• 1er juillet, les bords du lac Baïkal

     

    Le voyage de retour s’était effectué sans anicroches. Solomon n’avait pas cru bon d’envoyer des troupes fraîches à leurs trousses. Avait-il admis que la partie était perdue ? Hawk en doutait. Ce diable d’homme ne renonçait jamais ! Il devait plutôt être en train de digérer cette défaite -là en ravalant sa rage. Il ne tarderait pas à concocter un autre plan contre son ennemi. N’ayant plus de nouvelle de sa première équipe de tueurs depuis qu’elle lui avait annoncé son entrée sans combattre à Ielo où ne l’attendaient que d’inoffensifs paysans, il en avait conclu fort justement qu’elle avait échoué dans sa mission.

    Il ignorait encore, qu’elle avait péri en totalité sous les coups des mutants. Ce qu’il savait en revanche, c’est que les chiens de la deuxième meute qui s’étaient exagérément vantés d’avoir tendu un traquenard imparable au gourou et à ses acolytes, étaient sur le point de rentrer à la niche les oreilles et la queue basse. Il préparait à ces idiots une punition à la hauteur de leur totale inefficacité !

    Sitôt sorti de l’hébétude où les avait plongés les mutants, secoués jusqu’à la nausée par les visions cauchemardesques émanant de leur propre esprit, ils l’avaient joint lui servant une histoire cousue de fil blanc selon laquelle les mutants, supérieurs en nombre, les avaient eus par surprise et les avaient assommés, ligotés à moitié nus à des arbres avant de s’enfuir avec leurs voitures ! Un conte à dormir debout qu’il n’avait pas gobé parce qu’il ne pouvait croire que ces monstres les aient épargnés. Lui, ne l’aurait pas fait !

    Les suppositions de Blue Hawk s’avéraient justes. Son pire ennemi comprenait qu’à présent, il avait récupéré Mary-Anne Conroy-Defrance et qu’il avait désormais trop d’avance sur lui ! De plus, entouré de ses amis dont ses informateurs lui avaient dit qu’ils se trouvaient en grand nombre à Moscou, le gourou des mutants devenait provisoirement inaccessible. Provisoirement, car une guerre n’est terminée que lorsqu’a eu lieu le dernier combat. Et sur ce point, Hawk ne se trompait pas non plus, Solomon préparait une vengeance à la mesure de la haine grandissante qu’il lui vouait.

    L’expédition au grand complet avait donc quitté Ielo à l’aube du 26 juin. Laissant sur place leurs voitures à bout de souffle, ils avaient réquisitionné les quatre-quatre des Forces Spéciales, plus puissants et confortables. Ils avaient chargé les coffres spacieux avec leurs propres réserves de carburant et avec les provisions offertes par les Ielotes reconnaissants. Puis abrégeant les adieux, ils étaient partis.

    Gertrud les avaient suivis la mort dans l’âme. Elle était toujours recherchée et Hawk lui garantissait la sécurité. Non seulement elle quittait son pays d’accueil mais encore, elle perdait tout espoir de revoir les siens. Suivre les mutants, était un crime bien pire que ceux qu’elle avait commis à la Forteresse. Pire que d’avoir fait évader une prisonnière top secret !

    Ces méfaits-là, elle ne les regrettait pas ! Mary et les jumeaux étaient devenus sa seule famille, son unique raison de vivre depuis qu’elle savait avoir perdu ses enfants à cause de sa trahison envers le tout puissant État Unique ! Or, voila que désormais, elle allait devoir les partager avec cet étranger aux yeux bleus. Avec tous ses semblables aussi qui les couvaient des yeux tels d’inestimables trésors. Ce qu’ils étaient. Mais elle aurait tellement voulu qu’ils ne le soient que pour elle. Elle s’étranglait lorsqu’elle était obligée d’appeler Sacha et Macha par ces foutus prénoms que leur donnait leur père ! Il avait force de loi et ne transigeait pas sur ce point. Ce rustre, avec son père, sa sœur et ces deux grand-mères inconnues qu’elle allait devoir affronter, l’avaient privée de son statut privilégié auprès de ses protégés. Elle n’avait même pas le droit de voyager avec eux. Ce bonheur était réservé à ce maudit Hawk, à Fleur et au grand-père. Elle n’était pas très loin de les haïr tous autant qu’ils étaient. C’est elle qui avait renoncé à tout pour les sauver ! Sans son intervention, Mary aurait fini par mourir à force de mauvais traitements. Et ses bébés avec elle ! Ils étaient où pendant ce temps-là ?

    Ainsi pensait Gertrud Baumann en montant à contrecœur dans la voiture conduite par celui qu’on lui avait présenté comme étant l’ex-fiancé de la jeune femme. Avant que le convoi ne s’ébranle, Hawk s’était approché d’elle et lui avait répondu. Oui, il avait bel et bien répondu à ses pensées les plus secrètes ce sorcier !

    - Un jour, vous pourrez rejoindre les vôtres sans danger Gertrud ! Mais en attendant, je vous promets que si vous y mettez de la bonne volonté, vous serez heureuse et en sécurité parmi nous. Nul n’oubliera votre sacrifice. Nous savons tous ce que nous vous devons. Mary vous aime et les enfants ont besoin de vous. Vous serez une troisième grand-mère idéale pour eux.

    Elle s’était mise à pleurer, honteuse d’avoir été si aisément percée à jour. Lûba n’avait pas menti, ces gens-là avaient vraiment des dons effrayants ! Elle s’en souviendrait.

    - Soyez sans inquiétude, répondit encore le gourou décidément trop perspicace à son goût, nous respecterons votre intimité mentale. Si je vous ai sondée, c’est juste afin que vous compreniez qui nous sommes. Nos dons ne font de nous ni des sorciers ni des démons ni les membres d’une secte diabolique. Nous ne sommes que des humains qui jouissons de toutes les facultés originelles des humains au contraire de la majorité des gens de ce siècle. Au contraire de vous Gertrud !

    C’est donc Hawk, Fleur et leur père qui avaient subi durant plus de mille kilomètres, le mutisme obstiné de Mary qu’on avait privée de son seul repère en la personne de Gertrud. Assise à l’arrière près de Fleur qui la soulageait de temps à autre d’un des jumeaux, elle ne desserra pas les dents, refusant de répondre aux affectueuses sollicitations de sa belle-sœur ou de son beau -père et ne répondant à son mari que par monosyllabes lorsqu’il lui demandait si tout allait bien. Elle ne brisait ce silence que pour murmurer des mots doux aux bébés.

    À mi-parcours, Hawk décida de la forcer dans ses retranchements en lui imposant sa présence, espérant contre toute attente quelle s’adoucirait ou bien qu’elle se révolterait, laissant apparaître la Mary d’autrefois. Tout plutôt que cette attitude fermée, presque amorphe qu’elle leur opposait depuis le départ d’Ielo ! Ce fut pire ! Elle renonça même à parler aux jumeaux, se rencognant en tremblant de crainte contre la portière afin de mettre entre elle et cet étranger qui était son mari, autant de distance que le permettait l’exiguïté de la banquette arrière. Quand un cahot la projetait contre lui et qu’il se risquait à passer un bras protecteur autour de ses épaules pour amortir le choc, elle lui lançait un de ses regards de biche effrayée qui lui mettait le cœur en lambeaux. Il s’enfonçait alors plus encore dans la poignante solitude où elle le jetait par ce refus de toute approche, même la plus anodine.

    Mais il ne céda pas.

    Elle dut le supporter jusqu’à la datcha de la famille Andrevski. Fleur et son père se relayaient au volant afin qu’il profite au maximum de ses enfants, à défaut d’être accepté par leur mère. Eux au moins ne répugnaient pas à dormir dans ses bras et elle ne refusa pas de les lui confier tour à tour. C’était déjà ça ! Il renoua avec eux le dialogue télépathique entrepris dans la forêt d’Ielo, tout en s’enivrant de la douce fragrance de la peau de sa femme, à la fois si proche et si lointaine. Il se défendait âprement de la tenir serrée contre lui malgré le désir violent qu’il en avait. Il se contenta d’écouter les battements effrénés de son cœur qui faisaient écho aux siens. Il tentait d’oublier que pour elle, ce n’était pas l’amour mais la crainte qui le lui faisait battre plus fort et plus vite.

    Le pire restait à vivre. Il lui suffisait de se rappeler la douleur qu’il avait éprouvée quand il avait dû admettre que sa femme ne le reconnaissait pas, pour imaginer ce que seraient les retrouvailles entre la mère et la fille.

     

    Pauvre Félie ! Elle s’effondra sous le choc. Hawk l’avait pourtant avertie du risque mais elle avait refusé tout net d’y croire. Lui-même n’avait-il pas trop espéré ?

    Elle souffrit encore d’avantage dans son cœur de mère quand elle vit la place que tenait la grande femme aux courts cheveux grisonnants qui monopolisait l’attention de sa fille. Cette Gertrud Baumann la couvait telle une mère poule et Mary s’accrochait à elle comme à une bouée de sauvetage.

    Rien, non rien ne l’avait préparée à cela ! Sa propre fille la regardait comme on regarde une étrangère. Pire, Mary, sa Mary se rétracta instinctivement lorsqu’elle la prit dans ses bras, incapable de réfréner l’élan d’amour maternel qui la porta vers elle quand elle passa le seuil de la datcha, un jumeau sur chaque bras.

    Dieu merci, il y avait les jumeaux ! Eux au moins la reconnaissaient pour leur grand-mère, exactement comme s’ils l’avaient connue depuis leur naissance. Océane et Petit Faucon étaient bien les enfants de Blue Hawk, les dignes héritiers de leur incomparable famille Mu dont ils portaient tous les espoirs !

    Quand elle les tint enfin contre elle sous le regard hostile de Gertrud, elle fut presque consolée de la peine immense qu’elle éprouvait face à cette Mary si différente qu’elle ne semblait plus être la chair de sa chair. Seule l’enveloppe était restée la même !

    Mary ! Elle se tenait au milieu de la grande salle de séjour où s’étaient réunis tous ceux qui l’avaient attendue si longtemps et qui n’avaient pu faire partie du voyage vers Ielo. Il y avait également tous les membres de l’expédition. On fêtait le retour de l’enfant prodigue ! Elle était visiblement effrayée et montrait un visage fermé. Elle n’avait pas reconnu Jézabel non plus bien sûr ! Ils avaient tous le cœur serré de tristesse en la regardant. Ils l’avaient tant cherchée qu’ils pleuraient intérieurement de n’avoir retrouvé qu’une étrangère craintive. Hawk qui la scrutait plus intensément que les autres, fut le seul à voir le voile qui ternissait par instant l’émeraude de ses yeux. Elle souffrait instinctivement de la douleur qu’elle infligeait involontairement aux autres. Il avait déjà ressenti cela la première nuit à Ielo quand il avait lâché la bride à son chagrin. La seule chose qui avait survécu de l’ancienne Mary, était cette forte empathie envers autrui qu’elle possédait en tant qu’infirmière dans son autre vie. Un don qu’elle avait encore développé lorsqu’elle avait totalement accepté sa nature d’Élue.

    Oui, Mary souffrait. Pourquoi tous ces gens qu’elle ne connaissait pas, paraissaient-ils avoir tant de peine ? Il lui semblait que c’était sa faute ! Elle n’y pouvait pourtant rien ! On lui avait dit que tous la connaissaient alors qu’elle n’en reconnaissait aucun. Ni cette Félie qui était sa mère ni cette autre femme enceinte, Jézabel, qui se disait son amie. Aucun de ses visages inconnus n’accrochait sa mémoire. Elle n’avait jamais vu Brise dont elle avait pourtant mis l’enfant au monde. Et ce bel homme qui ne ressemblait pas aux géants bruns et qui avait l’air tellement épris de Fleur que ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, elle ne le connaissait pas non plus alors qu’ils avaient été fiancés d’après ce qu’il lui avait dit ! Dans ce cas, pourquoi en avait-elle épousé un autre ?

    Tous, ils attendaient d’elle qu’elle se souvienne ! Or, la seule chose dont elle se souvenait c’est que sa vie avait commencé à Ielo, avec Gertrud ! C’est là qu’elle voulait retourner. Elle ne voulait surtout plus ressentir ce gouffre de chagrin que la souffrance de tous ces gens ouvrait en elle. Elle savait pourtant qu’elle ne pouvait plus fuir. Elle chercha du regard la seule personne qui puisse la comprendre mais Gertrud avait l’air aussi perdue qu’elle.

    Elle allait devoir admettre toutes ces vérités qu’on lui assénait. Hawk était vraiment son mari, le père de ses enfants. Pour eux, parce qu’elle ne pouvait les priver de leur papa, elle allait devoir assumer un passé qu’elle ne reconnaissait pas comme le sien. Un passé dont elle ignorait presque tout.


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  • 10 juillet, route du retour

     

    Le Sixième Rassemblement n’avait pas eu lieu comme prévu le 7 juillet, date symbolique qui correspondait à trois anniversaires. Hawk et Fleur avaient 37 ans, Mary-Anne 32. Ce jour n’avait aucune importance particulière pour Mary qui avait même oublié son âge. Sa mère avait dû lui montrer son acte de naissance pour qu’elle l’apprenne comme une incontournable vérité de plus. Cette amnésie qui persistait était vraiment terrifiante pour tous ceux qui l’aimaient. Leur joie de les avoir sauvés elle et les jumeaux en était fortement ternie. Tous pensaient avec beaucoup d’amertume : « Nous avons ramené Mary, nous ne l’avons pas retrouvée. ».

    Hawk ne pouvait leur reprocher ce légitime abattement. Il en était là lui aussi. La seule vraie réussite, celle qui parvenait tout de même à les consoler à la fois de tous les morts d’Iélo et de l’état de Mary, c’était les incroyables bébés devant lesquels ils béaient d’admiration.

    Mais il y avait bien pire encore que l’amnésie de Mary qui justifia que ce Sixième Rassemblement soit supprimé, comme fut supprimée la fête magnifique et retentissante qui devait avoir lieu pour couronner le succès de « L’opération Sirène ». À la place, pour d’évidentes raisons de sécurité, se tint dans le plus grand secret une réunion à laquelle n’assistèrent que les membres de l’expédition. Une réunion d’une extrême importance durant laquelle fut mis au point un plan afin de contrecarrer celui qu’avait concocté Solomon Mitchell pour parvenir à ses fins : capturer Hawk Bluestone.

    Le piège qu’il venait de lui tendre était diabolique. La Roue ne savait pas comment éviter que son Rassembleur y tombe la tête la première !

    La famille Bluestone était une fois de plus durement touchée. Le Dragon noir avait une bonne raison de croire qu’il tiendrait bientôt son pire ennemi entre ses griffes redoutables. Il ne commettrait plus d’erreur. Mary-Anne Conroy- Defrance avait été sa plus grossière. Il n’avait pas assez vite compris l’importance qu’elle avait réellement pour le leader des mutants. Lui qui se targuait d’être un pur pacifiste n’avait pas hésité à tuer pour la récupérer !

    Il savait à présent ! Il savait, et ça le mettait en rage, qu’elle aurait pu être un otage de poids s’il l’avait tenue entre ses propres mains au lieu de la faire emprisonner ! Il ne l’avait vue que comme un petit appât susceptible de faire bouger les mutants, alors qu’elle était un gros poisson ! Il avait mal calculé ce coup-là et avait perdu ! Mais il avait un atout imparable pour le suivant. Cette fois c’était lui et lui seul qui tenait à sa merci dans son repaire, un otage de tout premier choix en la personne de Blue Moon. Pour récupérer sa mère, Hawk Bluestone devrait venir la chercher lui-même à Washington. C’était le message que l’infâme Dragon noir lui avait fait parvenir et il avait eu toutes les peines du monde à empêcher son père de se rendre séance tenante à la Maison Blanche, seulement armé d’une inexpugnable soif de vengeance et du Pouvoir des Mus.

    Préoccupée par l’absence de son mari et de ses enfants, très inquiète des dangers qu’ils couraient, Blue Moon avait baissé sa garde. C’est sans la moindre escorte qu’elle s’était rendue à Denver chez un de ses vieux amis neurologues dans lequel elle avait toute confiance, même s’il ignorait l’essentiel sur celle qui pour lui s’appelait toujours Gwenaëlle Le Crouhennec depuis leur communes études dans le domaine de la neurologie. Il savait qu’elle s’était mariée avec un indien et la trouvait un peu excentrique mais ça ne le dérangeait pas. Elle l’avait toujours été ! Pour lui, même s’il s’en moquait un peu, elle n’était que la médecine-woman de la communauté Navajo de Black Mesa dont elle avait adopté la cause et les mœurs, en épousant l’un des leurs. Lui ne l’appelait jamais Blue Moon mais simplement Gwénaëlle, aussi avait-il oublié son nom Navajo jusqu’à ce jour.

    La raison de son déplacement inopiné à Denver, était qu’elle avait besoin de ses compétences mondialement appréciées pour le centre de soins de Black Mesa. Elle ne savait comment le lui demander sans en dire trop malgré tout. C’est pourquoi, obnubilée par l’objet de sa requête, elle avait répondu sans y penser avant même qu’il ne l’ait posée, à l’une de ses questions tout à fait anodine. Intrigué, il l’avait testée plusieurs fois pour vérifier son intuition et plusieurs fois, sans y prendre garde, elle avait réédité l’exploit. Or, ce que ne savait pas Blue Moon, c’est que depuis quelque temps, son ami était très fortement conditionné par les théories anti-anormalité du Gouvernement Unique. Respectueuse de son intimité psychique, elle ne l’avait jamais sondé, d’autant plus que justement, il acceptait très facilement, avec humour même, son statut de guérisseuse indienne et que de surcroît, elle n’avait jamais rien laissé filtrer de ses autres pouvoirs.

    Le neurologue était convaincu soudain d’avoir affaire à un de ces monstres dont il avait si souvent entendu parler. Il se sentait trahi, pire manipulé par cette femme qu’il avait toujours crue saine en dépit de son chamanisme reconnu. Elle lui faisait peur d’un seul coup. C’est aussi à ce moment qu’il se rappela fort à propos qu’elle s’appelait Bluestone. Il avait déjà entendu ce nom… C’était celui du Gourou recherché par les gops du monde entier. Il n’avait jamais fait le rapprochement ! L’évidence le frappait soudain. Il ne lui laissa pas le temps de s’apercevoir que quelque chose avait changé dans son attitude. Dans le verre qu’il lui offrit, il versa un puissant neuroleptique qui l’endormit aussitôt puis il avertit les autorités.

    C’est ainsi que Solomon put mettre la main sur la mère de Blue Hawk sans même avoir eu besoin de la faire rechercher.

    Une flamboyante colère animait désormais Hawk. On lui avait pris sa femme, à présent on lui enlevait sa mère. C’était une affaire entre Mitchell et lui.

    - Je l’affronterai seul ! Ce point n’est pas négociable ! Décréta-t-il lors de la réunion !

    - C’est ma femme gronda Brave Hawk

    - Le Dragon a été clair, je dois y aller seul ! C’est moi qu’il veut ! Riposta-t-il d’un ton de commandement sans appel !

    - Mais tu devrais comprendre...

    - Je comprends père, sois en sûr ! Cependant tu sais bien que si tu te risques là-bas, tu seras abattu sans sommations. Ou encore neutralisé et tu serviras d’otage supplémentaire pour m’attraper !

    - À quoi pouvons-nous servir alors ? Demandèrent les autres.

    - Vous serez à Washington ! Et vous y serez nombreux. Le plus grand nombre possible car lorsque je serai dans la place, j’aurai besoin du Pouvoir pour nous sortir de là ma mère et moi. Voilà à quoi vous servirez ! Ce sera le Sixième Rassemblement que nous n’avons pu faire et ce sera de loin le plus important !

    - Tu peux compter sur nous ! Acquiescèrent-ils.

    - Tu me veux Solomon ! Garde tes chiens à la niche, j’arrive ! Et si tu touches un seul des cheveux de ma mère, je raserai la Maison Blanche où tu te terres, dussé-je pour cela faire périr des innocents !

    Tel fur la teneur de l’avertissement qu’il fit parvenir au Dragon par l’intermédiaire d’un messager astral.

    Puis, avec ceux qui l’avaient aidé à retrouver Mary, il prit la route des USA.


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  • 25 juin, Ielo

     

    Mary était assise au soleil, ses enfants sur les genoux…

    Du coin de l’œil, elle surprit le regard du géant rivé sur elle. Il avait les cheveux aussi noirs que ceux d’Océane et les yeux aussi bleus que ceux de Petit Faucon. Il la scrutait ainsi depuis deux jours, l’air pensif et malheureux.

    Bien trop souvent pour sa tranquillité d’esprit !

    Elle avait osé lui dire- elle s’en souvenait le rouge au front- qu’il était très beau. C’était vrai ! Musclé juste ce qu’il faut à un homme tel que lui, le teint hâlé des gens qui vivent aux quatre vents, ses longs cheveux noirs et luisants flottant sur des épaules larges, le front haut ceint d’un bandeau de cuir fauve à l’étrange motif, les yeux indigos, magnifiques, posés sur elle… Il avait le corps souple d’un félin prêt à bondir. Sur elle !

    « Tigre lui aurait mieux convenu que faucon. » Se dit-elle.

    Un mince sourire étira ses lèvres sensuelles, effaçant un instant sa tristesse. C’était…C’était comme s’il avait lu en elle. Elle n’aimait pas cette sensation !

    Il prétendait la connaître au sens biblique du terme. Pourquoi son corps ne s’en souvenait-il pas ? Qu’en savait-elle en fait puisqu’il n’avait pas tenté de s’imposer à elle lorsqu’elle l’avait touché cette fameuse nuit ? Elle avait pourtant lu le désir à l’état brut dans son regard posé sur ses seins. Elle avait peut-être été malade d’après ce qu’il disait et toujours selon lui, elle paraissait avoir oublié des tas de choses de sa vie d’avant mais elle savait encore reconnaître le désir dans les yeux d’un homme. Quand elle s’était réveillée dans le lit de Lûba, celui qui disait s’appeler Hawk, être son mari et le père des jumeaux, était penché sur elle, le regard empli de cet amour et de ce désir qu’il prétendait éprouver pour elle. Pendant quelques secondes, elle avait cru rêver. S’il n’y avait eu la différence de couleur des cheveux, elle se serait crue en face de Petit Faucon tel qu’il serait dans un peu plus d’une trentaine d’année. Elle ne pouvait nier que son fils deviendrait en grandissant le portrait craché de cet homme.

    Persuadée d’être le jouet de son imagination encore embuée de sommeil, elle lui avait demandé : « Qui êtes-vous ? ». Elle s’en souvenait parfaitement alors pourquoi ne pouvait-elle se rappeler aucun des éléments de l’invraisemblable histoire qu’il lui avait racontée ? La sienne, la leur à l’en croire !

    Les autres aussi prétendaient la connaître parfaitement ! Ils s’étaient tous montrés exagérément heureux de l’avoir retrouvée en dépit de son amnésie disaient-ils. Était-elle donc perdue à Ielo ? N’avait-elle pas toujours vécu ici avec Gertrud ? Et avec Lûba dont on lui avait annoncé la mort avec beaucoup de ménagement ? Il lui avait dit qu’elle avait été tuée lors du combat mené par les villageois pour les sauver des griffes d’un ennemi implacable, elle et ses enfants ! La moitié des ielotes avaient péri ! Elle ne pouvait ni ne voulait y croire !

    - Ta mère et Jézabel nous attendent près d’Irkoutsk.

    Lui avait affirmé celle qui s’appelait Fleur de Lune et qui était, paraît-il, la jumelle de Hawk. Un autre homme, aussi grand mais plus vieux, s’était présenté comme le grand-père de ses enfants, le père de Fleur et de Blue Hawk.

    - Brave Hawk Bluestone, ton beau-père, pour te servir mon enfant !

    Avait-il tonné de sa voix de stentor avant de la serrer contre lui en dépit du regard de son fils qui semblait l’en dissuader ! Tous ces gens, hormis deux hommes, Hubert et Alexeï, avaient l’air de parfaits jumeaux !

    Ils étaient bizarres ! Pour ne pas dire inquiétants !

    Pour ce qui était de sa mère, une certaine Félie et de cette Jézabel dont lui avait parlé Fleur comme de sa meilleure amie, il fallait qu’elles soient réellement ce qu’on disait qu’elles étaient pour avoir entrepris un tel voyage à seule fin de la retrouver !

    Et elle ? Qui était-elle pour que tous ces gens se soient donnés pour mission de la sauver ? Pourquoi avait-elle si peu de souvenirs. Si on pouvait appeler souvenirs ces images floues qui la traversaient parfois. Les plus nets se limitaient à un voyage en voiture, à son arrivée à Ielo, à leur emménagement, à Gertrud et à elle dans la petite maison des bois et à son accouchement. Le reste n’était qu’une suite de jours tous pareils. C’était vague, intemporel. Combien de jours, de semaines, de mois ? Elle ne savait pas ! Ne restait qu’un voile de brouillard d’où surgissaient les visages de Gertrud, de Lûba et de ses enfants. Les autres personnes qu’elle avait pu croiser, n’étaient plus que d’indistinctes silhouettes perdues dans ce brouillard. Et puis il y avait les nuits glaciales, le ciel piqueté d’étoiles, sur sa peau, la caresse encore timide du premier soleil printanier. Rien d’autre, sauf parfois, quand le sommeil tardait à venir, cette impression de froid, d’humidité, d’obscurité menaçante qui l’étreignait.

    Si ! Il y avait autre chose. Elle se souvenait à présent en regardant cet homme qui l’observait. Il lui semblait entendre la voix de Lûba, sa chère et irremplaçable Lûba quand elle lui répétait ces mots qui avaient le pouvoir de la rassurer :

    « Tu n’es pas seule petite mère ! Un homme te cherche. Il renversera tous les obstacles pour te retrouver. Il t’aime ! »

    Était-ce vraiment cet homme là ? Il disait l’aimer plus que sa propre vie ainsi que l’avait prédit sa vieille amie disparue. Quand il la regardait comme à cet instant, elle tremblait sans savoir si c’était de peur ou de cette autre chose qu’elle se refusait à définir.

    Au creux de ses seins, elle sentait le pendentif qu’il lui avait agrafé la veille autour du cou en lui disant qu’il lui appartenait. Le bijou paraissait doté d’une sorte d’étrange magnétisme. Il portait le même qui scintillait sur sa poitrine musclée, illuminé par le soleil. Ses semblables aussi en possédaient un. Le pendentif avait manifestement  pour eux tous, valeur de talisman sacré. Le fait qu’on l’oblige à en porter un signifiait-il qu’elle leur appartenait ? Elle n’aimait pas plus l’idée que ce maudit bijou, pourtant elle n’osait pas le retirer en dépit de la crainte inexpliquée qu’il lui inspirait.

    Quand ils croyaient qu’elle n’écoutait pas, ils parlaient d’un rassemblement qui était censé avoir lieu sitôt qu’ils auraient regagné Moscou. Ils allaient donc partir. Elle ne savait si elle devait s’en réjouir ou s’en désoler. Ce Hawk allait vouloir l’emmener…

    Peut-être ?

    Sûrement !

    Allait-elle accepter de le suivre ? Elle n’était plus sûre de rien.

    Contre son cœur, tout près de la tête de ses petits, le pendentif la brûlait maintenant. Elle se retint une fois de plus de l’arracher et de le jeter au loin car l’homme la regardait toujours. Il lui fit un signe de la main en souriant. Soudain le bijou devint chaude caresse sur sa peau nue et elle se rappela avec précision de la chaleur des doigts de Hawk sur son cou quand il le lui avait attaché. Elle en frissonna d’appréhension. Ou bien était-ce de cette autre chose qu’elle ne voulait pas nommer ? Elle détourna les yeux.

    Pendant un bref instant – mais elle ne pouvait qu’avoir rêvé – elle avait cru entendre dans sa tête, le rire silencieux de l’homme à l’étrange regard bleu…

     


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  •  25 juin, Ielo

     

    Mary était assise au soleil, ses enfants sur les genoux…

    Il avait fallu à Hawk ces deux jours passé pour admettre la cruelle vérité. Une vérité si amère qu’il se l’était volontairement cachée jusqu’à ce quelle le frappe de plein fouet.

    Après avoir terminé leur œuvre de guérison auprès des habitants d’Ielo, la moitié de l’expédition était restée en arrière-garde au village pour parer à toute éventualité, tandis que l’autre moitié accompagnait Hawk dans la forêt. Le groupe était composé de Fleur, Hubert, Alexeï, Brave Hawk, Brise, Nuage, Léo, sous le regard noir d’une Gertrud fébrile.

    Le vibrant appel des jumeaux adressé à leur père, les guida tout droit à leur refuge improvisé après une bonne heure de marche forcenée. Ils arrivèrent dans une petite clairière assez éloignée de la cabane. C’est tremblant d’émotion qu’ils s’arrêtèrent. Gertrud n’eut pas besoin de leur désigner l’endroit où elle avait caché ses protégés avant d’aller livrer bataille. Comme ça lui était arrivé sur la place du village, un bras ferme la retint quand elle voulut se précipiter vers la cachette. C’était celui de ce grand escogriffe d’indien qu’on lui avait présenté comme étant le grand-père des jumeaux. Déjà, Hawk se dirigeait, seul, vers l’entrelacs feuillu de branchages qui abritait sa femme et ses enfants. Il écarta les branches, s’agenouilla…Mary était là, endormie, inconsciente du drame qui s’était joué à Ielo pour elle et pour les jumeaux. Nichés dans le cercle rassurant des bras maternels, Océane et Petit Faucon le regardaient.

    Incapable de détacher les yeux de ce touchant tableau, Il n’osait ni s’approcher d’avantage ni les toucher, de peur de les effaroucher ou de réveiller leur mère. Tant qu’elle dormait…Il ne faisait que retarder l’échéance, il le savait. Elle était merveilleusement belle. Plus encore que dans ses souvenirs. Magnifiée par la maternité, elle avait les seins plus ronds, les hanches plus pleines. Il ne l’avait revue aussi divine que dans ses rêves.

    Ce furent les jumeaux qui le tirèrent de sa muette contemplation. Les yeux d’Océane, pareils à ceux de Mary et ceux de Petit faucon si semblables aux siens, le fixaient toujours dans l’expectative. Ils paraissaient attendre de lui un geste rassurant. Il se sentait profondément sondé par ces yeux vifs tellement intelligents. Deux petites voix timides fusèrent dans sa tête.

    « Pourquoi ne nous prends-tu pas dans tes bras papa ? Nous t’attendons depuis si longtemps ! » Lui disaient-elles.

    Il ne put résister plus longtemps à leur silencieuse prière. Avec d’infinies précautions, il les dégagea des bras de Mary. Leur visage potelé s’éclaira. Ils gazouillaient de joie en tendant vers lui leurs minuscules menottes. Il réussit à les caler tous deux contre son torse et les couvrit tour à tour de baisers.

    - Je vous aime mes amours ! Si vous saviez combien je vous aime ! Ne cessait-il de leur murmurer en versant des larmes de joie.

    Mary bougea dans son sommeil.

    - Je dois m’occuper de maman maintenant ! Dit-il aux bébés avant de les confier à Fleur et à son père qui n’attendaient que ça.

    Il se remit à genoux près de sa femme. Elle ne s’était pas réveillée. Elle ressemblait à la Belle au bois dormant qui attend le baiser de son Prince charmant pour le faire. Mais il n’osait pas. Pas encore.

    Il se releva pour reprendre ses enfants dans ses bras. Ils posèrent leur tête chacun sur une de ses larges épaules et ils l’écoutèrent. Il leur parla de lui, de leur mère telle qu’elle était avant la cruelle mutilation de son cerveau. Il leur raconta leur héritage génétique exceptionnel, ce qu’il avait ressenti lorsqu’il avait appris leur existence. Il leur dit comment il l’avait apprise grâce à ce fabuleux héritage génétique des Mus justement ! Il leur parla télépathiquement et ils lui répondirent de même parce que c’était encore pour ces enfançons si doués soient-ils la seule façon de communiquer pour le moment.

    « Pour parler normalement, vous serez certes plus précoces que les autres enfants mais il vous faudra quand même grandir un peu avant de pouvoir articuler vos premiers mots. Mes trésors ! » Leur dit-il.

    L’idée les fit beaucoup rire. Ils en bavaient même de joie ! Ils redevinrent graves pour lui raconter leur peur, leur solitude dans le ventre de leur maman, les coups qu’ils avaient ressentis quand les « méchants » l’avaient frappée. Il pleura en les écoutant. Il pleura en respirant leur bonne odeur de bébé, en caressant de sa joue leurs joues veloutées, en embrassant leur crâne ou bouclait déjà une épaisse chevelure. Celle d’Océane était noire comme l’ébène, celle de Petit Faucon, blonde comme les blés.

    Les autres se taisaient, respectant ces retrouvailles inespérées entre un père et ses enfants. Ils versèrent tous une larme quand la voix rauque de Blue Hawk s’éleva dans la clairière. Il chantait la berceuse que ses petits avaient si souvent entendu leur mère fredonner avant et depuis leur naissance.

    - Ils se sont endormis. Chuchota-t-il.

    Fleur prit délicatement sa nièce, Brave Hawk son petit-fils. Hawk les laissa s’éloigner vers les autres qui les entourèrent aussitôt, pressés de contempler à leur tour ces adorables chérubins qui, avec leur mère, avaient coûté un si fort prix de sang et de chagrin. Il s’en retourna vers Mary.

    Assis en tailleur, il resta un long moment à la dévorer des yeux. Il ne pouvait se lasser de la contempler, se refusant encore à ternir cette vision idéale en la réveillant. Il se repaissait de l’ovale si pur de son visage, des courbes généreuses de son corps alangui par le sommeil. C’était bien elle, la Sirène de son cœur, son amour, sa vie ! Ses seins qu’une respiration paisible soulevait, attiraient irrésistiblement ses mains. De même que ses lèvres qui laissaient passer un souffle léger, attiraient sa bouche. Il mourait d’envie de goûter à ce fruit charnu dont il n’avait jamais pu oublier la saveur. Il se pencha vers elle, posant sur ses lèvres entrouvertes un baiser très doux puis, incapable de résister plus longtemps, il les caressa du bout de la langue…

    Alors ses yeux s’ouvrirent…

    Après l’extase si brève, ce fut le choc. Terrible, dévastateur. Il découvrit le regard de Mary posé sur lui. Un regard de pure terreur, instinctif, atavique, celui d’une proie traquée face à son prédateur.

    Ce qu’il avait pressenti était bien au-dessous de la vérité. Suffoqué, paralysé par une onde de douleur si intense qu’il eut l’impression de mourir, il ne réagit pas quand Mary se redressa, hagarde, échevelée et qu’elle lui griffa sauvagement la joue, véritable tigresse en furie. Puis elle se leva d’un coup, le bouscula et s’enfuit droit devant elle en hurlant, sans regarder où elle allait, mue par une panique sans nom. Il fallut trois hommes pour la maîtriser et la présence rassurante de Gertrud pour la calmer enfin. Cette dernière ne put s’empêcher de jeter au Faucon terrassé un regard victorieux.

    « S’il avait l’intention de se débarrasser de moi, le voila remis à sa place ! » Pensait-elle. Cette idée la rassurait. Mary aurait encore longtemps besoin d’elle et cet homme ne pourrait manquer de l’admettre.

    Fleur de Lune et Brave Hawk qui avaient laissé les bébés dans d’autres bras cajoleurs, s’approchèrent de lui. Il était effondré. Il avait trop naïvement cru que le simple fait de la toucher suffirait à réparer le cerveau mutilé de sa femme. N’avait-elle pas réussi à elle seule, alors qu’elle luttait encore farouchement contre sa nature profonde, à guérir Antonio ? Lui était bien plus fort, son Pouvoir était à son maximum, encore renforcé par la présence de ses amis Mutants, or la décharge de fluide qu’il lui avait envoyée en effleurant ses lèvres, n’avait eu aucun effet. Il ne comprenait pas. Ne voulait pas comprendre. Contre toute attente, il avait espéré que sa seule présence, son seul pouvoir et l’immense amour qu’il lui vouait, auraient suffi à la guérir.

    - Viens fils, nous allons la sortir de là ! Lui dit son père en lui tendant la main pour l’aider à se relever.

    - À nous tous nous y parviendrons mon frère ! Renchérit Fleur

    Dans la clairière encore baignée de soleil, ils formèrent le Cercle au milieu duquel ils étendirent Mary. Comme par un passé pas si lointain, elle était le moyeu de la Roue mais elle était brisée. Sous le regard ébahi et inquiet de l’ex-gardienne-chef, Hawk, Fleur et leur père prirent place à genoux autour d’elle. Comme s’ils avaient compris qu’il se passait quelque chose d’important, les jumeaux se réveillèrent, manifestant leur présence par des pleurs intempestifs.

    - Amenez nous les enfants ! Demanda le Faucon.

    Ils se calmèrent instantanément lorsque Fleur prit Océane sur ses genoux tandis que Brave Hawk se chargeait de Petit Faucon. Tout en maintenant fermement les bébés de la main gauche, ils posèrent ensemble la droite sur le front de Mary comme l’avait déjà fait Hawk. Pendant ce temps, les autres joignaient leurs paumes afin de pratiquer le rite sacré. Ils se concentrèrent. Le Pouvoir prenait possession de leur corps et de leur esprit. Lorsqu’ils furent prêts, la lumière bleue jaillit du front des officiants qui formaient le cercle. Elle se rassembla en un seul et puissant rayon qui fusa jusqu’au centre de la Roue, sur les trois adultes et les deux nourrissons qui en furent aussitôt enveloppés. Puis la lumière les pénétra. Leurs corps devinrent luminescents. La magie intense du moment faisait gazouiller les jumeaux. Le fluide bleu passait des mains de leur père, de leur grand-père et de leur tante, à l’intérieur de la tête malade de leur maman chérie. Elle allait guérir. Comme les grands, ils sentirent le fluide du Pouvoir accomplir son œuvre de régénération sur les neurones endommagés par l’horrible amputation.

    C’était vrai, dans l’esprit de Mary revenait la lumière en même temps que la conscience.

    Tous furent persuadés de l’avoir sortie du trou noir de la lobotomie. Il ne pouvait en être autrement. Jamais ils n’avaient ressenti une telle force en accomplissant le rite de la guérison. Il n’y avait qu’à voir les têtes d’Hubert et d’Alexeï qui avaient exceptionnellement été conviés à participer à ce rituel spécifique, pour en être convaincu. Ils étaient transfigurés !

    Épuisée par l’afflux de fluide dans son psychisme mutilé, Mary dormait profondément d’un sommeil presque comateux. Hawk la prit dans ses bras. Toute la troupe reprit le chemin du village le cœur empli d’allégresse. La Sirène redeviendrait comme avant ! Le sacrifice d’Ielo n’avait pas été vain. Intensément heureux, grisé par le corps de sa femme contre son torse, enivré par le parfum de ses cheveux, renaissant à la vie, Hawk marchait en tête. Il ne sentait plus la fatigue. D’un seul coup, les longs mois de chagrin, de désespoir et de solitude s’abolissaient.

    Plus tard, dans la maison désertée de Lûba, il veilla sa femme, guettant le moindre battement de cils, le moindre frémissement de paupières annonçant son réveil. Retenu par il ne savait quelle incompréhensible pudeur, il ne cherchait pas à sonder son esprit ni à pénétrer ses rêves tandis que plongée dans le sommeil agité qui avait succédé à l’espèce de coma d’après sa guérison, elle s’agitait, griffant les draps blancs du lit de la guérisseuse.

    Elle demeura endormie jusqu’à la tombée de la nuit. Il avait voulu rester seul avec elle pour être le premier qu’elle voit à son réveil. Les jumeaux étaient en sécurité avec sa sœur et son père. Malgré leur très jeune âge, ils paraissaient avoir compris qu’il lui fallait cette solitude pour retrouver leur maman. Assis près d’elle, il ne la quitta pas un seul instant des yeux. Il se contentait de lui tenir la main alors qu’il crevait d’envie de s’étendre contre elle, de redécouvrir les courbes douces de ce corps de femme dont il était privé depuis si longtemps. Sa femme !

    Luttant contre l’assoupissement, profondément las, il attendait pourtant.

    Seule une antique lampe à huile diffusait une faible lumière éclairant à peine la pénombre. C’était suffisant pour qu’il distingue son visage et sa bouche rouge qui l’aimantait. Il allait se pencher sur elle, l’embrasser quand un frémissement léger de sa main dans la sienne, l’avertit que le moment était venu. Elle allait ouvrir les yeux, le voir… Sa voix mélodieuse prononcerait son prénom…

    Ses paupières se relevèrent, dévoilant l’éclat émeraude de ses prunelles. La conscience revenue leur avait redonné vie. Il n’y lut pas la peur qu’il avait tant craint d’y retrouver. Plutôt de la surprise et de la perplexité.

    - Qui êtes-vous ? Murmura-t-elle en le dévisageant.

    - Mon amour, c’est moi, Hawk !

    - Hawk ? Ça veut dire faucon n’est-ce-pas ?

    - C’est ça chérie ! Hawk, ton faucon

    - Oui…Faucon ! C’est étrange, mon fils s’appelle Petit Faucon…Où est-il ? Et ma petite Océane ? Qu’avez-vous fait de mes enfants ?

    Il sentait la panique qui envahissait Mary le gagner à son tour. Son comportement était anormal.

    Elle ne le reconnaissait assurément pas ! C’était impossible ! Il lui fallait seulement encore un peu de temps.

    - Mary mon amour, calme-toi ! C’est moi Hawk ! Tu es guérie ma douce ! Nous t’avons retrouvée et sauvée. Les enfants sont en sécurité !

    - Comment savez-vous mon prénom ? C’est Gertrud qui vous l’a appris ? Vous dites que je suis guérie ? De quoi ? Ai-je donc été malade ? C’est vous qui m’avez guérie ? Vous êtes médecin ? Ai-je été malade longtemps? Il me semble que oui…Je ne sais plus…Je ne me souviens pas…

    Ce flot de questions lui démontrait le trouble immense de sa femme. Il avait soudain très peur, commençant à entrevoir une vérité trop cruelle.

    - Mary, ma chérie ! Ce n’est pas possible ! Tu dois te souvenir, je suis ton mari, le père des jumeaux !

    - Je…Je n’ai pas de mari…Je suis seule au monde…Je n’ai que mes petits…Et Gertrud…Et Lûba aussi…Je ne vous connais pas !

    - Regarde-moi cœur de mon cœur ! Je suis Hawk Bluestone, tu portes mon nom, nous sommes mariés ! Je t’aime et toi aussi tu m’aimes ! Tu ne peux avoir oublié le serment que tu m’as fait. Seule la mort peut rompre le lien qui nous unit ! Souviens-toi, je t’en conjure !

    Le cœur étreint d’une mortelle angoisse, il attendait tandis qu’elle le regardait intensément, tentant de se souvenir. Elle se détourna enfin, résignée.

    - Pardonnez-moi ! Je vois bien que vous êtes malheureux ! Je n’y peux rien, je ne vous connais pas ! Vous êtes très beau…C’est vrai que mon fils et ma fille vous ressemblent mais ce doit être le hasard. Vous ne pouvez être leur père, je le saurais ! Je suis si fatiguée ! Laissez-moi dormir s’il vous plait !

    Il ne pouvait y croire. Elle était redevenue normale, son cerveau endommagé avait été correctement réparé. Le fait qu’elle ait recouvré l’usage de la parole en témoignait. Et aussi le fait qu’elle se souvienne parfaitement de Gertrud et de Lûba. Ce qui était somme toute normal puisque ces deux femmes avaient été omniprésentes dans sa vie dès son arrivée à Ielo. Il faudrait d’ailleurs finir par lui apprendre que Lûba n’était plus ! Elle ne paraissait donc amnésique qu’en ce qui le concernait ! Non ! Il était à craindre qu’elle n’ait aucun souvenir des autres non plus ! C’était toute sa vie d’avant Ielo qu’elle semblait avoir oubliée. Y compris les sévices qu’elle avait subis à Krépotz’7 ! C’est ce qu’il découvrit rapidement en se décidant enfin à sonder les profonds méandres de son esprit. N’y restaient que des souvenirs récents dont le tout premier était son évasion de la Forteresse. Il se souvint que c’était par ses yeux à elle qu’il avait pu voir les hauts murs de la prison s’éloigner alors qu’elle gisait à l’arrière du quatre-quatre de Gertrud. Ses souvenirs les plus nets étaient ceux de la maisonnette dans la forêt. Les seuls personnages qui peuplaient ces réminiscences étaient effectivement les jumeaux, l’allemande et la guérisseuse d’Ielo.

    La digue de ses sanglots creva soudain, libérant des larmes trop longtemps retenues. Brisé, plié en deux par la souffrance, il se laissait totalement submerger par le chagrin quand des mains chaudes s’emparèrent des siennes, l’électrisant.

    - Ne pleurez pas, je vous en supplie ! Ça fait si mal ! Je vais essayer encore si vous voulez. Vous avez l’air sincère. Si vous êtes…Si vous dites…Mes mains se souviendront peut-être…Puis-je ?

    En réponse à sa timide question, il tendit vers elle son visage humide. Du bout des doigts, elle en effleura minutieusement les contours. Elle en étudia longuement les plats et les méplats, s’attardant ici et là avec douceur, inconsciente de la torture qu’elle lui faisait subir. Elle passa de son front à ses paupières, sculpta de l’index l’arête droite et arrogante de son nez. De ses paumes encore calleuses des travaux de la prison, elle caressa les joues, le menton piquant de barbe naissante. Quand ses mains parvinrent à sa bouche dont elle dessina les lèvres qui avaient dû l’embrasser souvent puisqu’il se disait son mari, le supplice fut à son comble. Il faillit la renverser sur le lit pour lui faire l’amour. C’était presque la caresse d’une amante…Presque !

    - Arrête ! Hurla-t-il crispé par un désir si primitif qu’il en eut honte.

    Quand elle retira ses mains, effrayée par tant de sauvage emportement, il crut mourir. Il ressentit sa déception comme un coup de poignard au ventre.

    - Pardonnez-moi ! Je croyais…Je voulais…Ne soyez pas malheureux à cause de moi, je vous en prie !

    - Ce n’est rien Mary ! Dors, je vais…

    - Non, ne partez pas !

    - Je reste ma douce ! Ne t’inquiète pas, je veille sur toi !

    Qu’elle soit rassurée par sa présence, c’était déjà beaucoup mais néanmoins une bien piètre consolation au regard de ce qu’il avait espéré de son retour à la vie. Il s’était sciemment leurré sur le résultat de leur œuvre commune de guérison, il en convenait et se le reprochait amèrement. Tout ce qu’elle avait subi après la lobotomie ne pouvait qu’avoir accentué la fracture profonde de son psychisme. Il ne pouvait y avoir d’autre explication à cette incomplète « réparation ».

    Elle se rendormit d’un coup, le laissant seul, brisé, vaincu. Il retrouva intact le goût amer de bile ainsi que le sentiment cuisant d’échec de ce rêve qu’il avait fait juste avant le départ de l’expédition. Un rêve auquel il s’était alors refusé de donner le moindre caractère prémonitoire.

     


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  • À midi, les hommes de Mitchell investirent Ielo sans coup férir. Des rues vides, des volets clos, voilà tout ce qui les attendait. Ils eurent l’impression d’avoir débarqué dans un village fantôme, à une époque révolue depuis des lustres. À moins que ce ne soit carrément dans un autre monde. Ici, pas de voitures, pas de domotique évidemment, pas plus que de vidéophone ou de télé puisque Dieu seul sait pourquoi, l’électricité n’arrivait pas jusqu’à ce trou perdu ! Les maisons, d’avantage des masures pour la plupart, étaient surélevées, bâties sur des pilotis qui les isolaient des débordements intempestifs de la Léna à la fonte des neiges. Elles étaient massées autour de l’unique place où se dressait la Maison du Peuple, à côté de l’église, seuls bâtiments construits en pierre. La Maison du Peuple servait à la fois de mairie, d’école et de salle de réunion ou des fêtes. Quoiqu’on ait du mal à imaginer quelque fête que ce soit dans ce bled pourri, loin de toute vraie civilisation. Un panneau défraîchi marquait l’entrée du village dont le nom à demi effacé était inscrit en vieux cyrillique. Ielo, qui vivait en presque totale autarcie, comptait cent âmes, enfants compris, sous la houlette du maire de cette minuscule communauté qui y faisait également office d’instituteur et de juge.

    Les habitants de ce bout du bout du monde, étaient pêcheurs, éleveurs ou agriculteurs. Dans des enclos séparés, on pouvait voir des rennes, des vaches des moutons, des porcs. Des chevaux aussi, animaux emblématiques de la culture Sakha. Les volailles picoraient en liberté sous l’œil des chiens qui baguenaudaient tout aussi librement. Dans la plaine alentour, la saison des cultures était courte et consacrée exclusivement aux besoins du village. Du blé, de l’orge, du seigle, de l’avoine, de la pomme- de- terre. Dans de petits jardins, chacun faisait pousser les légumes nécessaires à la consommation familiale. On troquait le surplus de viande, de poisson ou de légumes contre une paire de chaussures neuves ou une potion miracle de Lûba. Pas de commerce véritable à Ielo. Comme jadis on pratiquait le troc.

    Dans des échoppes à l’ancienne ouvertes à tous, les artisans travaillaient pour l’ensemble des villageois. Ébéniste, menuisier, cordonnier, tisserand, ferronnier-maréchal- ferrant, couturière, barbier-dentiste, bouilleur de cru… Ils échangeaient leur savoir-faire contre un autre savoir-faire. Et ça fonctionnait sans anicroche. Pas besoin de boulanger, chacun faisait son propre pain avec la farine mise en commun, entreposée dans un grenier au-dessus de la Maison du Peuple. La distribution se faisait une fois par mois au prorata des besoins de chaque famille.

    Les personnages les plus importants, les notables, étaient le maire, véritable chef du village, élu par les habitants, le pope et bien sûr, la sage-femme-guérisseuse qui officiait autant pour les hommes que pour les bêtes. Mais en entrant dans Ielo, les hommes du Dragon n’y virent pas âme qui vive. Jusqu’aux chiens et aux poules qui semblaient avoir déserté les rues silencieuses.

    Dans un grand bruit de bottes, ils pénétrèrent dans la Maison du Peuple où le maire les attendait, assis, digne et droit au bout de la grande table de chêne mal équarrie autour de laquelle était également réuni le conseil du village au grand complet. Rien que des hommes rudes et menaçants qui jetaient sur ceux qui envahissaient leur territoire, un regard peu amène. Sans ménagement, le chef de la Meute fit lever l’un d’entre eux et prit sa place à la droite du maire. Ce dernier s’appelait Nikolaj. C’était un sexagénaire à la carrure impressionnante que tous respectaient autant pour sa gestion que pour sa sagesse et son sens de la justice. C’était lui qui avait accueilli les deux fugitives et leur avait offert l’hospitalité jusqu’à ce que la maisonnette de la forêt soit rendue habitable. L’idée de les dénoncer pour sauver son village ne l’effleura pas une seconde ! Aucun Ielote ne le ferait !

    Goguenard, le chef des Chiens étendit les deux pieds sur la table, posant en travers de ses jambes son arme meurtrière dont la gueule noire prête à cracher le feu radiant, était ostensiblement pointée sur Nikolaj qui le jaugeait sans la moindre once de peur.

    Il se présenta :

    - Bob Wallace, chef de patrouille des Forces Spéciales d’Investigation. Nous avons reçu l’ordre d’arrêter une prisonnière en fuite ainsi que sa complice. On nous a dit qu’elles sont ici.

    - Nikolaj Tsvetaïev, maire de ce village. « On » vous a menti. Vous êtes les premiers étrangers à mettre les pieds à Ielo depuis bien longtemps.

    Rétorqua le maire sans se démonter en regardant le dénommé Wallace droit dans les yeux.

    - Donc, selon toi, nos informateurs nous auraient raconté des salades ? Ou alors c’est toi qui mens ! Tu ne voudrais pas qu’on rase ton putain de village hein ?

    - Nous ignorons de quoi vous parlez. Nous sommes des gens paisibles, laissez-nous tranquilles !

    - On veut seulement les deux femmes. Ce sont de dangereuses criminelles en fuite, alors pourquoi les protéger ?

    - Personne n’est venu ici. Vous perdez votre temps !

    - Pas de bobard vieux con ! Il y en avait même une qui était enceinte. Un salopard de petit mutant qui vous bouffera le cerveau. C’est ça que tu veux pour ton village ? Allez, ne nous oblige pas à devenir méchant, parle !

    - Je ne sais rien. Personne ici ne connaît ces femmes, alors partez !

    - Bon ! Tu as envie de te foutre de ma gueule péquenaud ? Libre à toi ! Mais fini de rire maintenant ! Je te donne un quart d’heure pour réunir tout le monde sur la place. Je veux voir les vioques, les femmes enceintes, les mouflets à la mamelle, les estropiés. Même les mourants sur leur lit de mort ! J’ai bien dit tout le monde ! Et pas d’embrouille ou je mets ton bled de merde à feu et à sang ! Tu piges connard ou tu veux que je te réexplique ? Exécution !

    L’ordre avait été donné à midi et demi, à une heure moins le quart, tous les ielotes étaient réunis sur la place. Hommes, femmes, enfants. Même les malades, soutenus par les valides, étaient présents. Cent braves calmes, debout, sans armes face aux Forces Spéciales composées de quarante tueurs surentraînés, lasers à la main, rangés en ordre de bataille sur les marches et sur le petit perron de la Maison du Peuple.

    Au premier rang se tenait Lûba. Juste derrière elle, comme pour la protéger ou l’empêcher d’intervenir, Saadana sa fille unique, avait posé une main sur ses frêles épaules. À sa droite Zinaïda serrait contre son cœur son premier enfant qui ne connaîtrait jamais son père mort dans les mines du Kouzbass juste avant sa naissance. La guérisseuse semblait dominer la meute en dépit de sa petite taille et de sa position en contrebas, à quelques mètres de l’escalier. Les yeux levés vers le groupe d’hommes en arme, provocante, presque méprisante même, elle regardait Bob Wallace sans ciller.

    Anonyme au milieu des villageois, Gertrud se demandait où était le fabuleux héros dont elle lui avait si souvent chanté les louanges. Que faisait-il alors qu’on avait tant besoin de lui ici et maintenant ?

    - Il arrivera au moment prescrit par le destin. Ce qui doit être sera ! Lui avait affirmé Lûba le matin même.

    Foutu faucon et foutue radoteuse ! Il serait bien temps qu’il se montre le chevalier sans peur et sans reproche, quand tous ces braves gens seraient morts ! En attendant, elle ne pouvait rien faire de plus que s’en remettre à cette saloperie de destin auquel la vieille femme croyait dur comme fer.

    Le silence était si dense, l’immobilité de tous les protagonistes si pesante que c’en était oppressant. Les villageois attendaient tandis que les charognards qui les toisaient pleins de morgue paraissaient prendre un malin plaisir à faire durer le suspens. Tout de noir vêtus, ils ressemblaient à des vautours se repaissant à l’avance de leur sanglant festin. La tension palpable, insupportable, vola soudain en éclats, brisée par les pleurs d’un nourrisson dans les bras de sa mère, juste au premier rang, tout près de Lûba. Posément, Bob Wallace balaya plusieurs fois de son regard torve, l’assemblée sur laquelle il pointait son arme. Ses yeux s’arrêtèrent sur Zinaïda pâle et terrifiée qui berçait son enfant pour le calmer. Elle interrompit son mouvement, le souffle bloqué. Elle ne reprit sa respiration que lorsque les yeux gris et froids de l’homme en noir la quittèrent pour se poser sur Lûba. La vieille iakoute ne montait nulle peur. Il en fut irrité.

    - Toi, qui es-tu ? Éructa-t-il en la désignant d’un index autoritaire.

    - Une personne sans importance.

    - Je te demande qui tu es ! Réponds !

    - Je suis Lûba, sage-femme et guérisseuse. Et toi, qui es-tu et que me veux-tu étranger ?

    - Je pose les questions, toi tu réponds vieille impudente ! Avance un peu que je te vois !

    Elle ne bougea pas.

    - Que veux-tu savoir ?

    - Où sont les deux femmes ?

    - Quelles femmes ?

    - Tu te paies ma tronche sorcière ! Où est la femelle mutante que tu as aidée à mettre bas ? Car c’est bien toi qui a mis ce bâtard au monde puisque tu te dis sage-femme, hein ?

    - Tu oublies à qui tu parles scélérat ! On ne t’a donc jamais appris le respect dû aux anciens ? Toi et tes chiens vous n’êtes pas dignes de fouler le sol de ce village ! Allez-vous-en !

    Clama-t-elle solennelle en pointant sur les hommes en noir un doigt vengeur. Puis elle commença à s’avancer vers eux, le doigt toujours tendu, comme s’il s’était agi d’une arme.

    Un pas…

    - Recule vieille folle ou je tire !

    - Partez ! Répéta Lûba d’une voix forte et assurée. Partez pendant qu’il en est encore temps ! La mort est sur vous ! Le faucon vole vers Ielo !

    Un autre pas…

    - Recule satanée bonne femme sinon je t’abats comme la chienne que tu es !

    - Quittez notre village ! Fuyez ! Tonna-t-elle d’un ton sépulcral.

    Encore un pas…

    L’assemblée retenait son souffle…

    Elle était maintenant tout près de la première ligne des soldats. Ceux qui se tenaient en bas de l’escalier. Ses invectives menaçantes avaient fait mouche. Elle pouvait presque sentir les effluves acides de leur transpiration. Ils avaient peur. Elle sentait la crispation de leur index sur la gâchette de leurs lasers. Elle respirait aussi la colère et la frustration de leur chef qui, du perron, la visait de son arme. Comme ses hommes, il avait peur. Lui, le tueur sans pitié, la craignait elle, une vielle femme, toute petite, ridée par les ans, désarmée qui s’approchait de lui sans crainte ni humilité. « Elle est folle »Pensa-t-il en même temps que Gertrud qui fit mine de s’avancer mais que le bras ferme de Saadana retint. Elle connaissait sa mère. Rien ne l’avait jamais arrêtée.

    - Recule ! Recule nom de Dieu ! Hurla Bob Wallace fou de rage, prêt à tirer.

    Un pas…

    Un éclair rouge fusa. Pliée en deux, Lûba s’arrêta.

    Paralysée d’horreur, Gertrud la vit porter les deux mains sur le trou fumant de son ventre. L’odeur écœurante de chair brûlée la fit presque défaillir. Comme au ralenti, la guérisseuse tomba enfin, les yeux grands ouverts toujours fixés sur son assassin. Zinaïda mit son enfant dans les bras de sa mère et se précipita sur le tueur toutes griffes dehors. Ses cris vrillaient les tympans de Gertrud incapable de réagir. D’un poing rageur, de toutes ses forces, la jeune femme frappa l’homme en plein visage. Il la repoussa d’une gifle si violente qu’elle fut projetée en bas des marches où elle s’écroula assommée.

    Malgré la distance, toujours dans un état second et l’ouïe bizarrement aiguisée, Gertrud entendit nettement le craquement que fit le crâne de la jeune mère lorsqu’il heurta le sol. Mais elle était encore vivante, elle en fut instinctivement certaine. Pour combien de temps encore et qui pourrait la soigner assez rapidement pour qu’elle ne succombe pas au traumatisme crânien ? Pas cette folle de Lûba en train d’agoniser en tous cas ! Elle retenait ses larmes partagée entre la honte de n’avoir rien fait et le désir violent de venger sa vieille amie. Le bébé se remit à Pleurer. Saadana s’éclipsa discrètement pour aller le mettre à l’abri. Alors, ce fut l’indescriptible mêlée.

    Armés de faux, de pioches, de lourdes pelles, de haches de marteaux, de bâtons noueux surgis on ne savait d’où, les villageois transformés soudain en farouches guerriers grondant de colère, se ruèrent sur les hommes en noirs. Les lasers crachaient la mort…Les outils devenus armes meurtrissaient, entaillaient la chair…des cris de fureur, de douleur et d’agonie s’élevèrent. Puis ils se muèrent progressivement en râles horribles avant de s’éteindre en derniers souffles. On mourut dans les deux camps mais il tomba hélas plus de villageois que de soldats.

    Quand le silence retomba, la place d’Ielo était rouge de sang et les membres des Forces Spéciales qui avaient survécu, amorphes, comme anesthésiés, étaient cernés par un groupe d’hommes et de femmes blêmes de rage et de chagrin. Ils étaient arrivés au milieu du champ de bataille. Dans le feu de l’action, nul ne s’en était aperçu. D’une seule décharge concentrée et vengeresse de fluide, Hawk et ses amis avaient neutralisé les fous sanguinaires de Solomon Mitchell.

    À présent, ils faisaient le compte des victimes d’Ielo. Ni Mary ni les jumeaux n’en faisaient partie. Hawk savait qu’ils étaient cachés dans la forêt. Toutefois, l’heure des retrouvailles n’avait pas encore sonné. Sur la place gisaient des hommes, des femmes tous âges confondus. Il y avait des enfants aussi constatèrent les membres de l’expédition, les tripes nouées d’horreur. Lûba n’avait été que la première victime hélas!

    Une bouillante vague de haine submergea Hawk, balayant d’un coup tous ses scrupules. Il en fut de même pour l’ensemble des membres de « l’opération Sirène ». Le spectacle terrible qu’ils avaient découvert en surgissant sur la place d’Ielo s’était imprimé à tout jamais sur leur rétine. Trop tard ! Ils étaient arrivés trop tard et les habitants du petit village iakoute l’avaient payé très cher ! Cinquante d’entre eux avaient succombé. La moitié de cette paisible communauté sans histoire ! Tous ces braves gens s’étaient volontairement sacrifiés pour leur permettre d’arriver. Ils avaient donné leur vie pour sauver celles de Mary et des jumeaux.

    Le Faucon n’eut pas besoin d’en donner l’ordre pour que se déchaîne la force sauvage des siens. La haine et la colère décuplèrent leur pouvoir commun quand ils frappèrent, cédant pour la première fois aux pulsions meurtrières enfouies en eux comme elles le sont en tout être humain. Les assassins furent anéantis, littéralement pulvérisés, désintégrés en quelques secondes. Réduits en poussière comme leurs armes, les serviteurs zélés de Solomon n’avaient pas eu la moindre chance de réagir. Ils n’avaient même pas eu le temps de voir venir la mort. Afin que ne soit pas souillé d’avantage le sol d’Ielo, Les Mus chassèrent d’un souffle puissant loin du village, le nuage de cendres fuligineuses qui était tout ce qui restait de la Meute.

    La honte viendrait peut-être plus tard. Il y avait urgence ! Ils n’avaient le temps de culpabiliser ni pour ce qu’ils venaient de commettre ni pour leur retard. Il y avait beaucoup de blessés, certains très gravement atteints dont la vie ne serait plus en danger sitôt que le Pouvoir aurait agi. Déjà, on s’occupait de Zinaïda. Gavril, son fils allait retrouver sa maman et Ielo aurait une nouvelle guérisseuse.

    Gertrud était étendue parmi les autres, inconsciente, une plaie béante au côté gauche. Avant de tomber, clouée au sol par une douleur atroce qui lui avait coupé la respiration, elle avait juste eu le temps de percevoir l’étrange silence qui s’était brutalement abattu sur la place. Elle ne vit donc rien des miracles accomplis autour d’elle. Sans plus attendre, les Mus entreprirent leur œuvre de guérison sur les survivants d’Ielo. Ils ne pouvaient malheureusement guérir que ce qui est guérissable. Même le Pouvoir incommensurable de la Roue ne pouvait ressusciter les morts. Pourrait-il effacer au moins un peu les profondes cicatrices que ce carnage n’allait pas manquer de laisser sur les âmes de ces gens braves et simples ?

    Hawk s’avançait vers la Maison du Peuple lorsqu’une voix tremblante lui parvint.

    - Mary et tes enfants valaient bien le sacrifice… Murmura une petite bonne femme étendue sur le sol.

    Près d’elle, une femme d’âge mûr pleurait, un enfant entre les bras.

    - Maman…Ma fille… Sanglotait-elle.

    - Votre fille va se remettre Saadana. Je vais m’occuper de votre mère. Dit-il calmement

    Il venait de reconnaître Lûba en la vieille femme horriblement blessée. Il s’agenouilla près d’elle.

    - N’essaie pas de me guérir Faucon…C’est inutile…Mon heure est venue…tu le sais…

    - Je sais ! Répondit-il. Je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour ma femme et pour mes enfants Lûba ! Je vais faire ce que tu désires. Tu seras intacte pour rejoindre tes ancêtres et ceux que tu as aimés.

    La voix de la guérisseuse n’était plus qu’un souffle ténu quand elle lui dicta ses dernières volontés mais il l’entendit.

    - Quand je rendrai l’âme, prends ce qui est en moi Hawk…C’est peu…mais c’est tout ce que je fus…Lègue-le à tes enfants quand ton heure dernière sera venue…répare mes blessures à présent…il est temps…je…je me sens partir…Je veux renaître aussi belle que dans ma jeunesse…brûle mon enveloppe terrestre. Dis aux miens de jeter mes cendres aux quatre points cardinaux…Que…que je puisse m’envoler vers le ciel en même temps qu’elles…Répare-moi petit…

    Elle ferma les yeux tandis qu’il se concentrait sur l’horrible blessure qu’avait faite le laser au milieu de son ventre. Il pleurait. Le fluide coula de ses doigts, se mêlant à ses larmes. Le trou où il avait replacé les entrailles se referma. Alors seulement, Lûba consentit à mourir. Sur son visage parcheminé, les rides s’estompèrent. Hawk découvrit ému la ravissante jeune fille qu’avait autrefois été la vieille guérisseuse d’Ielo. Il embrassa la joue fraîche déjà et la laissa aux soins des villageois. Ils allaient la revêtir de ses plus beaux atours avant de l’incinérer comme elle l’avait souhaité. Les autres seraient inhumés selon les anciens rituels Sakha, avec de la nourriture et leur cheval s’ils en possédaient un.

    Il se consacra ensuite à Gertrud toujours inconsciente en refermant la plaie sur son côté. Le laser n’avait évité le cœur que de peu. Sur la place, ses amis s’affairaient de même. Ils faisaient de leur mieux pour sauver d’abord les agonisants. Quand tout était perdu, comme Hawk pour Lûba, ils s’attachaient à adoucir leurs derniers instants. Sinon, ils traitaient en priorité les blessés les plus gravement atteints. Au bout de quelques instants, ils revenaient à eux et se relevaient, étonnés d’être encore en vie. Ils se regardaient, se tâtaient en se rappelant la douleur cuisante causée par les décharges de laser. Constatant leur guérison complète, ils s’extasiaient et tombaient dans les bras de leurs sauveurs. Quand tous furent guéris et les funérailles des leurs dignement célébrées, après qu’ils eurent répandu les cendres de Lûba aux quatre vents, ils rentrèrent chez eux panser les plaies à vif de leurs cœurs meurtris à jamais.

    Aucun des rescapés du massacre n’éprouvait la moindre rancœur envers les Mutants. Ni envers Mary et les jumeaux qui étaient pourtant la cause de tous leurs malheurs présents.

    - C’est le destin ! Lûba l’avait prédit ! Affirmaient-ils.

    Hawk n’était pas aussi magnanime. Il n’oublierait jamais, pas plus que ses amis, que la folie meurtrière de Solomon Mitchell avait eu raison de ses idéaux en faisant de lui un tueur. C’était une victoire bien amère qu’il venait de remporter contre le Dragon noir. Il avait la douloureuse impression de sortir plutôt vaincu de cette éprouvante journée ! Pour se consoler, il se disait qu’il allait enfin retrouver Mary. Qu’enfin il allait tenir ses enfants dans ses bras.

    Du fond de leur cachette au cœur de la forêt, Océane et Petit Faucon l’appelaient.


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