en attraper ne serait-ce qu'un seul : un demi million de dryes, une grosse somme justifiée par le fait que les mutants paraissaient avoir disparu de la surface de la terre depuis le suicide de l'un des leurs lors du procès de Mary-Anne Conroy-Defrance.

    En revanche, les dénonciations anonymes faisaient rage et les pauvres innocents qui en pâtissaient, disparaissaient à jamais de la circulation, tout comme leurs délateurs lorsque les forces de l'ordre mettaient la main sur eux Mais ces choses là se faisaient dans la plus totale discrétion. Nul n'entendait jamais parler de ces milliers de bavures et nul ne les soupçonnait avant d'en être soi-même victime. C'était alors trop tard.

    Ce climat de délation sauvage obligeait Hawk et ses amis à rester dans l'ombre et les forçait en outre à d'incessants déplacements. Désormais, plus une seule cache n’était sûre bien longtemps.

    Cette fuite en avant perpétuelle pesait à Hawk et l'empêchait de se concentrer sur les opérations de recherche de sa femme. Pourtant, il ne désespérait pas. Avec son état-major habituel, il préparait activement le quatrième Rassemblement qui devait se dérouler incessamment sur le sol africain, en plein désert saharien.

    Toujours miné par l'absence de Mary, il suivait néanmoins de près les développements de la politique mondiale. Ça bougeait pas mal depuis la formation du quatrième gouvernement des Sages que la Roue avait infiltré à l'insu de tous.

    Oui, depuis mars 2058, le ver était dans le fruit. Il s'agissait d'un Élu, insoupçonnable parce que notable parmi les notables de la planète depuis longtemps. Il avait été choisi de longue date par Hawk lui-même pour cette mission délicate et périlleuse et avait, pour la remplir, mené une vie publique qui le mettait bien en vue. C'est donc le plus naturellement du monde qu'à l'instar des autres, il avait été désigné par ses pairs pour siéger dans ce nouveau gouvernement. Son nom de code était Adam, en référence à la pomme dans laquelle il était le ver. Depuis, il jouait le sale rôle de pourri parmi les pourris tout en informant secrètement les siens des manigances des hôtes de la Maison Blanche.

    Si l'originel Gouvernement Unique de la Terre - le GUT comme disait la populace - avait été à sa création, véritablement composé de femmes et d'hommes sincères, décidés à sauver un monde en perdition, il n'en était plus de même à présent. On aurait pu penser qu'après l'horreur de la Grande Crise, cette sagesse retrouvée et si chèrement acquise, durerait. Mais hélas, les Hommes n'apprennent rien !

    Ils finissent toujours par retomber dans leurs erreurs et oublient qu'on ne donne pas impunément le pouvoir suprême. Pas plus qu'on ne le reçoit sans risquer de se perdre. Même les plus saines des démocraties l'ont démontré : le pouvoir pervertit. Les plus idéalistes finissent par s'y brûler les ailes, oubliant que les rênes qu'ils tiennent en mains ne leur appartiennent pas en propre, qu'ils leur ont été confiés par le peuple. Ils finissent par oublier qu'au-delà de leurs ambitions personnelles, c'est le peuple qu'ils représentent, le peuple pour lequel ils travaillent. Ils oublient qu'à l'origine, pouvoir, est un verbe d'action, pas un verbe d'État. Ils oublient qu'ils n'ont la possibilité d'agir que parce que d'autres, confiants en leur compétences, leur ont donné le mandat pour le faire à leur place, tout en gardant le droit de leur demander des comptes pour ces actions. Insensiblement, ils détournent à leur profit cet octroi du peuple. C'est ainsi qu'au fil du temps le verbe pouvoir est devenu le vocable Pouvoir et que les hommes et les femmes à qui il est confié, ont la fâcheuse tendance à finir par s'identifier au vocable. Ils deviennent le Pouvoir.

    Voilà pourquoi il leur est si difficile de renoncer à ce qu’ils sont !

    Les hôtes provisoires de la Maison Blanche ne faisaient pas exception à cette triste règle. Le rôle privilégié de Sage, qui plus est dans un gouvernement planétaire, c’est à dire bien plus gratifiant que celui de simple président élu à la tête de son pays, possédait un redoutable attrait : placés là par les pairs de tous les peuples de la planète, les désignés devenaient en quelque sorte, les maîtres du Monde. Il y avait là de quoi finir par faire tourner la tête aux plus sages d'entre les Sages. De quoi leur donner très vite l'envie de garder le plus longtemps possible cette bien trop provisoire suprématie.

    Si en 2037 ils avaient unanimement fixé la durée maximum de leur mandat et par extension celui de ce premier GUT et des suivants à cinq ans, dès la formation du quatrième, en 2052 ils avaient fait passer leur mandat à six ans « Afin de se donner un peu plus de temps pour finaliser leurs actions.» Arguèrent-ils.

    En ce qui concernait les Sages installés en mars 2058, ils s'empressèrent, eux, de voter en chœur le septennat comme limite à la durée de leur propre mandat.

    « Sept ans, dirent-ils, c'est tout juste le temps qu'il faut pour assurer la pérennité des grands projets »

    Mais il semblait que même sept ans, ce soit trop peu aux yeux de certains !

    Grâce à Adam, la Roue put vérifier ce qu'elle soupçonnait déjà. Un petit groupe de Sages plus dévorés d'ambition que les autres, avait réussi à se maintenir en place lors de la formation du deuxième GUT. Quinze d'entre eux, issus du premier, avaient brigué un deuxième mandat et nul ne leur avait dénié ce droit. Pendant ces cinq années, la tâche avait été rude pour remettre à flot une économie mondiale exsangue et pour commencer à réparer les blessures infligées à la Terre. L'ampleur de ce qu'il restait encore à faire, en rebutait plus d'un et les candidats ne se bousculaient pas aux portes de la fastueuse Maison Blanche, miraculeusement épargnée par les multiples attentats terroristes qui avaient frappé tous les grands édifices gouvernementaux durant les années noires de la Grande Crise.

    Dieu sait comment - corruption, chantage et autres magouilles - ce noyau dur parvint à survivre au deuxième puis au troisième gouvernement, asseyant chaque fois un peu plus sa domination sur les nouveaux, les amenant à force de pots de vin, de menaces voilées ou de mensonges éhontés, à adhérer à ses thèses de moins en moins démocratiques.

    Les Sages ainsi manipulés finirent même par penser qu'ils agissaient pour la bonne cause. Ils cautionnèrent les yeux fermés, toutes les actions visant à atteindre l’objectif mis en place avant leur arrivée. Quant à ceux qui n’étaient toujours pas prêts à se plier de bonne grâce, ou ils cédèrent face à la puissance de coercition de ce noyau implacable, ou ils disparurent opportunément de la scène gouvernementale et furent remplacés par de malléables « moutons ».

    « On » leur fit comprendre - et ils comprirent vite - que cet objectif essentiel consistait à éviter l'anarchie afin de maintenir la paix et la sécurité de la planète. Pour ce faire, un seul moyen : continuer à entretenir la peur dans les populations. Cela allait du soutien actif de l'OMS, au contrôle de la presse et du Net, en passant par des actions de répression sévères. Le tout justifiant un lourd budget pour développer les forces de l'ordre et mettre en place un service de renseignement véritablement efficace…

    Ensuite, il leur fallut évidemment des boucs émissaires pour renforcer cette emprise de la peur. Les jeunes impatients de la Roue et les imprudents qui avaient voulu croire que le Monde était prêt à les accueillir en son sein maternel, arrivèrent à point nommé pour endosser ce rôle taillé sur mesure.

    La présence à la Maison Blanche de ces anciens Sages d'année en année, passait inaperçue. Une bonne partie des médias étant à la botte de l'État, tout ce qui pouvait filtrer sur ce sujet épineux et controversé passait invariablement pour fausses rumeurs et désinformation. Quel pouvoir n'a pas subi la malveillance de petits journalistes véreux en mal de notoriété et pour lesquels un reportage à sensation représente le tremplin idéal pour la gloire, pour le Pulitzer même, pourquoi pas ?

    En outre, à part quelques célébrités notoires mises à dessein en avant pour capter l’intérêt du public, les Sages restaient étonnamment discrets et se montraient peu en dehors des grosses manifestations officielles. Ils formaient à eux tous une espèce de « Præsidium suprême » sans identité définie, sans leader désigné

    C'était même ce qui rendait ce gouvernement quasiment inattaquable. En effet, si l'on peut assassiner un homme, l'enlever, le compromettre, le faire chanter, on ne peut le faire d'une entité anonyme composée d'une centaine d'hommes et de femmes qui ne se rencontrent en chair et en os qu'une fois par mois pour le traditionnel Conseil des Sages. Pas d'information à la presse pour ce rendez-vous mensuel, un jour et une heure différents chaque fois et chaque fois, une garde redoublée mais si discrète qu'elle en devenait invisible. Le reste des réunions informelles ne se faisait que par vidéo conférence.

    S’il n'y avait pas de président reconnu à la tête du Gouvernement Unique, les Sages de la Maison Blanche avaient pourtant un maître. Celui-là même qui en avait poussé d'autres à se maintenir en place, tout comme lui, au-delà des cinq premières années. C'était également lui l'instigateur de la chasse aux mutants. Adam venait tout juste de confirmer et de compléter les informations encore imprécises glanées à Munich sur ce « On » funeste qui paraissait régner à Washington. Il s’appelait Solomon Mitchell. C'était lui que la taupe de la Roue avait pour mission impérative de surveiller.

    Quant à la Mission de Hawk, à chaque Rassemblement, elle se dessinait pour lui un peu plus clairement : éradiquer la dernière des grandes maladies, la plus profondément implantée dans l'esprit de l'humanité à grand renfort de bourrage de crâne et de médications redoutables : la Peur avec un grand P dont lui et les siens représentaient les vivants symboles, les microbes et les virus à éliminer à tous prix. Ce lavage de cerveau quotidien d’une population mondiale malléabilisée, s’était encore intensifié depuis le procès de Mary. Le rôle de pourfendeur du mal et de la haine dont les anciens l'avaient chargé, lui pesait chaque jour d'avantage.

    Il tenait bon cependant, puisant en la foule immense et puissante des Mutants rassemblés, la force dont il avait besoin pour poursuivre son pénible combat contre la douleur. Il retrouverait sa femme. Cet espoir le faisait vivre et aller de l'avant. Autre chose aussi, une infime lueur dans la nuit profonde de sa peine, qu'il ne pouvait encore expliquer.

    Avec ses fidèles, il peaufinait les trois objectifs qu'il s'était fixés après ce quatrième Rassemblement qui décuplerait le Pouvoir de la Roue : continuer à chercher Mary, prendre le contrôle de TV7 info, la principale chaîne télévisée de propagande gouvernementale déjà bien infiltrée par son mouvement et enfin, organiser un raid astral punitif sur la Maison Blanche lors du prochain conseil des Sages.

    Le but de ce troisième objectif était d'instiller la peur chez les semeurs de peur patentés. Ce serait également pour Hawk, l'occasion de se montrer enfin à son pire ennemi sans pour autant se mettre en danger. Ses amis l'en dissuadaient mais il était déterminé. Il sentait qu'il était temps pour lui de se faire connaître, de prouver à ceux qui le pensaient, que le leader des Mutants n'était pas un couard. Il espérait que son apparition inspirerait au si discret maître de Washington une peur au moins égale à celle qu'il avait lui-même éprouvée en entrapercevant le visage de son ennemi lors de sa fugitive vision. Peut-être qu'alors, Solomon Mitchell se dévoilerait d'avantage aux yeux du Monde et qu'il étalerait un peu plus son jeu à ceux des Mus…


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    Moïse Douala avait 52 ans. Originaire de l’ancienne Côte d'Ivoire, il y avait fait ses premières armes dans le monde carcéral, trente ans plus tôt au sein de la modeste prison d'une petite ville de là-bas. Comme beaucoup, il y avait débuté en tant que simple gardien. Après huit ans et une formation adéquate, il en était devenu le directeur-adjoint puis, un an plus tard, le directeur. Ce QHI serait son quatrième et dernier poste directorial avant la retraite. Il est vrai que sa première prison était minuscule comparée à la Forteresse. Pourtant, bien que le bâtiment soit massif et immense, son taux de remplissage maximal n'était que de quatre cents détenus - deux cents par ailes - alors que certaines grandes centrales par le passé, montaient jusqu'à mille et plus. À présent, c'était les camps de travail qui battaient des records de population, les prisons telles que la Forteresse, à vocation de haute isolation, ne servant plus qu'à abriter provisoirement les fortes têtes en provenance de ces camps. Ils ne demeuraient dans ces unités spéciales que le temps nécessaire pour réduire à néant leurs pulsions de rébellion. À son entrée, en fonction le QHI comptait seulement trois cent- soixante détenus dont cent-quatre-vingt-dix hommes et cent-soixante-dix femmes, avec la pensionnaire de la Zéro de l'aile ouest.

    Pour les encadrer, par roulement de douze heures, il fallait compter un gardien pour dix détenus, plus deux gardiens au poste central de surveillance. Ce qui faisait, en comptant l’intendant, le chef cuistot et les employés des cuisines, une population moyenne constante de quatre-cents personnes. Début janvier, vingt détenus étaient sortants du côté des hommes et vingt-cinq du côté des femmes, tandis qu'une trentaine d'hommes et autant de femmes allaient entrer dans le même temps.

    En fait, avec la perpétuelle fluctuation des arrivées et des départs, le taux de remplissage n'atteignait que très rarement les cent pour cent. C'était d'ailleurs cela qui rendait très difficiles à gérer ces structures punitives, nécessitant un personnel nombreux et hyper qualifié. Le poste peu était peu enviable mais lui ne craignait pas la difficulté. Au contraire, elle le stimulait. Il n'avait personne. Le monde carcéral, c'était sa famille, sa dope. Il en avait respiré tous les parfums délétères, s'en était délecté même, mais rien cependant, ne l'avait préparé à ce qui l'attendait dans les tréfonds de la Forteresse, au quatrième sous-sol.

    Quand il commença sa tournée, il se plongea aussitôt dans l'ambiance du QHI comme dans un bain de jouvence.

    D'abord, il fit un peu mieux connaissance avec le personnel. À commencer par Wladislawa Koslowski, son adjointe avec laquelle il discuta longuement avant de partir à la découverte approfondie de son nouveau domaine.

    Wladi, comme on l’appelait ici, n'avait repris son poste que depuis le matin-même, ayant bénéficié d'un congé d'une semaine pour avoir assuré l'intérim directorial pendant un mois entier avant son arrivée.

    Elle lui fit part des problèmes rencontrés durant cette période intérimaire puis ils se rendirent au poste central où il constata avec plaisir que les commandes électroniques des diverses portes et sas de sécurité fonctionnaient à la perfection.

    Vivement intéressé, impressionné même, il s’attarda sur le système de vidéosurveillance dont il découvrait ravi l’extrême efficacité. Tout déplacement, à l’extérieur comme à l'intérieur du périmètre de l’enceinte à double muraille de la prison, était immédiatement repéré, visualisé au poste central et tout aussi rapidement contrôlé. Le réseau de caméras couvrait tout l'établissement, hormis les cellules où elles n'avaient pas été jugées nécessaires. En effet, chaque porte blindée, épaisse de quatre pouces, en était commandée électroniquement. Il n'y avait pas de fenêtre et tout le mobilier- lit, table, chaise, casier de rangement et sanitaires - était scellé au sol ou au mur. Alors quel besoin de gâcher un matériel aussi coûteux ? Sans compter que le principe même de la haute isolation empêchait toute possibilité de mutinerie ou d'évasion. Dans la majorité des QHI, la sécurité était tellement fiable qu’on ne jugeait plus utile la construction de miradors.

    Dans l'armurerie, il passa en revue un armement de neutrolasers nickel. Puis, Wladi regagna son bureau et il se rendit seul au quartier des hommes où Felipe Jiménez et son adjoint lui présentèrent les gardiens d'astreinte ce jour-là. Puis ils lui firent visiter toute l'aile ouest, du premier au quatrième sous-sol.

    Gertrud fit de même pour son aile Là, il fit la connaissance d'Andréa Johnson, l'alter ego d'Angelo Battistini. La mâtine lui fit très forte impression.

    « Quel beau morceau ! » Se dit-il en la détaillant sans vergogne. Car pour être un célibataire endurci, il n'en était pas moins homme et la belle, munie de ses généreux appas - dont une superbe poitrine moulée dans la chemise kaki réglementaire n'était pas le moindre - faisait naître en lui des désirs…

    Il fut satisfait de ce qu'il vit, des deux côtés. En dépit des conditions d'extrême sévérité et bien que les installations soient rudimentaires à partir du deuxième sous-sol, la Forteresse était bien tenue. Une sécurité à toute épreuve, des prisonniers calmes, besogneux dans les ateliers, respectueux en toute occasion de la règle du silence, des locaux d'une propreté irréprochable, le tout sous la protection d'un personnel surveillant à la hauteur des attentes d'un tel lieu…

    Ce poste décidément le mènerait à la retraite le plus pénardement du monde.

    C'est du moins ce qu'il pensait jusqu'à son arrivée au quatrième sous-sol de l'aile ouest que Gertrud avait tenu à garder pour la fin, comme s'il s’agissait du meilleur.

    - Nous y sommes monsieur ! Lui dit-elle en commandant l'ouverture de la cellule zéro.

    Il n'avait pas eu le temps de lui dire que l'œilleton aurait largement suffi à satisfaire sa curiosité. L’antichambre de ce quatrième sous-sol était à elle seule assez peu ragoutante et suffisait à le rendre malade. C’était sombre, humide, glacial. Dans un coin était entassé Un nombre impressionnant de sacs bourrés à craquer venant de la buanderie. Contre le mur d’en face, une pile de cercueils en bois blanc attendaient leur cargaison de cadavres. Il en frissonna. Il regarda donc dans la cellule mais n'entra pas.

    La femme ou plutôt ce qui avait été une femme était assise sur l'étroite banquette recouverte d'un mince matelas qui lui servait de lit, devant deux piles de vêtements de détenus. À droite, Le tas, énorme pour un endroit aussi exigu, de ce qu'il lui restait à faire, à gauche, celui soigneusement plié de ce qu'elle avait déjà accompli, assez imposant lui aussi. Il était dix heures trente et elle avait commencé à six heures trente. Elle allait travailler ainsi, sans s'arrêter une seconde, jusqu'à dix-huit heure trente, heure de son deuxième et dernier repas de la journée. Voilà ce que lui expliqua posément Gertrud, avec toute la froideur requise par sa fonction.

    « Cette bonne femme a une sacrée paire de couilles ! »

    Se dit-il en la voyant rester de marbre devant le spectacle affligeant qu'il découvrait lui, le ventre noué de dégoût.

    La mutante leur faisait face, tout à fait indifférente à leur présence. Seuls les doigts maniant l'aiguille semblaient vivants dans cette créature apathique. Quand elle leva les yeux vers le plafonnier pour enfiler son aiguille, il put voir ses étranges yeux émeraude, d'une insoutenable fixité.

    C'était comme s'ils ne voyaient rien. Comme si seuls les doigts étaient nécessaires à l'accomplissement de cette tâche délicate et minutieuse et que les yeux ne se soient levés que par pur réflexe vers la faible lumière baignant la cellule. Il en eut froid dans le dos !

    Il pensa qu'elle avait dû être très belle mais à présent, plus rien ne subsistait de ses charmes passés. Trois mois en ce lieu abyssal l’avaient réduite à l'état de squelette.

    Elle paraissait grise et pâle sous le faible éclairage. Cadavérique était plus juste. Elle marmonnait en cousant. Elle avait l'air franchement malade. Au bout du rouleau comme le lui avait dit Gertrud quelques jours auparavant. Ça sentait la mort là-dedans et c'était plus qu'il n'en pouvait supporter. Il se recula vivement butant dans la massive gardienne-chef. Bon Dieu ! Est-ce que ses oreilles bourdonnaient ou avait-il vraiment cru entendre ce cadavre ambulant fredonner ? Il réprima les tremblements et la nausée qui l'envahissaient, se reprit, redevint le directeur, solide, sûr de lui, professionnel :

    - Vous aviez raison chef Baumann ! Elle a l'air très mal en point ! Vous connaissez la marche à suivre en cas de décès, naturellement !

    - Oui monsieur !

    - Pour elle ce sera encore plus facile. Personne à prévenir, ce sont les ordres ! Donc aucune complication en perspective. D'ailleurs, sa propre mère a été mise hors la loi et elle est encore activement recherchée !

    - J'ignorais monsieur !

    - Il faut sortir ma petite Gertrud ! Ce n'est pas un secret vous savez ! C'est dans tous les médias !

    - Vous avez raison monsieur !

    Déjà, elle avait refermé la cellule et repartait. Il ne remarqua pas le mince sourire qui étirait ses lèvres, ni son soupir de soulagement en s'éloignant du mitard. Ça avait encore mieux marché qu'elle ne l'espérait. Il n'avait pas tenu beaucoup plus que les quelques secondes dont il lui avait parlé et il avait pris garde de ne pas s'approcher de la « créature » comme il l'appelait dédaigneusement, avec une pointe de peur trahie par la légère crispation de sa mâchoire….

    - Ne trouvez-vous pas ma chère Gertrud, que cette créature dégage quelque chose de malsain, de puissamment nocif même ?

    - Ça c'est sûr monsieur ! Acquiesça-t-elle. Mais c'était une mutante avant la lobotomie vous savez !

    - Je sais, je sais Baumann ! Au fait, j'ai rêvé ou je l'ai bien entendue chanter ?

    - Non, vous avez raison, elle chantait ! Ça lui arrive parfois ! Bizarre hein ? Mais totalement mécanique, croyez-moi !

    - Très bizarre, vraiment ! Ma fois, ce serait bien qu'elle meure assez vite ! Ça libérerait la Zéro qui retrouverait ainsi son utilité première ! Une ancienne lingerie transformée en mitard, vous m'avouerez que ce n'est pas réglementaire ! À quoi ont-ils pensé la haut de nous envoyer ça ?

    - Je me le demande monsieur ! Mais rassurez-vous, elle n'ira plus très loin comme vous avez pu le voir !

    - J'ai vu Baumann, j'ai vu !

    Il n'avait pas vu grand chose, heureusement ! Et il n'était pas prêt de réitérer son exploit d'aujourd'hui.


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  • Dimanche 24 décembre

     

    Ses enfants passaient le réveillon à Berlin avec leur père et sa jeune épouse dont il avait eu un fils. Elle ne verrait que deux de ses petits-enfants au nouvel an, ceux nés de sa fille chez qui elle se rendrait. Quand à son fils et à sa petite famille, il lui faudrait attendre le prochain Noël pour les voir. Les Soldats de la Paix n'avaient droit à la permission de fin d’année que pour une des deux fêtes. Gertrud se préparait donc à réveillonner à la Forteresse. Elle avait toujours accepté d'assurer en alternance les permanences de Noël ou de l'An, cela lui permettrait d'oublier sa solitude ces jours-là. Bien qu'elle ait l'habitude de vivre en vase clos au entre les hauts murs de la prison, cela lui était plus difficile pendant les fêtes mais c'était toujours mieux que de les passer seule dans son petit logement de fonction. Cette année en revanche, elle se faisait presque une joie de célébrer Noël avec sa protégée, parce que cette journée festive coïncidait avec la douche et la promenade pour elle. Un véritable cadeau dont la pauvre femme n'aurait malheureusement même pas conscience. Gertrud avait pris son service plus tôt que d'habitude pour la circonstance, à 5 h tapantes elle se présentait aux portes de la Forteresse, au grand dam de Johnson !

    Elle se défendait âprement de s'attacher à la lobo. En revanche, elle était impressionnée par la dignité inattendue dont elle faisait preuve en dépit de son cerveau profondément mutilé. C'était incompréhensible !

    Elle lui paraissait même moins apathique qu'à son arrivée et elle accomplissait les corvées qu'on lui assignait avec calme et efficacité. Bien sûr, elle était programmée pour cela mais tout de même ! À part quelques mots apparemment sans lien qu'elle bafouillait parfois et cette berceuse qu'elle fredonnait pendant son sommeil, elle n'était atteinte d'aucun de ces dérèglements qu'elle avait observés chez les lobotomisés de droit commun et qui se traduisaient par de soudains accès de violence.

    Pour s'être abondamment documentée sur le sujet, Gertrud savait que les lobos profonds n'éprouvaient aucun sentiment : ni désir, ni colère, ni amour, ni chagrin, ni joie… Ils devenaient pires que des animaux domestiques capables eux, de désobéissance. Ils étaient amorphes et passifs en dehors des ordres qu'on leur donnait et auxquels ils obéissaient aveuglément à la condition qu'ils soient précédés de leur numéro matricule. Ils étaient en outre programmés pour exécuter des tâches précises sans qu'il soit besoin de leur en donner l'ordre. Une petite sonnerie dans leur crâne déclenchait le réflexe pavlovien et hop, ils se mettaient au travail ! Sa prisonnière ne faisait pas exception à la règle. 1058 était conditionnée pour le raccommodage. Les seules choses que ressentaient encore les lobos profonds, tout comme les animaux, était la douleur, la chaleur, le froid, la faim, la fatigue, les besoins naturels. L'instinct de survie en somme quoique amputé de celui de la procréation.

    Pourtant, il y avait plus que cela chez Mary, elle le sentait, bien que la lobo ne réagisse pas à ce prénom qui était pourtant en partie le sien et dont elle se servait quand elles étaient seules comme ce matin.

    Mary, c’était probablement ainsi que ses parents l'appelaient enfant. La berceuse que les tréfonds de son subconscient restituaient durant son sommeil, avait dû être écrite pour elle.

    Durant trois semaines, répugnant à lui donner du 1058.01, elle avait tenté de la faire fonctionner avec son prénom plutôt qu’avec son numéro matricule. Même en essayant de créer chez elle un nouveau réflexe de Pavlov, elle n'avait pas réussi, alors elle les associait chaque fois qu'elle lui donnait un ordre. Peut-être qu'un jour…Si elle vivait encore assez longtemps, car bien qu'elle continue à fonctionner comme un parfait robot, la jeune femme était dans un état catastrophique.

    Elle descendit au cinquième niveau, presque joyeuse à l'idée de revoir sa pensionnaire attitrée. Alors qu'elle était habituellement toujours endormie, ne se réveillant qu'à l'appel de son matricule, ce matin, elle était déjà assise sur sa couchette. La couverture impeccablement repliée, la cellule rangée. Elle paraissait l'attendre. Mais ce n'était qu'une illusion naturellement ! Une gardienne ou trop zélée ou quelque peu sadique - Andréa à tous les coups - avait dû avancer l'heure de son réveil. Elle croyait entendre la voix mauvaise de la garce :

    - 1058.01, debout ! Range ta cellule et habille- toi !

    La veille, elles avaient eu une petite altercation au sujet de la prisonnière. Sans crier gare, Andréa avait commencé :

    - Alors comme ça tu vas passer deux jours entiers seule avec ta salope préférée chef ! S'il ne tenait qu'à moi, une piqûre et basta ! On serait enfin débarrassé de cette pourriture !

    - La ferme Johnson ! Ça te fait chier de ne pas avoir le droit de t'en occuper à ta façon hein ? N'aies pas de regret, tu ne la trouverais pas baisable celle-là !

    Elle connaissait les goûts de son adjointe pour certaines belles détenues que cette perverse visitait quand elle n'était pas là. À chaque nouvelle fournée, elle renouvelait son petit cheptel.

    - Parce que toi t'as essayé chef ?

    - Ta gueule sale nympho ! N'avait-elle pu s'empêcher de répliquer, les poings serrés par l'envie d'écrabouiller la tronche de cette vicelarde.

    - T'inquiète ! Je te la laisse ta poufiasse ! Avait répondu Andréa.

    Et elle était partie en grommelant des injures contre cette « espèce d’hommasse de gardienne-chef. »

    - C'est toi qu'est pas baisable la grosse ! L’avait-elle même entendu murmurer entre ses dents.

    Oui, ce devait être Andréa qui, juste avant de quitter son poste, avait forcé Mary à se lever une bonne heure plus tôt que de coutume ! C’était tout à fait son style. Peu lui importait ce que cette pute pensait d’elle et même qu'elle lui manque de respect mais jamais au grand jamais, elle ne lui confierait sa protégée !

    Les yeux encore tout gonflés de sommeil, celle-ci passait des doigts malhabiles dans sa courte tignasse emmêlée. En deux mois, ses cheveux avaient déjà bien repoussé. Ils formaient à présent une espèce de casque légèrement bouclé d'un blond cendré extraordinaire. Si clair qu’il en paraissait blanc ! Ainsi coiffée, Mary ressemblait à Jeanne D’Arc telle que la représentaient certains vieux livres d'école qu'elle avait vus chez une de ses amies françaises. Elle ne paraissait pas avoir froid, pourtant il ne devait pas faire plus de 5° ici ! Gertrud savait qu’elle allait devoir la retondre comme c’était la règle dans la maison mais elle avait décidé d’attendre qu’il fasse plus chaud. Au printemps, peut-être ? Elle actionna l'ouverture de la lourde porte et entra dans la cellule. Elle posa sans rien dire une couverture épaisse sur les épaules de la prisonnière. Elle sentait les os sous la peau diaphane. Pauvre petite, elle avait encore maigri !

    Et pourtant…

    - Mary, viens ! Lui ordonna-t-elle doucement.

    Elle n'eût pas le temps de rectifier que la lobo se levait, prête à la suivre. Sidérée elle réitéra l'expérience, juste pour voir si…

    - Mary, suis-moi ! Dit-elle

    Puis elle sortit et contre toute attente, la prisonnière la suivit. Fichtre ! Ça avait fini par marcher. Elle referma la cellule, le cœur empli de joie. Elles parcoururent en silence l'étroit et long boyau qui menait à l'unique escalier. Là, elle fit passer Mary devant elle.

    La lobo était faible ! Si faible ! Elle semblait avoir bien du mal à grimper les hautes marches ! Après ce qui lui parut une éternité, elles débouchèrent enfin à l'étage supérieur où se trouvaient les buanderies et les douches des femmes.

    Elles n'avaient croisé personne bien sûr. Au-dessus, détenues et matonnes dormaient encore, les unes abruties de calmants pour assurer la tranquillité du repos des autres. Un repos bien gagné la plupart du temps, Gertrud en convenait et fermait les yeux sur cette pratique courante qui, en l'occurrence, l'arrangeait depuis qu'elle avait en charge une « Secret Défense ». De toute façon, nulle gardienne, même éveillée à cette heure très matinale, ne se serait avisée de venir l'espionner le jour où elle conduisait son étrange locataire à la douche et à la promenade, sous peine de se voir infliger un blâme sévère par la gardienne - chef en personne.

    La salle de douche était glaciale. Pourquoi gâcher du chauffage pour une seule personne ? « Bande de salauds ! » Ne put-elle s'empêcher de penser. Après lui avoir retiré la couverture des épaules, elle demanda à Mary d'ôter la tunique grossière et rapiécée qui lui tenait lieu de seul vêtement en toutes circonstances, même pour dormir. Comme on le lui avait ordonné, elle la lavait, la faisait sécher tant bien que mal dans sa cellule, la ravaudait quand il le fallait et la remettait encore humide sur sa peau nue.

    Elle devait peler de froid là-dessous en cette saison !

    Une autre peut-être, se serait rebellée contre cet ordre cruel qui la livrait à la morsure du froid. Pas elle et pour cause ! Elle fit passer par dessus sa tête le haillon devenu deux fois trop large pour son corps amaigri.

    Et pourtant…

    Toujours ce doute lancinant.

    « Pourvu que je me trompe ! » Se dit-elle en observant sa prisonnière nue et tremblante qui claquait des dents, les mains croisées sur son bas ventre en attendant ses ordres. Ses côtes saillaient et ses poignets étaient si fins qu'on les aurait dits prêts à se briser.

    - Mary, va sous la douche ! Ordonna-t-elle en la poussant vers l'une d'elle après lui avoir mis entre les mains un morceau de savon et une éponge.

    Puis elle ouvrit le mitigeur. Pas de domotique ici ! Le confort, c'était bon pour le dirlo et son adjoint ! Comme d'habitude, l'eau était à peine tiède, ce qui voulait dire quasiment glaciale au mois de décembre. Mary grelottait. Sa peau habituellement si pâle, presque translucide, se marbrait peu à peu sous l'effet du froid intense de ce matin d'hiver. Soudain, Gertrud la vit pâlir plus encore et, prise de nausée, se pencher en avant pour vomir son maigre repas que le jet de la douche nettoya aussitôt. Elle hoqueta et vomit à nouveau. Puis une fois encore et comme elle n'avait pas grand chose dans l'estomac, ce fut un flot de bile qui jaillit de sa bouche grande ouverte. Les larmes coulaient de ses yeux où ne se lisait qu'une peur viscérale, animale.

    Inquiète, la gardienne coupa l'eau, l'essuya et l'inspecta minutieusement, à la recherche de cette terrible vérité qu'elle pressentait depuis quelque temps déjà. Elle était maigre à faire peur or son ventre lui, s'était imperceptiblement arrondi. Sous l'informe tunique, on ne pouvait le voir mais la nudité de ce corps presque cadavérique rendait ce détail très visible.

    1058.01 était enceinte !

    Elle en avait à présent la certitude absolue. Cette nausée intempestive n'était qu'une des preuves. En fait, depuis son arrivée, Gertrud ne l'avait jamais vue saigner et c’était bien normal puisque la lobotomie provoquait en outre l’aménorrhée chez les femmes qui la subissait. Mais celle-ci avait été opérée enceinte et nul ne s’en était aperçu.

    Ils ne devaient pas avoir pris le temps de l’examiner très soigneusement comme c’était le cas pour les autres. Peut-être s’en moquaient-ils après tout ? N’était-elle pas notoirement célibataire et avec ça très prude d’après ses anciens amis ? C’était même la raison soi-disant invoquée par son ex-fiancé pour expliquer leur rupture brutale : « Belle, mais froide comme un glaçon ! » Tels étaient les propos qu’on lui prêtait.

    Le bébé ne pouvait être celui de cet amant fantoche qui avait témoigné au procès et dont la Justice avait reconnu par la suite qu’il avait fait un faux témoignage pour faire tomber plus sûrement « le monstre ». Il avait d’ailleurs été condamné pour cela. Avait-elle forniqué avec un mutant ? De cela non plus, nul ne semblait s’être préoccupé ? Toujours est-il qu’elle était bien enceinte ! L’était-elle déjà pendant sa détention provisoire et si oui, comment s’y était-elle prise pour cacher ce fait à ses geôliers ? Cela allait s’avérer plus difficile désormais ! Dieu merci, elle était la seule à la voir de très près ! Mary attendait un enfant ! Ici, c'était inconcevable ! Elle avait beau être au secret, même à travers le minuscule œilleton, ça finirait par se voir.

    Elle allait devoir renforcer les mesures d'isolement de la détenue à vie de la cellule zéro car si les autorités pénitentiaires - à commencer par la direction de la Forteresse- apprenaient sa grossesse, elles ordonneraient soit l'avortement, soit la mort du bâtard dés sa naissance. Et ce serait à elle qu'incomberait le sale boulot.

    Il n'y avait pas d'enfants à la Forteresse ni dans aucune des autres prisons du même acabit. Pas plus qu'il n'y en avait dans les camps de travail.

    Les femmes qui arrivaient enceintes dans leur lieu de détention, étaient ou avortées, ou, si c'était trop tard, séparées de leur progéniture dés la naissance. Auquel cas, on plaçait le bébé dans un centre d'adoption pour couples stériles et les mères naturelles ne revoyaient jamais leur enfant. Pas plus que les géniteurs, même si ceux-ci étaient en liberté.

    On leur annonçait la naissance prématurée, suivie de la mort tout aussi prématurée de leur rejeton. Les autres femmes ne risquaient pas de concevoir, non parce qu'effectivement il ne leur était permis aucun contact avec les détenus hommes, mais en raison même de la peine de lobotomie subie par toutes, si légère soit-elle.

    Cela ne changeait rien au fait que Mary, elle, attendait un petit et qu'il y avait donc bien un père quelque part.

    Qui était-il ? Et savait-il ?

    Peu lui importait après tout ! Elle n'en avait rien à faire de cet inconnu qui ne s'était jamais manifesté, même durant le procès. C'était de Mary qu'elle devait s'occuper maintenant. Elle était au QHI depuis octobre mais enceinte de combien ? Quatre mois minimum. Plus peut-être ? En bonne santé elle aurait été plus grosse. Et ces nausées persistantes à ce stade de sa grossesse, c'était anormal ! Elle était sûrement malade ! Il ne fallait pas compter sur le médecin du camp, il ne se déplaçait qu'une fois par an, au printemps. Une visite de pure formalité ! Le reste du temps, tout gardien ayant quelques notions médicales de base faisait l'affaire en tant qu'infirmier. Pour les gros cas on laissait faire la nature et à Dieu vat !

    Elle-même, de par sa fonction, était habilitée à pratiquer les examens de routine sur les détenues de sa sphère, tout comme Felipe l'était dans la sienne. S'il avait été au courant, l'espagnol lui, aurait fait avorter Mary sans le moindre état d'âme et elle en serait morte car l'état de décrépitude dans lequel elle se trouvait la rendait extrêmement fragile.

    Dieu ! Jamais elle ne pourrait se résoudre à cet acte de barbarie ! Pas à quatre mois ou plus de grossesse en tous cas ! Alors que faire ?

    D'abord, la soumettre en secret à un examen plus approfondi. Puis, la soustraire aux regards à tout prix ! La nourrir un peu mieux et quand elle….Seigneur ! Pouvait-elle réellement envisager cela ? Plus tard, plus tard ! Elle devait parer au plus pressé, ensuite, elle aviserait … Pour l'heure, elle mettait déjà sacrément sa carrière en jeu en décidant de protéger 1058.01 et son indésirable bâtard !

    Elle acheva de frictionner sa prisonnière et lui ordonna de se rhabiller. Puis elle l'enveloppa de nouveau dans la couverture après quoi, elles partirent ensemble pour la promenade. Il faisait encore nuit. Dans la petite cour entourée de hauts murs, le froid était mordant. Au-dessus d'elles se détachait un coin de ciel où scintillaient les dernières étoiles. Si elle vivait jusque là, 1058.01 ne verrait le soleil qu'aux beaux jours…

    - Mary ! Regarde là-haut ! Il y a des étoiles ! Dis-le : étoiles !

    Obéissante, la prisonnière leva les yeux et ânonna, tel un perroquet :

    - É….toi…les

    Des sons sans signification pour elle. Prononcés si clairement pourtant en dépit du débit haché. Trop clairement pour une lobo au cerveau aussi profondément mutilé. Comme étaient claires les paroles de la berceuse qu'elle serinait durant son sommeil. Elle s’en avisait seulement maintenant ! Mais Gertrud ne voulait pas se leurrer, il ne pouvait s’agir que d’un petit ratage lors de l’opération. Elle savait que sa protégée ne parlait pas vraiment. Elle en était malheureuse. Parfois, elle aurait tant aimé découvrir une lueur d'intelligence dans ces beaux yeux verts tellement vides ! Et même si désormais, parce qu'elle répondait depuis ce matin à l'appel de son prénom, elle avait l'impression que la lobo la comprenait, elle savait que ce n’était qu’illusion.

    Était-elle consciente de sa grossesse au moins ? Sûrement ! Les animaux savent après tout et elle n’était ni plus ni moins qu'un animal !

    La prisonnière marchait devant elle, ne s'arrêtant que parce qu'elle avait atteint la limite du mur et ne faisant demi-tour que sur son ordre pour repartir vers l'autre extrémité de la courette. Ses jambes grêles flageolaient pourtant elle mettait un pied devant l'autre, telle une mécanique bien réglée, indifférente à ce qui l'entourait. Indifférente aux pensées préoccupantes de sa geôlière. Elle avait la chair de poule, ses dents s'entrechoquaient mais elle avançait, s'arrêtait, attendait l'ordre et repartait dans l'autre sens.

    Merde !

    En fin de compte, elle était pire qu'un animal. L'ours ou le lion eux, n'ont pas besoin d'un ordre pour tourner en rond dans leur cage ! À ce spectacle, la colère et l'amertume montèrent en Gertrud avec la violence d'un ouragan. Elle s'apprêtait à l'invectiver quand, interloquée, elle la vit s'arrêter d'elle-même et lever les yeux vers le sombre rectangle du ciel. Elle resta ainsi quelques secondes figée, le nez en l'air.

    - É…É…toi...les. Bégaya-t-elle.

    « Encore un de ces putains de réflexes conditionnés ! » Se dit la gardienne-chef

    - Allez, avance Mary ! Aboya-t-elle.

    Baissant la tête, la lobo reprit sa marche d'automate. Gertrud avait eu le temps de voir une larme, une seule, couler sur sa joue pâle…C’était à cause du froid, surement ! Elle se blinda contre l'émotion interdite qui l'envahissait et commanda :

    - 1058.01 ! Viens ! C'est l'heure !

    Elle ferma le sas à double tour puis elle ramena la jeune femme passive aux quatre murs inconfortables et humides où l'attendait sa quotidienne corvée de raccommodage. Pas question de l'en priver, même en ce jour de Noël. Par ce froid, le travail valait mieux que l'inaction !

    Elle allait juste veiller à ce que désormais, Mary puisse accomplir sa tâche le ventre un peu plus plein.

    Une semaine plus tard, l'examen confirma ce que Gertrud savait déjà : Mary était enceinte de quatre mois environ. Heureusement, la guenille trop large qui la couvrait jusqu'aux chevilles, allait dissimuler son ventre rond pendant encore un bout de temps. Mais après…

    À quoi bon s'en préoccuper. La loque inhumaine que la pauvre jeune femme était devenue, était si maigre et paraissait tellement à bout de forces qu'elle mourrait sûrement avant d'accoucher. Le petit qu'elle portait n'avait probablement aucune chance de naître, si l'on pouvait considérer comme une chance de venir au monde en ce triste lieu. À moins qu'il ne naisse ailleurs…

    1058.01 avait réintégré sa cellule. Gertrud referma la lourde porte sur elle. Avant de remonter dans ses quartiers, elle la regarda encore une fois par l'œilleton. Bizarre ! Elle s'était déjà mise au travail sans en attendre l'ordre. Soudain, ainsi qu'elle l'avait vue faire dehors, elle la vit stopper net son ouvrage et lever les yeux vers la lampe falote qui éclairait à peine son misérable réduit puis elle se mit à marmonner :

    - É… toi… les. É… toiles…

    Ce fut pour la gardienne-chef aguerrie comme un coup de poing en plein plexus. Cela pouvait-il encore tenir du pur réflexe cette fois ? Dieu du ciel ! Qui était vraiment cette femme ? Qu'était-elle ?

    Dans la cellule, Mary-Anne Conroy-Defrance avait repris ses travaux d'aiguille de la même façon automatique, déshumanisée qu'elle mettait en toute chose, à un détail près, elle continuait à prononcer, tel un disque rayé :

    - Étoiles… Étoiles… Étoiles…

    Gertrud eut brusquement si mal de la voir se comporter comme une demeurée qu'elle ordonna d'un ton rogue, presque agressif :

    - 1058.01 ! Ta gueule ! C'est compris, tais-toi !

    La prisonnière se tut aussitôt sans pour autant cesser son raccommodage. Peinée et contrite de s'être ainsi emportée contre sa protégée qui n'en pouvait mais, la geôlière s'éloigna à pas pesants.

    Assise derrière son bureau, elle se mit à réfléchir sérieusement à la tactique à mettre en œuvre dans les jours à venir. Sur l'écran de son ordinateur, l'icône de sa boite à courrier clignotait encore. Un E-mail impromptu de son directeur la contraignait à agir plus vite que prévu. Monsieur Moïse Douala, en place depuis seulement une semaine, lui annonçait sans crier gare et sans se préoccuper que c'était Noël aujourd'hui, qu'il avait décidé de faire la visite complète de la « maison » dès le lendemain. Visite qu'il avait remise jusqu'à présent pour des raisons personnelles. Il comptait sur elle pour lui servir de guide dans l'aile des femmes et pour lui présenter en personne la locataire perpétuelle de la cellule zéro. Il précisait très courtoisement que s'il n'avait prévenu personne avant, c'était pour ménager l'effet de surprise qui lui permettrait de voir les choses telles qu'elles étaient réellement, dans leur banale quotidienneté et non telles qu’on voulait qu’il les voit.

    Bla bla bla… Pensait-il être le premier à agir de la sorte ?

    Combien de temps allait-il durer celui-là ? Gertrud n'avait pas tenu ses prédécesseurs en haute estime. Le dernier en date, comme tant d'autres avant lui, avait duré deux ans à peine avant de demander sa mutation en camp de TUP. En dépit de son mètre quatre -vingt dix et de ses cent-vingt kilos, Oleg Semionov était une petite nature. Claustrophobe et neurasthénique, le pauvre avait fini, comme le précédent, par se bourrer d'Anti-D pour tenir le coup. Résultat, juste avant son départ pour un camp de reboisement en Amazonie, il était tellement névrosé qu'il crevait de trouille, prêt à tirer sur son ombre chaque fois qu'il effectuait une tournée de la Forteresse. Il n'avait que cinquante trois ans mais à ce train là, il ne tarderait pas à demander sa retraite anticipée.

    Qu'en serait-il de Moïse Douala ? À en juger par leur première entrevue, le jour-même de sa prise de fonction, c'était encore un drôle de zèbre, sûrement pistonné, qu'on leur avait mis dans las pattes.

    Juste après Felipe, il l'avait convoquée à la surface, dans son bureau spacieux et bien aéré. Là, il l'avait longuement questionnée sur le matricule 1058.01, dont il avait consulté le dossier informatisé au préalable.

    - Comment se comporte-t-elle ? Lui avait-il demandé.

    - Elle est calme monsieur ! Aucun problème avec elle. De plus, elle est très faible ! À mon avis, elle ne tiendra plus longtemps !

    - Elle est malade, vous croyez ?

    - Je crois, oui !

    - Vous l'avez soignée ?

    - J'ai essayé mais ça n'en vaut pas la peine. Dans son état, il n'y a vraiment pas grand chose à faire !

    - Bien, bien, parfait ! C'est le genre d'invitée qu'on n'aime pas voir s'incruster, n'est ce pas ?

    - Tout à fait monsieur ! S'était-elle esclaffée, feignant de rire de sa boutade.

    - Bon ! Pensez-vous que je pourrais voir cette étrange créature avant qu'elle ne nous quitte …définitivement ?

    Avait-il questionné puis, sans attendre sa réponse, il avait sans raison aucune, éclaté d'un rire tonitruant tout à fait hors de propos, laissant une Gertrud complètement baba. C’était bien ce qu’elle pensait, un barjo ce mec ! Comme les autres ! Tout aussi soudainement, il avait repris son sérieux directorial et, en la regardant d'un air presque triste, il avait ajouté :

    - Je ris pour donner le change vous savez ! J'ai horreur de la maladie sous toutes ses formes. Je ne supporte la vue d'un malade que quelques secondes. Au-delà, j'ai la nausée et des suées épouvantables. J'ai perdu tous les miens lors des épidémies de la Grande Crise. Je suis le seul survivant. Tellement traumatisé que je ne me suis jamais marié ! Vous comprenez Gertrud ? Vous permettez que je vous appelle Gertrud, n'est ce pas ? Je ne pouvais confier ces tristes choses qu'à une femme. Que tout cela reste entre nous bien sûr !

    - Bien sûr Monsieur. Tout cela restera entre vous et moi et je vous comprends, croyez-le !

    Si elle comprenait ? Plus encore que ne se l'imaginait ce brave Douala si paternaliste. Demain, elle allait faire ses choux gras de ces précieuses confidences…

     


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