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Moïse Douala avait 52 ans. Originaire de l’ancienne Côte d'Ivoire, il y avait fait ses premières armes dans le monde carcéral, trente ans plus tôt au sein de la modeste prison d'une petite ville de là-bas. Comme beaucoup, il y avait débuté en tant que simple gardien. Après huit ans et une formation adéquate, il en était devenu le directeur-adjoint puis, un an plus tard, le directeur. Ce QHI serait son quatrième et dernier poste directorial avant la retraite. Il est vrai que sa première prison était minuscule comparée à la Forteresse. Pourtant, bien que le bâtiment soit massif et immense, son taux de remplissage maximal n'était que de quatre cents détenus - deux cents par ailes - alors que certaines grandes centrales par le passé, montaient jusqu'à mille et plus. À présent, c'était les camps de travail qui battaient des records de population, les prisons telles que la Forteresse, à vocation de haute isolation, ne servant plus qu'à abriter provisoirement les fortes têtes en provenance de ces camps. Ils ne demeuraient dans ces unités spéciales que le temps nécessaire pour réduire à néant leurs pulsions de rébellion. À son entrée, en fonction le QHI comptait seulement trois cent- soixante détenus dont cent-quatre-vingt-dix hommes et cent-soixante-dix femmes, avec la pensionnaire de la Zéro de l'aile ouest.
Pour les encadrer, par roulement de douze heures, il fallait compter un gardien pour dix détenus, plus deux gardiens au poste central de surveillance. Ce qui faisait, en comptant l’intendant, le chef cuistot et les employés des cuisines, une population moyenne constante de quatre-cents personnes. Début janvier, vingt détenus étaient sortants du côté des hommes et vingt-cinq du côté des femmes, tandis qu'une trentaine d'hommes et autant de femmes allaient entrer dans le même temps.
En fait, avec la perpétuelle fluctuation des arrivées et des départs, le taux de remplissage n'atteignait que très rarement les cent pour cent. C'était d'ailleurs cela qui rendait très difficiles à gérer ces structures punitives, nécessitant un personnel nombreux et hyper qualifié. Le poste peu était peu enviable mais lui ne craignait pas la difficulté. Au contraire, elle le stimulait. Il n'avait personne. Le monde carcéral, c'était sa famille, sa dope. Il en avait respiré tous les parfums délétères, s'en était délecté même, mais rien cependant, ne l'avait préparé à ce qui l'attendait dans les tréfonds de la Forteresse, au quatrième sous-sol.
Quand il commença sa tournée, il se plongea aussitôt dans l'ambiance du QHI comme dans un bain de jouvence.
D'abord, il fit un peu mieux connaissance avec le personnel. À commencer par Wladislawa Koslowski, son adjointe avec laquelle il discuta longuement avant de partir à la découverte approfondie de son nouveau domaine.
Wladi, comme on l’appelait ici, n'avait repris son poste que depuis le matin-même, ayant bénéficié d'un congé d'une semaine pour avoir assuré l'intérim directorial pendant un mois entier avant son arrivée.
Elle lui fit part des problèmes rencontrés durant cette période intérimaire puis ils se rendirent au poste central où il constata avec plaisir que les commandes électroniques des diverses portes et sas de sécurité fonctionnaient à la perfection.
Vivement intéressé, impressionné même, il s’attarda sur le système de vidéosurveillance dont il découvrait ravi l’extrême efficacité. Tout déplacement, à l’extérieur comme à l'intérieur du périmètre de l’enceinte à double muraille de la prison, était immédiatement repéré, visualisé au poste central et tout aussi rapidement contrôlé. Le réseau de caméras couvrait tout l'établissement, hormis les cellules où elles n'avaient pas été jugées nécessaires. En effet, chaque porte blindée, épaisse de quatre pouces, en était commandée électroniquement. Il n'y avait pas de fenêtre et tout le mobilier- lit, table, chaise, casier de rangement et sanitaires - était scellé au sol ou au mur. Alors quel besoin de gâcher un matériel aussi coûteux ? Sans compter que le principe même de la haute isolation empêchait toute possibilité de mutinerie ou d'évasion. Dans la majorité des QHI, la sécurité était tellement fiable qu’on ne jugeait plus utile la construction de miradors.
Dans l'armurerie, il passa en revue un armement de neutrolasers nickel. Puis, Wladi regagna son bureau et il se rendit seul au quartier des hommes où Felipe Jiménez et son adjoint lui présentèrent les gardiens d'astreinte ce jour-là. Puis ils lui firent visiter toute l'aile ouest, du premier au quatrième sous-sol.
Gertrud fit de même pour son aile Là, il fit la connaissance d'Andréa Johnson, l'alter ego d'Angelo Battistini. La mâtine lui fit très forte impression.
« Quel beau morceau ! » Se dit-il en la détaillant sans vergogne. Car pour être un célibataire endurci, il n'en était pas moins homme et la belle, munie de ses généreux appas - dont une superbe poitrine moulée dans la chemise kaki réglementaire n'était pas le moindre - faisait naître en lui des désirs…
Il fut satisfait de ce qu'il vit, des deux côtés. En dépit des conditions d'extrême sévérité et bien que les installations soient rudimentaires à partir du deuxième sous-sol, la Forteresse était bien tenue. Une sécurité à toute épreuve, des prisonniers calmes, besogneux dans les ateliers, respectueux en toute occasion de la règle du silence, des locaux d'une propreté irréprochable, le tout sous la protection d'un personnel surveillant à la hauteur des attentes d'un tel lieu…
Ce poste décidément le mènerait à la retraite le plus pénardement du monde.
C'est du moins ce qu'il pensait jusqu'à son arrivée au quatrième sous-sol de l'aile ouest que Gertrud avait tenu à garder pour la fin, comme s'il s’agissait du meilleur.
- Nous y sommes monsieur ! Lui dit-elle en commandant l'ouverture de la cellule zéro.
Il n'avait pas eu le temps de lui dire que l'œilleton aurait largement suffi à satisfaire sa curiosité. L’antichambre de ce quatrième sous-sol était à elle seule assez peu ragoutante et suffisait à le rendre malade. C’était sombre, humide, glacial. Dans un coin était entassé Un nombre impressionnant de sacs bourrés à craquer venant de la buanderie. Contre le mur d’en face, une pile de cercueils en bois blanc attendaient leur cargaison de cadavres. Il en frissonna. Il regarda donc dans la cellule mais n'entra pas.
La femme ou plutôt ce qui avait été une femme était assise sur l'étroite banquette recouverte d'un mince matelas qui lui servait de lit, devant deux piles de vêtements de détenus. À droite, Le tas, énorme pour un endroit aussi exigu, de ce qu'il lui restait à faire, à gauche, celui soigneusement plié de ce qu'elle avait déjà accompli, assez imposant lui aussi. Il était dix heures trente et elle avait commencé à six heures trente. Elle allait travailler ainsi, sans s'arrêter une seconde, jusqu'à dix-huit heure trente, heure de son deuxième et dernier repas de la journée. Voilà ce que lui expliqua posément Gertrud, avec toute la froideur requise par sa fonction.
« Cette bonne femme a une sacrée paire de couilles ! »
Se dit-il en la voyant rester de marbre devant le spectacle affligeant qu'il découvrait lui, le ventre noué de dégoût.
La mutante leur faisait face, tout à fait indifférente à leur présence. Seuls les doigts maniant l'aiguille semblaient vivants dans cette créature apathique. Quand elle leva les yeux vers le plafonnier pour enfiler son aiguille, il put voir ses étranges yeux émeraude, d'une insoutenable fixité.
C'était comme s'ils ne voyaient rien. Comme si seuls les doigts étaient nécessaires à l'accomplissement de cette tâche délicate et minutieuse et que les yeux ne se soient levés que par pur réflexe vers la faible lumière baignant la cellule. Il en eut froid dans le dos !
Il pensa qu'elle avait dû être très belle mais à présent, plus rien ne subsistait de ses charmes passés. Trois mois en ce lieu abyssal l’avaient réduite à l'état de squelette.
Elle paraissait grise et pâle sous le faible éclairage. Cadavérique était plus juste. Elle marmonnait en cousant. Elle avait l'air franchement malade. Au bout du rouleau comme le lui avait dit Gertrud quelques jours auparavant. Ça sentait la mort là-dedans et c'était plus qu'il n'en pouvait supporter. Il se recula vivement butant dans la massive gardienne-chef. Bon Dieu ! Est-ce que ses oreilles bourdonnaient ou avait-il vraiment cru entendre ce cadavre ambulant fredonner ? Il réprima les tremblements et la nausée qui l'envahissaient, se reprit, redevint le directeur, solide, sûr de lui, professionnel :
- Vous aviez raison chef Baumann ! Elle a l'air très mal en point ! Vous connaissez la marche à suivre en cas de décès, naturellement !
- Oui monsieur !
- Pour elle ce sera encore plus facile. Personne à prévenir, ce sont les ordres ! Donc aucune complication en perspective. D'ailleurs, sa propre mère a été mise hors la loi et elle est encore activement recherchée !
- J'ignorais monsieur !
- Il faut sortir ma petite Gertrud ! Ce n'est pas un secret vous savez ! C'est dans tous les médias !
- Vous avez raison monsieur !
Déjà, elle avait refermé la cellule et repartait. Il ne remarqua pas le mince sourire qui étirait ses lèvres, ni son soupir de soulagement en s'éloignant du mitard. Ça avait encore mieux marché qu'elle ne l'espérait. Il n'avait pas tenu beaucoup plus que les quelques secondes dont il lui avait parlé et il avait pris garde de ne pas s'approcher de la « créature » comme il l'appelait dédaigneusement, avec une pointe de peur trahie par la légère crispation de sa mâchoire….
- Ne trouvez-vous pas ma chère Gertrud, que cette créature dégage quelque chose de malsain, de puissamment nocif même ?
- Ça c'est sûr monsieur ! Acquiesça-t-elle. Mais c'était une mutante avant la lobotomie vous savez !
- Je sais, je sais Baumann ! Au fait, j'ai rêvé ou je l'ai bien entendue chanter ?
- Non, vous avez raison, elle chantait ! Ça lui arrive parfois ! Bizarre hein ? Mais totalement mécanique, croyez-moi !
- Très bizarre, vraiment ! Ma fois, ce serait bien qu'elle meure assez vite ! Ça libérerait la Zéro qui retrouverait ainsi son utilité première ! Une ancienne lingerie transformée en mitard, vous m'avouerez que ce n'est pas réglementaire ! À quoi ont-ils pensé la haut de nous envoyer ça ?
- Je me le demande monsieur ! Mais rassurez-vous, elle n'ira plus très loin comme vous avez pu le voir !
- J'ai vu Baumann, j'ai vu !
Il n'avait pas vu grand chose, heureusement ! Et il n'était pas prêt de réitérer son exploit d'aujourd'hui.
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Dimanche 24 décembre
Ses enfants passaient le réveillon à Berlin avec leur père et sa jeune épouse dont il avait eu un fils. Elle ne verrait que deux de ses petits-enfants au nouvel an, ceux nés de sa fille chez qui elle se rendrait. Quand à son fils et à sa petite famille, il lui faudrait attendre le prochain Noël pour les voir. Les Soldats de la Paix n'avaient droit à la permission de fin d’année que pour une des deux fêtes. Gertrud se préparait donc à réveillonner à la Forteresse. Elle avait toujours accepté d'assurer en alternance les permanences de Noël ou de l'An, cela lui permettrait d'oublier sa solitude ces jours-là. Bien qu'elle ait l'habitude de vivre en vase clos au entre les hauts murs de la prison, cela lui était plus difficile pendant les fêtes mais c'était toujours mieux que de les passer seule dans son petit logement de fonction. Cette année en revanche, elle se faisait presque une joie de célébrer Noël avec sa protégée, parce que cette journée festive coïncidait avec la douche et la promenade pour elle. Un véritable cadeau dont la pauvre femme n'aurait malheureusement même pas conscience. Gertrud avait pris son service plus tôt que d'habitude pour la circonstance, à 5 h tapantes elle se présentait aux portes de la Forteresse, au grand dam de Johnson !
Elle se défendait âprement de s'attacher à la lobo. En revanche, elle était impressionnée par la dignité inattendue dont elle faisait preuve en dépit de son cerveau profondément mutilé. C'était incompréhensible !
Elle lui paraissait même moins apathique qu'à son arrivée et elle accomplissait les corvées qu'on lui assignait avec calme et efficacité. Bien sûr, elle était programmée pour cela mais tout de même ! À part quelques mots apparemment sans lien qu'elle bafouillait parfois et cette berceuse qu'elle fredonnait pendant son sommeil, elle n'était atteinte d'aucun de ces dérèglements qu'elle avait observés chez les lobotomisés de droit commun et qui se traduisaient par de soudains accès de violence.
Pour s'être abondamment documentée sur le sujet, Gertrud savait que les lobos profonds n'éprouvaient aucun sentiment : ni désir, ni colère, ni amour, ni chagrin, ni joie… Ils devenaient pires que des animaux domestiques capables eux, de désobéissance. Ils étaient amorphes et passifs en dehors des ordres qu'on leur donnait et auxquels ils obéissaient aveuglément à la condition qu'ils soient précédés de leur numéro matricule. Ils étaient en outre programmés pour exécuter des tâches précises sans qu'il soit besoin de leur en donner l'ordre. Une petite sonnerie dans leur crâne déclenchait le réflexe pavlovien et hop, ils se mettaient au travail ! Sa prisonnière ne faisait pas exception à la règle. 1058 était conditionnée pour le raccommodage. Les seules choses que ressentaient encore les lobos profonds, tout comme les animaux, était la douleur, la chaleur, le froid, la faim, la fatigue, les besoins naturels. L'instinct de survie en somme quoique amputé de celui de la procréation.
Pourtant, il y avait plus que cela chez Mary, elle le sentait, bien que la lobo ne réagisse pas à ce prénom qui était pourtant en partie le sien et dont elle se servait quand elles étaient seules comme ce matin.
Mary, c’était probablement ainsi que ses parents l'appelaient enfant. La berceuse que les tréfonds de son subconscient restituaient durant son sommeil, avait dû être écrite pour elle.
Durant trois semaines, répugnant à lui donner du 1058.01, elle avait tenté de la faire fonctionner avec son prénom plutôt qu’avec son numéro matricule. Même en essayant de créer chez elle un nouveau réflexe de Pavlov, elle n'avait pas réussi, alors elle les associait chaque fois qu'elle lui donnait un ordre. Peut-être qu'un jour…Si elle vivait encore assez longtemps, car bien qu'elle continue à fonctionner comme un parfait robot, la jeune femme était dans un état catastrophique.
Elle descendit au cinquième niveau, presque joyeuse à l'idée de revoir sa pensionnaire attitrée. Alors qu'elle était habituellement toujours endormie, ne se réveillant qu'à l'appel de son matricule, ce matin, elle était déjà assise sur sa couchette. La couverture impeccablement repliée, la cellule rangée. Elle paraissait l'attendre. Mais ce n'était qu'une illusion naturellement ! Une gardienne ou trop zélée ou quelque peu sadique - Andréa à tous les coups - avait dû avancer l'heure de son réveil. Elle croyait entendre la voix mauvaise de la garce :
- 1058.01, debout ! Range ta cellule et habille- toi !
La veille, elles avaient eu une petite altercation au sujet de la prisonnière. Sans crier gare, Andréa avait commencé :
- Alors comme ça tu vas passer deux jours entiers seule avec ta salope préférée chef ! S'il ne tenait qu'à moi, une piqûre et basta ! On serait enfin débarrassé de cette pourriture !
- La ferme Johnson ! Ça te fait chier de ne pas avoir le droit de t'en occuper à ta façon hein ? N'aies pas de regret, tu ne la trouverais pas baisable celle-là !
Elle connaissait les goûts de son adjointe pour certaines belles détenues que cette perverse visitait quand elle n'était pas là. À chaque nouvelle fournée, elle renouvelait son petit cheptel.
- Parce que toi t'as essayé chef ?
- Ta gueule sale nympho ! N'avait-elle pu s'empêcher de répliquer, les poings serrés par l'envie d'écrabouiller la tronche de cette vicelarde.
- T'inquiète ! Je te la laisse ta poufiasse ! Avait répondu Andréa.
Et elle était partie en grommelant des injures contre cette « espèce d’hommasse de gardienne-chef. »
- C'est toi qu'est pas baisable la grosse ! L’avait-elle même entendu murmurer entre ses dents.
Oui, ce devait être Andréa qui, juste avant de quitter son poste, avait forcé Mary à se lever une bonne heure plus tôt que de coutume ! C’était tout à fait son style. Peu lui importait ce que cette pute pensait d’elle et même qu'elle lui manque de respect mais jamais au grand jamais, elle ne lui confierait sa protégée !
Les yeux encore tout gonflés de sommeil, celle-ci passait des doigts malhabiles dans sa courte tignasse emmêlée. En deux mois, ses cheveux avaient déjà bien repoussé. Ils formaient à présent une espèce de casque légèrement bouclé d'un blond cendré extraordinaire. Si clair qu’il en paraissait blanc ! Ainsi coiffée, Mary ressemblait à Jeanne D’Arc telle que la représentaient certains vieux livres d'école qu'elle avait vus chez une de ses amies françaises. Elle ne paraissait pas avoir froid, pourtant il ne devait pas faire plus de 5° ici ! Gertrud savait qu’elle allait devoir la retondre comme c’était la règle dans la maison mais elle avait décidé d’attendre qu’il fasse plus chaud. Au printemps, peut-être ? Elle actionna l'ouverture de la lourde porte et entra dans la cellule. Elle posa sans rien dire une couverture épaisse sur les épaules de la prisonnière. Elle sentait les os sous la peau diaphane. Pauvre petite, elle avait encore maigri !
Et pourtant…
- Mary, viens ! Lui ordonna-t-elle doucement.
Elle n'eût pas le temps de rectifier que la lobo se levait, prête à la suivre. Sidérée elle réitéra l'expérience, juste pour voir si…
- Mary, suis-moi ! Dit-elle
Puis elle sortit et contre toute attente, la prisonnière la suivit. Fichtre ! Ça avait fini par marcher. Elle referma la cellule, le cœur empli de joie. Elles parcoururent en silence l'étroit et long boyau qui menait à l'unique escalier. Là, elle fit passer Mary devant elle.
La lobo était faible ! Si faible ! Elle semblait avoir bien du mal à grimper les hautes marches ! Après ce qui lui parut une éternité, elles débouchèrent enfin à l'étage supérieur où se trouvaient les buanderies et les douches des femmes.
Elles n'avaient croisé personne bien sûr. Au-dessus, détenues et matonnes dormaient encore, les unes abruties de calmants pour assurer la tranquillité du repos des autres. Un repos bien gagné la plupart du temps, Gertrud en convenait et fermait les yeux sur cette pratique courante qui, en l'occurrence, l'arrangeait depuis qu'elle avait en charge une « Secret Défense ». De toute façon, nulle gardienne, même éveillée à cette heure très matinale, ne se serait avisée de venir l'espionner le jour où elle conduisait son étrange locataire à la douche et à la promenade, sous peine de se voir infliger un blâme sévère par la gardienne - chef en personne.
La salle de douche était glaciale. Pourquoi gâcher du chauffage pour une seule personne ? « Bande de salauds ! » Ne put-elle s'empêcher de penser. Après lui avoir retiré la couverture des épaules, elle demanda à Mary d'ôter la tunique grossière et rapiécée qui lui tenait lieu de seul vêtement en toutes circonstances, même pour dormir. Comme on le lui avait ordonné, elle la lavait, la faisait sécher tant bien que mal dans sa cellule, la ravaudait quand il le fallait et la remettait encore humide sur sa peau nue.
Elle devait peler de froid là-dessous en cette saison !
Une autre peut-être, se serait rebellée contre cet ordre cruel qui la livrait à la morsure du froid. Pas elle et pour cause ! Elle fit passer par dessus sa tête le haillon devenu deux fois trop large pour son corps amaigri.
Et pourtant…
Toujours ce doute lancinant.
« Pourvu que je me trompe ! » Se dit-elle en observant sa prisonnière nue et tremblante qui claquait des dents, les mains croisées sur son bas ventre en attendant ses ordres. Ses côtes saillaient et ses poignets étaient si fins qu'on les aurait dits prêts à se briser.
- Mary, va sous la douche ! Ordonna-t-elle en la poussant vers l'une d'elle après lui avoir mis entre les mains un morceau de savon et une éponge.
Puis elle ouvrit le mitigeur. Pas de domotique ici ! Le confort, c'était bon pour le dirlo et son adjoint ! Comme d'habitude, l'eau était à peine tiède, ce qui voulait dire quasiment glaciale au mois de décembre. Mary grelottait. Sa peau habituellement si pâle, presque translucide, se marbrait peu à peu sous l'effet du froid intense de ce matin d'hiver. Soudain, Gertrud la vit pâlir plus encore et, prise de nausée, se pencher en avant pour vomir son maigre repas que le jet de la douche nettoya aussitôt. Elle hoqueta et vomit à nouveau. Puis une fois encore et comme elle n'avait pas grand chose dans l'estomac, ce fut un flot de bile qui jaillit de sa bouche grande ouverte. Les larmes coulaient de ses yeux où ne se lisait qu'une peur viscérale, animale.
Inquiète, la gardienne coupa l'eau, l'essuya et l'inspecta minutieusement, à la recherche de cette terrible vérité qu'elle pressentait depuis quelque temps déjà. Elle était maigre à faire peur or son ventre lui, s'était imperceptiblement arrondi. Sous l'informe tunique, on ne pouvait le voir mais la nudité de ce corps presque cadavérique rendait ce détail très visible.
1058.01 était enceinte !
Elle en avait à présent la certitude absolue. Cette nausée intempestive n'était qu'une des preuves. En fait, depuis son arrivée, Gertrud ne l'avait jamais vue saigner et c’était bien normal puisque la lobotomie provoquait en outre l’aménorrhée chez les femmes qui la subissait. Mais celle-ci avait été opérée enceinte et nul ne s’en était aperçu.
Ils ne devaient pas avoir pris le temps de l’examiner très soigneusement comme c’était le cas pour les autres. Peut-être s’en moquaient-ils après tout ? N’était-elle pas notoirement célibataire et avec ça très prude d’après ses anciens amis ? C’était même la raison soi-disant invoquée par son ex-fiancé pour expliquer leur rupture brutale : « Belle, mais froide comme un glaçon ! » Tels étaient les propos qu’on lui prêtait.
Le bébé ne pouvait être celui de cet amant fantoche qui avait témoigné au procès et dont la Justice avait reconnu par la suite qu’il avait fait un faux témoignage pour faire tomber plus sûrement « le monstre ». Il avait d’ailleurs été condamné pour cela. Avait-elle forniqué avec un mutant ? De cela non plus, nul ne semblait s’être préoccupé ? Toujours est-il qu’elle était bien enceinte ! L’était-elle déjà pendant sa détention provisoire et si oui, comment s’y était-elle prise pour cacher ce fait à ses geôliers ? Cela allait s’avérer plus difficile désormais ! Dieu merci, elle était la seule à la voir de très près ! Mary attendait un enfant ! Ici, c'était inconcevable ! Elle avait beau être au secret, même à travers le minuscule œilleton, ça finirait par se voir.
Elle allait devoir renforcer les mesures d'isolement de la détenue à vie de la cellule zéro car si les autorités pénitentiaires - à commencer par la direction de la Forteresse- apprenaient sa grossesse, elles ordonneraient soit l'avortement, soit la mort du bâtard dés sa naissance. Et ce serait à elle qu'incomberait le sale boulot.
Il n'y avait pas d'enfants à la Forteresse ni dans aucune des autres prisons du même acabit. Pas plus qu'il n'y en avait dans les camps de travail.
Les femmes qui arrivaient enceintes dans leur lieu de détention, étaient ou avortées, ou, si c'était trop tard, séparées de leur progéniture dés la naissance. Auquel cas, on plaçait le bébé dans un centre d'adoption pour couples stériles et les mères naturelles ne revoyaient jamais leur enfant. Pas plus que les géniteurs, même si ceux-ci étaient en liberté.
On leur annonçait la naissance prématurée, suivie de la mort tout aussi prématurée de leur rejeton. Les autres femmes ne risquaient pas de concevoir, non parce qu'effectivement il ne leur était permis aucun contact avec les détenus hommes, mais en raison même de la peine de lobotomie subie par toutes, si légère soit-elle.
Cela ne changeait rien au fait que Mary, elle, attendait un petit et qu'il y avait donc bien un père quelque part.
Qui était-il ? Et savait-il ?
Peu lui importait après tout ! Elle n'en avait rien à faire de cet inconnu qui ne s'était jamais manifesté, même durant le procès. C'était de Mary qu'elle devait s'occuper maintenant. Elle était au QHI depuis octobre mais enceinte de combien ? Quatre mois minimum. Plus peut-être ? En bonne santé elle aurait été plus grosse. Et ces nausées persistantes à ce stade de sa grossesse, c'était anormal ! Elle était sûrement malade ! Il ne fallait pas compter sur le médecin du camp, il ne se déplaçait qu'une fois par an, au printemps. Une visite de pure formalité ! Le reste du temps, tout gardien ayant quelques notions médicales de base faisait l'affaire en tant qu'infirmier. Pour les gros cas on laissait faire la nature et à Dieu vat !
Elle-même, de par sa fonction, était habilitée à pratiquer les examens de routine sur les détenues de sa sphère, tout comme Felipe l'était dans la sienne. S'il avait été au courant, l'espagnol lui, aurait fait avorter Mary sans le moindre état d'âme et elle en serait morte car l'état de décrépitude dans lequel elle se trouvait la rendait extrêmement fragile.
Dieu ! Jamais elle ne pourrait se résoudre à cet acte de barbarie ! Pas à quatre mois ou plus de grossesse en tous cas ! Alors que faire ?
D'abord, la soumettre en secret à un examen plus approfondi. Puis, la soustraire aux regards à tout prix ! La nourrir un peu mieux et quand elle….Seigneur ! Pouvait-elle réellement envisager cela ? Plus tard, plus tard ! Elle devait parer au plus pressé, ensuite, elle aviserait … Pour l'heure, elle mettait déjà sacrément sa carrière en jeu en décidant de protéger 1058.01 et son indésirable bâtard !
Elle acheva de frictionner sa prisonnière et lui ordonna de se rhabiller. Puis elle l'enveloppa de nouveau dans la couverture après quoi, elles partirent ensemble pour la promenade. Il faisait encore nuit. Dans la petite cour entourée de hauts murs, le froid était mordant. Au-dessus d'elles se détachait un coin de ciel où scintillaient les dernières étoiles. Si elle vivait jusque là, 1058.01 ne verrait le soleil qu'aux beaux jours…
- Mary ! Regarde là-haut ! Il y a des étoiles ! Dis-le : étoiles !
Obéissante, la prisonnière leva les yeux et ânonna, tel un perroquet :
- É….toi…les
Des sons sans signification pour elle. Prononcés si clairement pourtant en dépit du débit haché. Trop clairement pour une lobo au cerveau aussi profondément mutilé. Comme étaient claires les paroles de la berceuse qu'elle serinait durant son sommeil. Elle s’en avisait seulement maintenant ! Mais Gertrud ne voulait pas se leurrer, il ne pouvait s’agir que d’un petit ratage lors de l’opération. Elle savait que sa protégée ne parlait pas vraiment. Elle en était malheureuse. Parfois, elle aurait tant aimé découvrir une lueur d'intelligence dans ces beaux yeux verts tellement vides ! Et même si désormais, parce qu'elle répondait depuis ce matin à l'appel de son prénom, elle avait l'impression que la lobo la comprenait, elle savait que ce n’était qu’illusion.
Était-elle consciente de sa grossesse au moins ? Sûrement ! Les animaux savent après tout et elle n’était ni plus ni moins qu'un animal !
La prisonnière marchait devant elle, ne s'arrêtant que parce qu'elle avait atteint la limite du mur et ne faisant demi-tour que sur son ordre pour repartir vers l'autre extrémité de la courette. Ses jambes grêles flageolaient pourtant elle mettait un pied devant l'autre, telle une mécanique bien réglée, indifférente à ce qui l'entourait. Indifférente aux pensées préoccupantes de sa geôlière. Elle avait la chair de poule, ses dents s'entrechoquaient mais elle avançait, s'arrêtait, attendait l'ordre et repartait dans l'autre sens.
Merde !
En fin de compte, elle était pire qu'un animal. L'ours ou le lion eux, n'ont pas besoin d'un ordre pour tourner en rond dans leur cage ! À ce spectacle, la colère et l'amertume montèrent en Gertrud avec la violence d'un ouragan. Elle s'apprêtait à l'invectiver quand, interloquée, elle la vit s'arrêter d'elle-même et lever les yeux vers le sombre rectangle du ciel. Elle resta ainsi quelques secondes figée, le nez en l'air.
- É…É…toi...les. Bégaya-t-elle.
« Encore un de ces putains de réflexes conditionnés ! » Se dit la gardienne-chef
- Allez, avance Mary ! Aboya-t-elle.
Baissant la tête, la lobo reprit sa marche d'automate. Gertrud avait eu le temps de voir une larme, une seule, couler sur sa joue pâle…C’était à cause du froid, surement ! Elle se blinda contre l'émotion interdite qui l'envahissait et commanda :
- 1058.01 ! Viens ! C'est l'heure !
Elle ferma le sas à double tour puis elle ramena la jeune femme passive aux quatre murs inconfortables et humides où l'attendait sa quotidienne corvée de raccommodage. Pas question de l'en priver, même en ce jour de Noël. Par ce froid, le travail valait mieux que l'inaction !
Elle allait juste veiller à ce que désormais, Mary puisse accomplir sa tâche le ventre un peu plus plein.
Une semaine plus tard, l'examen confirma ce que Gertrud savait déjà : Mary était enceinte de quatre mois environ. Heureusement, la guenille trop large qui la couvrait jusqu'aux chevilles, allait dissimuler son ventre rond pendant encore un bout de temps. Mais après…
À quoi bon s'en préoccuper. La loque inhumaine que la pauvre jeune femme était devenue, était si maigre et paraissait tellement à bout de forces qu'elle mourrait sûrement avant d'accoucher. Le petit qu'elle portait n'avait probablement aucune chance de naître, si l'on pouvait considérer comme une chance de venir au monde en ce triste lieu. À moins qu'il ne naisse ailleurs…
1058.01 avait réintégré sa cellule. Gertrud referma la lourde porte sur elle. Avant de remonter dans ses quartiers, elle la regarda encore une fois par l'œilleton. Bizarre ! Elle s'était déjà mise au travail sans en attendre l'ordre. Soudain, ainsi qu'elle l'avait vue faire dehors, elle la vit stopper net son ouvrage et lever les yeux vers la lampe falote qui éclairait à peine son misérable réduit puis elle se mit à marmonner :
- É… toi… les. É… toiles…
Ce fut pour la gardienne-chef aguerrie comme un coup de poing en plein plexus. Cela pouvait-il encore tenir du pur réflexe cette fois ? Dieu du ciel ! Qui était vraiment cette femme ? Qu'était-elle ?
Dans la cellule, Mary-Anne Conroy-Defrance avait repris ses travaux d'aiguille de la même façon automatique, déshumanisée qu'elle mettait en toute chose, à un détail près, elle continuait à prononcer, tel un disque rayé :
- Étoiles… Étoiles… Étoiles…
Gertrud eut brusquement si mal de la voir se comporter comme une demeurée qu'elle ordonna d'un ton rogue, presque agressif :
- 1058.01 ! Ta gueule ! C'est compris, tais-toi !
La prisonnière se tut aussitôt sans pour autant cesser son raccommodage. Peinée et contrite de s'être ainsi emportée contre sa protégée qui n'en pouvait mais, la geôlière s'éloigna à pas pesants.
Assise derrière son bureau, elle se mit à réfléchir sérieusement à la tactique à mettre en œuvre dans les jours à venir. Sur l'écran de son ordinateur, l'icône de sa boite à courrier clignotait encore. Un E-mail impromptu de son directeur la contraignait à agir plus vite que prévu. Monsieur Moïse Douala, en place depuis seulement une semaine, lui annonçait sans crier gare et sans se préoccuper que c'était Noël aujourd'hui, qu'il avait décidé de faire la visite complète de la « maison » dès le lendemain. Visite qu'il avait remise jusqu'à présent pour des raisons personnelles. Il comptait sur elle pour lui servir de guide dans l'aile des femmes et pour lui présenter en personne la locataire perpétuelle de la cellule zéro. Il précisait très courtoisement que s'il n'avait prévenu personne avant, c'était pour ménager l'effet de surprise qui lui permettrait de voir les choses telles qu'elles étaient réellement, dans leur banale quotidienneté et non telles qu’on voulait qu’il les voit.
Bla bla bla… Pensait-il être le premier à agir de la sorte ?
Combien de temps allait-il durer celui-là ? Gertrud n'avait pas tenu ses prédécesseurs en haute estime. Le dernier en date, comme tant d'autres avant lui, avait duré deux ans à peine avant de demander sa mutation en camp de TUP. En dépit de son mètre quatre -vingt dix et de ses cent-vingt kilos, Oleg Semionov était une petite nature. Claustrophobe et neurasthénique, le pauvre avait fini, comme le précédent, par se bourrer d'Anti-D pour tenir le coup. Résultat, juste avant son départ pour un camp de reboisement en Amazonie, il était tellement névrosé qu'il crevait de trouille, prêt à tirer sur son ombre chaque fois qu'il effectuait une tournée de la Forteresse. Il n'avait que cinquante trois ans mais à ce train là, il ne tarderait pas à demander sa retraite anticipée.
Qu'en serait-il de Moïse Douala ? À en juger par leur première entrevue, le jour-même de sa prise de fonction, c'était encore un drôle de zèbre, sûrement pistonné, qu'on leur avait mis dans las pattes.
Juste après Felipe, il l'avait convoquée à la surface, dans son bureau spacieux et bien aéré. Là, il l'avait longuement questionnée sur le matricule 1058.01, dont il avait consulté le dossier informatisé au préalable.
- Comment se comporte-t-elle ? Lui avait-il demandé.
- Elle est calme monsieur ! Aucun problème avec elle. De plus, elle est très faible ! À mon avis, elle ne tiendra plus longtemps !
- Elle est malade, vous croyez ?
- Je crois, oui !
- Vous l'avez soignée ?
- J'ai essayé mais ça n'en vaut pas la peine. Dans son état, il n'y a vraiment pas grand chose à faire !
- Bien, bien, parfait ! C'est le genre d'invitée qu'on n'aime pas voir s'incruster, n'est ce pas ?
- Tout à fait monsieur ! S'était-elle esclaffée, feignant de rire de sa boutade.
- Bon ! Pensez-vous que je pourrais voir cette étrange créature avant qu'elle ne nous quitte …définitivement ?
Avait-il questionné puis, sans attendre sa réponse, il avait sans raison aucune, éclaté d'un rire tonitruant tout à fait hors de propos, laissant une Gertrud complètement baba. C’était bien ce qu’elle pensait, un barjo ce mec ! Comme les autres ! Tout aussi soudainement, il avait repris son sérieux directorial et, en la regardant d'un air presque triste, il avait ajouté :
- Je ris pour donner le change vous savez ! J'ai horreur de la maladie sous toutes ses formes. Je ne supporte la vue d'un malade que quelques secondes. Au-delà, j'ai la nausée et des suées épouvantables. J'ai perdu tous les miens lors des épidémies de la Grande Crise. Je suis le seul survivant. Tellement traumatisé que je ne me suis jamais marié ! Vous comprenez Gertrud ? Vous permettez que je vous appelle Gertrud, n'est ce pas ? Je ne pouvais confier ces tristes choses qu'à une femme. Que tout cela reste entre nous bien sûr !
- Bien sûr Monsieur. Tout cela restera entre vous et moi et je vous comprends, croyez-le !
Si elle comprenait ? Plus encore que ne se l'imaginait ce brave Douala si paternaliste. Demain, elle allait faire ses choux gras de ces précieuses confidences…
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Dimanche 30 novembre
Poussée par une curiosité de plus en plus dévorante concernant cette détenue hors norme que seule la Baumann avait le droit d'approcher de près, Andréa avait multiplié plus que nécessaire ses rondes au quatrième sous-sol.
C'était seulement la deuxième fois depuis son arrivée très discrète, qu'elle en avait la charge. La locataire perpétuelle du mitard avait seriné toute la nuit la même rengaine. Un incessant charabia à moitié étouffé par la couverture, ce qui rendait la chose encore plus usante pour les nerfs. Elle avait eu beau gueuler pour tenter de la faire taire, Andréa n'y était pas parvenue. Avec toute autre, elle serait entrée dans la cellule et lui aurait mis une bonne beigne mais elle n'avait pas le code de la Zéro. À bout de fatigue et de rage, elle s'était soudain rappelé qu'il fallait faire précéder l'ordre du numéro matricule.
Décidément, cette sans cervelle la rendait folle. Et ce qui la rendait encore plus folle de colère, c'était de ne pas avoir le droit de la voir autrement que par ce minuscule œilleton.
Elle n'aimait pas les lobos et c'était peu dire ! Celle -là moins encore que les autres. Sûr, elle la distinguait à peine avec cette lumière tamisée mais quelque chose au fond de ses tripes tordues par la haine, lui disait que cette pute, là, dans la pénombre, couchée comme une bête sur sa mince paillasse, était une anormale de la pire espèce. Une de ceux qui étaient la cause de sa mutation brutale dans ce cloaque. Elle était blonde, d'accord mais ça ne voulait rien dire. Oui, c'était une mutante, elle en aurait parié sa paye. Qu'est-ce qu'elle faisait ici cette salope ? La lobotomie et la perpète c'était trop doux pour cette engeance du Diable. Des tarés congénitaux qu'on aurait dû supprimer tous quand on les avait encore sous la main !
Elle n'avait jamais avoué à personne la véritable raison de cette haine démesurée envers les mutants. Elle n'en avait pas le droit. Pourtant elle aurait voulu pouvoir crier à la face du monde que c’était ces monstres honnis qui avaient causé sa perte et celle de la quasi totalité des gardiens du camp des lobos mutants d'Australie. On les avait dit morts, ses collègues et elle, sauvagement assassinés par leurs prisonniers avant leur évasion.
Quelle vaste blague !
Elle aurait pu témoigner du contraire, comme tous ses potes qui avaient subi le même sort qu'elle, si elle en avait eu le droit ! Mais s'ils avaient le malheur de l’ouvrir, ils seraient tous condamnés à une peine bien plus sévère qu'un exil forcé dans une putain de forteresse.
Pendant ce temps là, les salauds de traîtres qui avaient aidé les lobos à fuir, se la coulaient douce eux ! Enfin, pas si douce que ça ! Ils étaient tout de même obligés de se cacher car s'ils tombaient entre les mains des gops, elle ne donnait pas cher de leur peau ! Mais ils étaient dehors et pas elle ! Et à côté du camp australien, ici c'était vraiment galère !
Les gardiens n'avaient pas le droit de molester les prisonniers. Quand ils étaient pris en flagrant délit de sadisme, ils étaient révoqués illico presto. Encore que Felipe et elle -même parfois… Mais ils ne s'étaient jamais fait prendre. Car même Jiménez, tout gardien-chef qu'il soit, n'aurait pas échappé à la punition. À part que lui, on ne l'aurait pas révoqué mais simplement relégué dans un minable bloc de police de quartier, définitivement rétrogradé au rang de gardien de quatrième classe, affecté à la surveillance des détentions provisoires des fouteurs de merde. Coller une baffe à un détenu qui n'a rien fait, juste pour le plaisir -il faut bien se détendre un peu- ici c'était interdit.
Là-bas, c'était autre chose. C'était loin de tout et les services généraux ne faisaient qu'une inspection par an. C'est dire qu'elle, elle ne les avait jamais vus ! En plus le directeur ne voyait aucun mal à ce que les gardiens corrigent un peu ces fumiers de mutants.
Bon, ils étaient totalement inoffensifs après la lobotomie qu'ils avaient subie mais c'était toujours des mutants après tout ! Même s'ils ne savaient plus que pisser, chier, bouffer, pioncer et bosser comme des dingues. Pires que des bêtes car eux, ils ne pouvaient plus copuler. Pas besoin de les stériliser, la lobo leur avait supprimé définitivement cette envie. Il aurait plus manqué que ça !
En fait, ils ne savaient faire qu'une chose : obéir. La technique de pointe qu’on utilisait à présent pour faire des lobos de bons robots programmés pour une tâche précise n’existait alors pas encore, heureusement ! Ça aurait été beaucoup moins drôle ! Les mutants du camp australien n'étaient programmés que pour exécuter tous les ordres qu'on leur donnait, même le plus cons. Ses copains et elle ne s'en privaient pas. Ça pimentait leurs journées tellement ces larves obéissaient au doigt et à l'œil à n'importe quoi.
Pires que des bêtes, vraiment !
Les chiens de garde, de féroces pitbulls dressés à tuer en cas de besoin, étaient plus intelligents que ces rebuts de l'humanité et eux, on les laissait se monter dessus !
Andréa se rappelait avec délectation comment elle et ses collègues se défoulaient sur les mutants. Ils y allaient carrément à coups de matraque dans la tronche et ces demeurés ne faisaient rien pour les éviter. Ils braillaient mais se laissaient taper dessus sans chercher à fuir. Ils ne pouvaient pas ! Il leur fallait un ordre pour bouger ! Ils restaient là, les bras ballant, sans avoir l’idée d’essuyer le sang qui coulait sur leur sale gueule de dégénérés !
C'était si jouissif de se rappeler ce temps-là et si rageant aussi !
Ouais ! Tout alla bien jusqu'à ce qu'une poignée de gardes commence à changer. Ils devinrent mollassons avec les prisonniers. Ils tapaient moins fort et ne s'amusaient plus à donner des ordres bidon. Puis, peu à peu, ils refusèrent de se joindre aux habituelles bastonnades auxquelles elle et les autres adoraient se livrer. Ils ne rigolaient même plus quand ils les voyaient faire. Pire, ils détournaient les yeux de ces spectacles, comme s'ils en avaient honte. Enfin, ils s'y opposèrent vivement, arguant du règlement du camp : les ordres étaient de faire travailler dur les détenus. Très dur même. Sur ce point, ils restaient d'accord. C'était comme ça dans tous les camps de travail et il n'y avait pas à revenir là-dessus ! En revanche, c'était écrit noir sur blanc, il était interdit de les affamer, de les torturer, de les frapper ou de les punir sans raison. Et Dieu sait qu'ils n'en donnaient aucune à leurs gardiens ! La lobotomie profonde qui les avait totalement réduits à l'état animal, l'agressivité en moins, les rendait parfaitement inoffensifs.
« Ces actes gratuits sont indignes de nous. Nous traitons mieux nos chiens ! » Disaient-ils
Comme les fameux actes ne cessaient pas, ils en appelèrent à l'arbitrage du directeur, lui demandant de faire appliquer le règlement à la lettre. Il leur promit d'intervenir mais ne fit rien jusqu'à ce que l'opposition entre les deux factions dégénère en bagarres. D'abord, les tenants du statu quo, supérieurs en nombres, eurent l'avantage puis ils commencèrent à prendre de sérieuses raclées. Andréa et ses copains comprirent alors qu'il se passait des trucs vraiment pas catholiques.
Ils trouvaient les lobos plus vifs, plus… autonomes. C'est ça, autonomes. Trop éveillés pour que ce soit normal. Comme si la lobotomie n'avait plus le moindre effet sur eux… Comme s'ils faisaient semblants d'être encore sous contrôle…
Ils n'eurent pas le temps de faire part de leurs soupçons au directeur ni aux neuropsys attachés au camp. Un matin, ils se réveillèrent et ne retrouvèrent plus personne.
Tous les prisonniers avaient disparu !
Les neuros, le directeur, les gardiens, tous hébétés ne comprenaient pas ce qui leur était arrivé. Ils se sentaient engourdis, nauséeux. Lorsqu'ils tentèrent de se lever, ils furent pris de terribles vertiges. Ils ne se rappelaient rien. Leur sommeil avait duré trois jours. Les mutants et leurs complices -cent gardiens « retournés » on ne savait comment par les détenus, s'étaient enfuis. Ils étaient sûrement déjà loin !
Ils se rendirent à peine compte qu'ils avaient uriné sous eux, dans leur lit ou à même le sol, là où l'étrange sommeil les avait pris. Ils voyaient trouble, avaient du mal à parler tant leur langue était pâteuse et comme nouée. Ils restèrent encore deux jours dans le brouillard, incapables de réagir, de coordonner leurs mouvements ou d'aligner trois mots cohérents. Puis ils reprirent leurs esprits et furent bien obligés d'avertir les autorités. Les fuyards avaient cinq jours d'avance. On ne les retrouverait pas ! Ça allait chier en haut lieu !
Quatre éminents neuropsys chargés d'évaluer la situation, débarquèrent accompagnés de tout un bataillon de gops des Forces spéciales. Ils rendirent rapidement leurs conclusions : Andréa et les autres avaient été, non pas drogués comme leur état le laissait supposer mais hypnotisés en masse. Comment ? Une seule explication possible : les lobos avaient retrouvé leurs démoniaques facultés de mutants. Quelqu'un les avait guéris ! Et ce quelqu'un ne pouvait être que l'un des leurs, sorti momentanément du camp et revenu guéri lui-même par un mutant à l’extérieur, obligatoirement !
Cela paraissait incroyable, voire impossible au regard des mesures exceptionnelles de sécurité déployées lors des transferts de prisonniers en forteresse ou pour tout autre lieu. Il résulta cependant de l'enquête menée sur place, qu'en effet, trois mutants avaient bien quitté le camp durant presque trois semaines. Ils avaient été choisis, tout à fait au hasard dans le but de servir de cobayes pour une technique améliorée de lobotomie.
Des prototypes en quelque sorte, destinés à démontrer le bien fondé de cette lobotomie sur mesure, lors du dernier congrès mondial de la médecine qui s'était déroulé en France au mois de janvier. L'un d'eux, les trois peut-être, en étaient revenus guéris et personne n'avait décelé cette guérison. C'était inconcevable !
Il y aurait bien d'autres punis que les rescapés du camp australien ! Ceux-là, dont Andréa, avaient été soignés, débriefés et mis au secret. Ils avaient été déclarés officiellement morts, de même que les traîtres qui avaient suivi les mutants dans leur fuite. Puis, après leur avoir fait jurer de se taire à jamais, on les avait envoyés moisir dans des forteresses perdues au bout du monde. Le directeur et les neuropsys n'avaient pas été épargnés par ces mesures draconiennes mais nul n'avait eu vent de la punition qui leur avait été réservée.
Voilà pourquoi Andréa, Johnson, ex-gardienne du camp australien, haïssait à mort la salope du quatrième sous-sol et plus encore Gertrud Baumann qu'elle soupçonnait de la protéger.
La grosse truie allemande lui gâchait son week-end et elle ne pouvait même pas se venger sur la lobo qui elle, avait empoisonné sa nuit. Elle regarda par l'œilleton. La mutante ravaudait une pile énorme de vêtements de prisonniers. Elle en avait bien pour la journée. Tant qu’il y en aurait, elle ne lèverait pas les yeux de son ouvrage. Et elle s’était fait un plaisir de lui en rajouter un max ce matin. Tiens ! Ce serait marrant d'oublier son deuxième repas ! Faute de mieux, c'était un moyen de se venger un peu de Baumann ! Soudain, Andréa l'entendit bafouiller des mots sans suite. Elle avait déjà entendu des lobos sortir comme ça deux ou trois mots dénués de sens. Ça arrivait parfois. Un petit fil mal débranché lors de la lobotomie, qui laissait des bribes infimes de langage.
« Coupe…pleine….boire… » Répétait la demeurée d'un ton monocorde. C'était peut-être ça qu'elle chantait cette nuit ? Ah non ! Elle n'allait pas recommencer à la faire chier !
- Ta gueule ! Hurla-t-elle.
L'autre continua comme si elle n'avait pas entendu. Bordel de merde, c'était ça, elle n'avait pas entendu son putain de matricule !
- 1058.01, tais-toi ! Reprit-elle encore plus fort.
La lobo se tut instantanément.
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Samedi 29 novembre, la Forteresse
Elle s'appelait Gertrud Baumann, elle était allemande et avait 50 ans. C'était une femme à poigne, grande, massive, équilibrée. « Une main de fer dans un gant de velours. » disait-on d'elle. En raison de ses origines teutonnes, de sa haute stature, de ses formes généreuses et bien que ses cheveux blonds grisonnant soient coupés très courts comme le voulait le règlement, on la surnommait la Walkyrie. Elle travaillait en milieu carcéral depuis son divorce, dix ans auparavant. D'abord simple matonne elle était montée en grade en acceptant, cinq ans plus tôt, de venir s'enterrer dans cette forteresse pénitentiaire dont elle était devenue la gardienne en chef du Quartier des femmes et depuis peu, la seule responsable du quatrième sous-sol de cette partie du pénitencier. Avant cela, elle avait été Gertrud Richter une épouse heureuse, épanouie, professeur de lettres à Berlin, mère de deux enfants aimants jusqu'à ce que Hans, son mari ne la quitte pour une donzelle qui avait la moitié de son âge. Lorsque c'était arrivé, sa fille, âgée de 21 ans était mariée et en passe de devenir mère.
Son fils lui, avait choisi l'armée de métier où il s'était engagé à dix-huit ans. Au moment de la séparation de ses parents, il avait déjà quitté leur domicile pour les USA depuis un an afin d’y accomplir son apprentissage de Soldat de la Paix. Il y était à présent Lieutenant et y avait trouvé une compagne. Une ravissante espagnole. Ils avaient deux enfants.
Elle s'était donc retrouvée seule à 40 ans, désemparée, ayant perdu toute motivation pour une profession qui lui faisait croiser ce salaud de Richter chaque jour dans l'enceinte de l'université où lui enseignait le droit. Elle reprit son nom de jeune fille, démissionna et se mit à la recherche d'un nouvel emploi, si possible loin de son ex et de sa trop jeune et trop jolie maîtresse.
L'opportunité s'était présentée bien plus rapidement qu'elle ne l'espérait. En navigant sur le Web, elle était tombée par hasard sur un site de recrutement d'État.
L'annonce stipulait : « Rech. H, F, casier vierge. 35-50 ans, solide, sans attache, libre de suite pour poste plein tps en milieu carcéral. Sal motiv. Rép rapide souhaitée. ».
Sans se donner le temps de réfléchir, elle avait aussitôt rempli le formulaire informatique. C'était sa chance, elle le sentait. Très vite, elle avait été recontactée. Elle avait le profil. C'est ainsi qu'après avoir subi avec succès les différentes épreuves théoriques et pratiques du concours ainsi que les tests psychologiques obligatoires, elle avait été admise à suivre la formation accélérée. Trois petits mois durant lesquels elle avait tout appris sur la vie carcérale et sur les postes à pourvoir. Il y en avait peu pour lesquels en plus, les candidats ne se bousculaient pas au portillon.
Son comportement plus que satisfaisant durant cette formation intensive fit l'admiration de ses instructeurs. Elle répondait à tous les critères requis : caractère bien trempé, endurance, force, détermination, sens aigu des responsabilités et de la discipline, adresse au tir, sens du commandement plus un don inné pour les langues. Elle irait loin !
Elle fut engagée au grade de simple gardienne, tout en bas de l'échelle, dans une petite prison du Mexique. Elle y grimpa très rapidement tous les échelons. Au bout de cinq ans elle demanda sa mutation pour une structure plus importante. Entrée là dedans par dépit, elle y avait pris goût. Elle l'obtint. On lui proposa la Forteresse en lui spécifiant bien qu'en plus d’être très dure, elle était particulièrement éloignée du monde mais que si elle acceptait, elle y entrerait comme gardienne-chef. Elle avait accepté. Plus loin elle serait de Berlin, plus elle serait heureuse !
C'était dur, en effet. Ici, on n'accueillait que les fortes têtes en provenance des camps de TUP (Travaux d’Utilité Planétaire), pour une durée allant d'un à trois mois maximum. C'était généralement suffisant pour réduire les rebelles à merci, car dans ce QHI, l'isolation absolue était scrupuleusement respectée et le mitard avait tout d’un avant goût de l'enfer. On y travaillait - sous haute surveillance bien sûr - pour gagner sa croûte quotidienne mais on n'avait pas le droit de parler. Tout détenu qui avait le malheur d'oublier cette règle suprême recevait illico une douloureuse décharge neutralisante avant d’être traîné au trou.
Bien que d’une extrême sévérité, ce pénitencier était réservé à des droits communs n’ayant subi qu'une lobotomie légère destinée à les rendre plus coopératifs tout en leur laissant un minimum de libre arbitre. Un libre arbitre dont il fallait qu'ils aient bigrement abusé pour y atterrir. Quand ils y avaient purgé leur peine d'isolation, ils avaient compris et regagnaient repentants leur camp de travail puis, plus tard, s'ils y avaient survécu, leur famille. Leur séjour en QHI les préservait définitivement de toute envie de récidive.
C'était donc somme toute une forteresse comme les autres jusqu'à l'arrivée de la prisonnière du quatrième sous-sol. Laquelle, contrairement aux autres détenus, ne serait pas là que pour un court passage On la lui avait livrée à l'aube, dans le plus grand secret, un mois et demi auparavant, le 12 octobre.
« C'est une locataire peu ordinaire ! » Lui annonça-t-on. Il suffisait de la voir pour en être convaincu. Elle l'inscrivit sous le matricule 1058.01. Les quatre premiers chiffres désignaient le mois et l'année de son incarcération. Le 01 lui, indiquait qu'elle était la première du genre à subir la perpète en QHI. Vu sa prostration et la fixité de son regard, c'était une lobo lourde. Le cas le plus lourd que Gertrud ait vu de sa vie !
Elle était grande et mince, maigre plutôt, très belle en dépit de l'état lamentable dans lequel on la lui amenait. Elle n’avait sur le dos qu'un tailleur froissé, trop léger pour la saison, celui qu'elle portait probablement le dernier jour de son procès. Ses pieds étaient nus dans des chaussures qui avaient dû connaître des jours meilleurs, elles aussi peu adaptées à la rigueur de l’hiver. Les collants avaient probablement rendu l'âme depuis le temps ! Elle avait le crâne rasé de près comme tous les lobotomisés mais un fin duvet blond commençait à repousser. Bien qu'elle ait déjà considérablement changé depuis son procès - le crâne rasé y était pour beaucoup - Gertrud la reconnut. Elle avait suivi toute l'affaire retransmise en mondovision.
C'est vrai que cette lobo là n'était pas comme ses habituées de droit commun. C'était une moitié de mutante par son père. Cela ne justifiait néanmoins pas son incarcération dans SA forteresse. Ne gardait-on pas ces anormaux ailleurs, dans des prisons qui leur étaient réservées?
Les gardes qui l'avaient escortée étaient aussitôt remontés à la surface, dans le bureau directorial. Ils y apportaient la puce, contenant la totalité de son dossier, « classé Secret Défense, c'est une politique ! » lui dirent-ils avec des mines de conspirateurs.
Secret Défense !
Elle s’avisa qu’en septembre, quasiment à l’époque où se déroulait le procès et avant même son issue, tout le personnel de la Forteresse était passé à l’infirmerie pour se faire proprement injecter à la base du cervelet, une espèce d’implant microscopique censé brouiller les ondes mentales. Elle avait entendu parler de cette méthode mais ne l’avait jamais personnellement expérimentée. C’est donc avec un brin d’angoisse qu’elle s’était soumise comme les autres à l’implantation dans son cervelet de la minuscule « bestiole » électronique sans obtenir la moindre explication sur les raisons de cette opération. L’arrivée de cette prisonnière très spéciale lui avait donné la réponse !
Ce procès n'avait-il donc été qu'une mascarade, ainsi que sa nouvelle détenue l'avait elle-même clamé alors, Gertrud s'en souvenait parfaitement ? Les crimes qu'on lui imputait, pour odieux qu’ils soient, en masquaient-ils de bien pis dont même la presse étatique - toujours si soigneusement informée pourtant - n'avait pas eu vent ?
Les gardiens- chefs pouvaient consulter les dossiers des détenus, cela faisait partie de leurs prérogatives. Elle savait qu’elle ne serait pourtant pas autorisée à lire celui-là. Seul le directeur en aurait connaissance. Le rapport explosif contenu dans la puce intégrée à cette si petite carte, allait être enfermé dans un coffre dont lui seul avait le code. Même son adjointe n'y aurait jamais accès. Elle inséra dans son lecteur celui que lui avaient remis les gardes. Son contenu très sommaire constituait la seule base de renseignements qu'elle aurait de la misérable loque qui se tenait devant-elle, totalement apathique, attendant qu'on la mène à ce qui allait devenir son tombeau.
Elle s'appelait Mary-Anne Conroy-Defrance. Elle n'avait que 31 ans. Ici, jamais plus elle n'entendrait son prénom. Elle était désormais 1058.01 pour le reste de ses jours. Gertrud s'avisa avec tristesse que la pauvre verrait défiler un tas de gardiennes après elle-même, sans pouvoir en faire le compte. Les lobos lourds n'ont plus la notion du temps. Peut-être était-ce mieux ainsi. Elle ne verrait pas les années défiler. Cette idée la fit frissonner malgré la dureté dont elle se targuait. Elle espérait que 1058.01 mourrait bien avant cela ! Et surtout, que jusqu'à la fin de sa carrière de gardienne- chef, que ce soit ici ou ailleurs, elle ne rencontrerait pas d'autre perpète. Cette prisonnière était le seul cas de réclusion criminelle à perpétuité qu’elle n’ait jamais rencontré. Le seul à ce jour en fait ! Et il fallait que ça tombe sur elle ! Une rude responsabilité !
Bien sûr, elle était payée pour ce boulot. Bien payée même ! Et elle avait toujours su faire la part des choses en gardant pour elle les sentiments et les émotions qui l'agitaient parfois à son corps défendant. Elle se devait d'être impitoyable ! Les femmes qu'elle gardait n'étaient pas là par hasard. Ce n’était pas des anges injustement condamnés. Elles s'étaient endurcies à forces d'épreuves, de mauvais traitements et de travaux pénibles et dangereux dans les camps. Pour une fois, étrangement, lorsqu'elle avait posé les yeux sur cette jeune femme à l'air tellement inoffensif, elle avait eu l'impression que son salaire ressemblait à s'y méprendre aux trente deniers de Judas.
C'est presque estomaquée qu'elle avait lu sur son ordre de mission le régime particulier qu'allait devoir subir cette prisonnière exceptionnelle. Elle n'avait jamais eu à appliquer de si cruelles conditions à un détenu. Celles-là étaient d'une sévérité sans égale et concernait exclusivement le matricule 1058.01 : elle devenait à vie, l'unique pensionnaire de la cellule zéro habituellement destinée à la très dissuasive « mise au trou » des éléments perturbateurs. Le mitard, transféré à l'étage supérieur pour la circonstance, était normalement situé au dernier niveau de la forteresse - qui en comportait cinq - le fameux quatrième sous-sol.
C'était une cellule exiguë de deux mètres cinquante sur deux. Très fraîche l'été, très peu chauffée l'hiver, elle était propre mais sommairement meublée d'une étroite couchette scellée au mur du fond, d'un lavabo et d'un WC chimique, hygiène oblige ! Le plafond, à trois mètres de hauteur, était inaccessible. En son milieu, une petite lampe sous globe diffusait en permanence une faible lumière. Pas de fenêtre bien sûr. Le tout était fermé électroniquement par une lourde porte blindée munie d'un œilleton de surveillance et d'une trappe pour passer la nourriture, tous deux également à commande électronique. Le mitard, qui occupait à lui seul ce dernier niveau plus petit que les autres, était en quelque sorte un émule des anciennes oubliettes. L’atteindre ressemblait à un parcours du combattant. Peu de matonnes aimaient à s’y risquer. Ça leur foutait le bourdon disaient celles qui l’avaient effectué avant l’arrivée de 1058-01.
Il fallait en effet partir des douches, emprunter un escalier en colimaçon si étroit qu'on n'y pouvait tenir à deux de front, puis un long couloir humide, mal ventilé, mal éclairé qui menait à une espèce d'antichambre en face de la cellule zéro. L'antichambre de la mort ! Le reste du niveau servait de débarras. On y entreposait notamment les sacs de linge à réparer qui descendaient là par un monte-charge. Cette tâche ingrate de raccommodage serait désormais dévolue au matricule 1058-01 qui devrait l’accomplir assise sur son grabat, sous la maigre lumière émanant du haut plafond.
La nouvelle prisonnière allait donc être confinée dans ce trou à rats, vingt-quatre heures sur vingt-quatre en dehors du jour de la douche qui coïnciderait avec celui de la promenade, une fois par quinzaine. Courte promenade qu'elle ferait aux aurores avec sa gardienne attitrée, elle en l'occurrence. Elle n'aurait aucun contact physique avec les matonnes qui ne pourraient que l'entrevoir dans cette déprimante semi-pénombre.
Seuls Gertrud, le directeur et son adjointe seraient autorisés à la voir autrement qu'à travers l'œilleton. En son absence, quelle qu'en soit la durée et pour quelque motif que ce soit, la sortie serait supprimée. Naturellement, aucun contact non plus avec les autres détenues du quartier des femmes qui se trouvait deux étages au-dessus, dans l'aile Est de la forteresse.
À l'opposé, dans l'aile Ouest, se trouvait le quartier des hommes sous la férule de Felipe Jiménez, secondé par Angelo Battistini. Le quartier ouest bénéficiait toujours de son mitard au quatrième sous-sol. Le premier niveau était le seul qui soit situé en surface. On y trouvait l'aire d'accueil des détenus avec ses deux bâtiments de transfert vers leurs quartiers cellulaires respectifs, l'aire de livraison et son bâtiment de stockage temporaire. C’est au premier niveau également que le directeur et son adjoint jouissaient de leur domaine privé, pour ne pas dire privilégié : cours et jardins, bureaux mitoyens avec ascenseur personnel menant aux étages inférieurs, logements de fonction. Ils y bénéficiaient aussi d’un mini complexe sportif climatisé comprenant sauna, piscine chauffée, salle de musculation, salle de projection tridi, bibliothèque. L’ensemble des quartiers directoriaux était protégé par une coupole de verre sécurit suffisamment mince pour laisser passer la lumière du jour comme si on se trouvait dehors et suffisamment solide pour résister à toute agression extérieure, qu'elle soit naturelle ou humaine. Un palace en enfer !
Les cours de promenades elles, étaient situées dans l'enceinte-même de la forteresse, exactement entre les deux mètres cinquante séparant les deux hautes et épaisses murailles bétonnées qui la composaient. Elles ressemblaient donc plus à des chemins de ronde qu’aux habituelles cours des anciennes prisons. Celles des droits communs, l’une à l'est, l’autre à l'ouest, jouxtaient les deux bâtiments de transfert auxquels elles étaient reliées par un sas blindé. Leur promenade terminée, les prisonniers rejoignaient leur sphère de détention souterraine par un étroit escalier.
Ces cours étaient juste assez grandes pour qu'une vingtaine de prisonniers par rotation, s'y promènent deux fois par semaine encadrés par cinq matons armés de neutros à pleine puissance paralysante. Le silence y était de rigueur même pendant cette courte heure de détente.
Les deux cours de promenade des détenus des mitards, étaient également à l'intérieur de l'enceinte. Elles avaient été construites tout exprès pour eux après qu’une loi pour l’humanisation des QHI ait été votée. Elles étaient coincées entre les deux épaisses murailles. Espèces de donjons rectangulaires sans toit, d'un mètre cinquante de large sur quatre mètres de long, elles étaient entourées par leurs propres murs qui venaient renforcer ceux de l’enceinte qu’ils surélevaient ainsi de deux mètres. L’ensemble ressemblait à une tour si haute qu’on n’en voyait presque plus le rectangle de ciel au- dessus. Là aussi on accédait à la sphère de transfert par un sas blindé puis aux sous-sols par un escalier. Eux n’avaient droit qu’à une demi-heure, une seule fois au cours de leur séjour, par mesure d’hygiène. Et c’était une faveur pour des rebelles censés être à l’isolement total !
C’est dans l'enceinte sud que se trouvait le grand sas d'entrée, commandé par deux lourdes portes blindées à double battants dont l'ouverture et la fermeture se faisaient électroniquement, de l'intérieur, par le poste central de vidéo surveillance situé également au sud. C’était un petit bâtiment en forme de tour carrée, peu élevé, dont les murs étaient tapissés d’écrans de contrôle tridi allumés en permanence. C’était aussi dans ce poste que se trouvaient les ordinateurs commandant tous les systèmes électroniques de la Forteresse : verrouillage et déverrouillage des portes, antennes de brouillage, liaisons externes et internes etc.
Au deuxième niveau ou premier sous-sol se tenaient les quartiers des gardiens chefs et de leurs adjoints ainsi que ceux des simples matons. Chaque secteur de fonction comprenait les chambres des gardes de nuit ainsi que le bureau personnel des gardiens chef où se faisait l’inscription des détenus à leur arrivée.
La salle de repos, la bibliothèque, la salle de sport et le réfectoire étaient communs aux deux secteurs. C’est également à cet étage que se trouvaient les chambres froides, les infirmeries, les réserves de nourriture non périssables, les magasins de vêture, ceux d'outillage et ceux des diverses fournitures nécessaires à la vie de toute la population de la Forteresse.
Le troisième niveau - le deuxième sous-sol - était consacré à la détention. Chaque aile était bâtie sur trois paliers. Les deux premiers édifiés en mezzanines, était consacrés aux cellules, cent pour chacune et dominait le troisième où se tenaient les ateliers de travail, les cuisines et le réfectoire des droits communs légers. Les plus « méchants » locataires des QHI séparés du reste de l’espace cellulaire par un sas blindé, mangeaient dans leur cellule. Les différentes strates du niveau carcéral étaient reliées par des escaliers couverts et par de longs couloirs entrecoupés de sas de sécurité.
Le quatrième niveau - le troisième sous-sol - était l'étage sanitaire. On y trouvait, propres à chaque aile, les douches et les vastes buanderies où les prisonniers affectés à cette tâche faisaient tourner à longueur de journée quatre grosses machines qui lavaient tout le linge de la prison. D'immenses salles de séchage tendues de kilomètres de fils d'étendage, complétaient les lieux. Seuls les pensionnaires des mitards accédaient aux cours de promenades à partir des douches.
Le cinquième niveau - le fameux quatrième sous-sol - était donc strictement réservé aux mitards, dont la cellule unique, dans chaque aile, portait le numéro zéro.
Il va sans dire que mises à part les mensuelles livraisons de nourriture et celles - plus espacées - assurant le renouvellement des fournitures, la visite ponctuelle d'un médecin ou d’un psy, la descente plus ponctuelle encore d'un service sanitaire, la Forteresse fonctionnait en quasi complète autarcie.
Pour en revenir à l'étrange recluse de la Zéro, pensionnaire à vie du mitard des femmes, il n'était pas question qu'elle coûte trop cher à l'administration pénitentiaire. Il était stipulé qu'elle n'aurait droit qu'à deux repas quotidiens, contrairement aux autres qui en avaient trois : un à six heures, le deuxième à onze heures trente, le troisième à dix-huit heures trente. 1058-01, elle, ne bénéficierait que du premier et du dernier qui ne seraient constitués que du strict nécessaire à sa survie et au travail qui lui serait confié dans sa cellule dont elle devrait, à l'instar de chaque détenu, assurer quotidiennement le nettoyage après son frugal petit déjeuner. Les seules paroles que Gertrud ou Andréa, sa remplaçante lors de ses repos, seraient autorisées à lui adresser, seraient des ordres brefs précédés de son numéro matricule. Elle était en effet programmée pour ne répondre que de cette façon à quelque sollicitation que ce soit.
Ce régime était encore plus drastique que celui qu'on appliquait dans les cas extrêmes et uniquement pendant la durée limitée de la mise au trou qui n'excédait jamais deux semaines. Les détenus craignaient le régime du mitard, même les hommes les plus endurcis. Les matons le qualifiaient de « dur de dur » Pourtant, aux yeux de Gertrude, il faisait à présent figure de paradis à côté de celui qu'allait endurer à perpétuité sa prisonnière.
Ce samedi matin-là, après une semaine de garde éprouvante et intensive partagée entre les détenues ordinaires et celle du quatrième sous-sol, la gardienne-chef de l'aile des femmes allait pouvoir regagner son domicile, situé à une vingtaine de kilomètres de la Forteresse. Elle passait la main à Andréa Johnson, la garce qui briguait sa place. Elle ne l'aimait pas et réprouvait sa façon cruelle de traiter les prisonnières mais elle se consolait en se disant que cette peau de vache n'avait pas le droit d'approcher sa « cliente ».
De plus, telle qu'elle la connaissait, pendant ce week-end de liberté sans la Walkyrie, elle aurait d'autres chats à fouetter que la misérable loque de la Zéro.
Andréa était une boulimique du sexe, que la présence austère et réprobatrice de Gertrud empêchait de s'adonner à son passe-temps favori. Baumann savait que son adjointe se rattrapait sitôt qu'elle avait le dos tourné. Elle passait alors le plus clair de son temps à entretenir sa réputation de mangeuse d'hommes. Elle ne se gênait pas non plus pour rogner largement sur celui qu’elle était censée consacrer à son travail !
Tous les gardiens y étaient passés et y repassaient chacun à leur tour. Pas de jaloux ! Pas même Felipe Jiménez, son amant en titre qui assistait en se pourléchant à ses ébats avec les autres. C'était la seule condition qu'il lui avait imposée et qu'elle avait acceptée ravie de l'aubaine. Elle aussi était une voyeuse patentée. Le reste du temps, la roulure le passait à asticoter les prisonnières, juste pour les faire sortir de leurs gonds et avoir ensuite le plaisir de les mettre au trou.
Avant de lui laisser la relève et ses instructions, Gertrud alla jeter un coup d'œil à l'hôte de la Zéro et lui porter son premier repas. Si frugal qu'elle se demandait comment 1058 tenait encore debout. Il n'était composé que de cent grammes de pain rassis trempé dans une gamelle de lait tiède légèrement sucré coupé d'eau. Le dimanche, de sa propre initiative et sans en rien dire à personne, elle ne mettait que du lait bien chaud très sucré parfois agrémenté d’une bonne dose de café et elle ajoutait un gros morceau de pain. Tout aussi discrètement, à 11 h30, elle lui glissait un morceau de viande dans le tas de linge qu'elle avait à raccommoder. Pas de régime de faveur ce dimanche à venir. Ce n'était pas le genre de Johnson !
Il était six heure moins cinq, 1058.01 dormait encore. Recroquevillée en position fœtale sous la hideuse couverture marron, la tête dépassant à peine, elle tournait le dos à son observatrice. Elle marmonnait pendant son sommeil. Gertrud aurait juré qu'elle chantait.
Impossible ! Ça ne pouvait être que du baragouin incompréhensible, tout juste assimilable en la circonstance au ronronnement des chats !
Elle écouta plus attentivement et en resta interdite. C’est une voix de petite fille qu'elle entendait. Une toute petite fille qui fredonnait une berceuse ! Elle frémit en écoutant les paroles qui s'élevaient doucement dans le silence épais de cette tombe :
« Petite Mary,
Lorsque vient la nuit,
Ferme tes beaux yeux
Sur tes rêves bleus.
Demain le soleil
Verra ton réveil.
Mais en attendant
Dors bien mon enfant… »
Comment était-ce possible ? D'après ce qu'elle avait lu sur eux, les lobos nouvelle génération - plus profondément mutilés que ceux qu'elle voyait ici - ne parlaient pas. Ils poussaient des cris inarticulés, couinaient comme de chiots quand ils avaient mal. Ils grognaient quand on les agressait mais se calmaient sitôt que l'on en proférait l'ordre. Quand un reste de réflexe humain les poussait à s'exprimer, ils le faisaient par onomatopées ou par de ridicules borborygmes mais ils ne parlaient pas ! Elle rêvait sûrement et le rêve faisait ressurgir des réminiscences de son enfance. Ça devait être l’explication, elle n’en voyait pas d'autre. Dieu ! La fillette qui survivait aux confins de la conscience de cette morte-vivante, la petite Mary de la berceuse probablement, avait une voix d'ange !
Ce fut à contrecœur qu'elle aboya à travers l'œilleton :
- 1058.01 silence ! Debout ! Mange, lave-toi et nettoie ta cellule !
La pauvre fille sursauta et se tut instantanément.
Elle se dressa sur sa couchette comme un ressort puis elle se leva et vint prendre sa gamelle dont elle dévora le contenu à toute vitesse. Elle était visiblement affamée. La maigre pitance qu'on lui servait ne pouvait suffire à la rassasier. Lorsqu'elle eut fini, elle nettoya minutieusement le quart en fer blanc, le remit sur le rebord près de la trappe puis, elle enleva l’informe et large tunique de toile grise et rêche qui lui servait d'unique vêtement. Elle se lava sommairement, se rhabilla et commença à ranger sa cellule en y mettant le soin tout mécanique du parfait robot qu’on avait fait d’elle.…
Gertrud se détourna.
La colère et la pitié l'envahissait, tous sentiments qu'elle s'interdisait généralement parce qu’elle devait à sa fonction d’être dure et insensible en toutes circonstances. C’est même précisément pour ces qualités qu’elle avait été recrutée. Mais aujourd’hui, la vue de cette créature sans âme qui avait été une femme jeune et belle, une femme, appréciée, aimée peut-être et que la lobotomie et l'enfermement vouaient désormais à une vie totalement exempte de sentiments, suscitait en elle colère et pitié. Elle haïssait le système cruel qui la condamnait à une mort lente pire que la mort elle-même ! Elle se força à la regarder encore une fois avant de s'éloigner : elle était devenue maigre à faire peur !
Et pourtant…
Puis, habitée par une honte qu'elle ne s'expliquait pas, elle remonta et rejoignit Andréa au rez-de-chaussée pour lui donner les consignes de rigueur jusqu'à son retour le lundi suivant. Comme 1058, bien qu'elle ne soit pas lobotomisée, Johnson obéirait aux ordres sans se poser de questions et surtout, sans les dérangeants états d'âme de sa gardienne-chef. États d'âme qu’elle ne soupçonnait pas, fort heureusement ! Si elle avait su, la garce n’aurait certainement pas manqué de se servir de cet argument pour la descendre en flammes auprès des autorités compétentes !
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Les deux seules personnes avec lesquelles il osait partager sa souffrance étaient sa sœur et Félie. La mère de Mary avait trouvé refuge chez les Mus. Elle les suivait désormais dans tous leurs déplacements, soutenant son beau-fils de toute sa maternelle affection. Ensemble, ils évoquaient l'absente, se nourrissant du même espoir de la revoir un jour, vivante et jouissant de toutes ses facultés.
Hubert et Jézabel avaient eux aussi été conviés à ce Rassemblement munichois. Depuis le procès de celle qu'il vénérait toujours, le jeune architecte avait totalement rallié la cause de son rival et bien que ce dernier sache qu'il aimait toujours Mary, il appréciait énormément sa présence.
Ils n'avaient pas besoin de parler d'elle pour savoir à quel point elle leur manquait mais ils évitaient d'un commun accord de prononcer son nom. Hawk sentait encore parfois les ondes de rancœur qui émanaient de l'ex-fiancé de sa femme. Hubert se disait souvent à juste titre d’ailleurs, qu'avec lui au moins, elle aurait mené une existence sereine et sans danger. Mais il se reprenait toujours en s'avouant qu'elle n’aurait pu l’aimer lui, comme elle aimait son mari et il pleurait en silence de l'avoir deux fois perdue, sûr que Blue Hawk lui aussi, versait d'amères larmes dont il espérait en secret, qu'une part au moins était due aux remords de n'avoir pas su protéger son épouse.
Et il avait raison ! Hélas !
Quant à Jézabel, elle était désormais totalement intégrée au mouvement. Sa passion effrénée pour Loup l'avait entraînée bien plus loin qu'elle ne l'aurait imaginé lorsqu'elle était tombée éperdument amoureuse de son « sujet d'étude » comme elle disait alors. Ce que son tempérament de feu lui avait d'abord fait prendre pour une passade, volcanique mais peu durable, s'était mué en un amour puissant et exclusif. Elle aurait tout abandonné pour suivre Loup, si Hawk lui-même ne lui avait pas demandé de garder contact avec la confrérie des thérapsys à seule fin de se faire parmi eux, de nouveaux et utiles alliés.
Leur position privilégiée au sein du corps médical, leur permettait en effet de contrecarrer discrètement les manœuvres de l'OMS qui avaient si bien réussi jusque là. C'est sous couvert de leur très respectable et très reconnue profession qu’en toute légalité ils parviendraient petit à petit à défaire ce qu'eux-mêmes avaient fait alors qu'ils se croyaient à juste titre de parfaits serviteurs d'une parfaite médecine. Pour cela il leur faudrait en premier lieu sevrer leurs patients de leur dépendance aux anti-D et autres médicaments agissant à leur insu sur leurs neurones, puis briser sous hypnose leurs effets pernicieux sur le psychisme. Cela demandait non seulement du temps mais encore une totale discrétion.
En outre, leurs fichiers permettraient aux Mus de prendre part dans l’ombre à la guérison profonde et définitive de bon nombre de ces malades qui, inconscients de l'être et en suivant ces traitements répétés, obéissaient aveuglément aux directives de l'OMS, croyant ainsi préserver leur santé autant que leur normalité. C'était à cette condition, en unissant leurs forces que disparaîtrait petit à petit la maladie du siècle : la peur de l'anormalité et toutes les autres peurs qui en découlaient. À l'instar des lobotomisés mais d'une façon bien plus sournoise, la population mondiale avaient été depuis trop longtemps privée de son libre arbitre, il était temps de le lui rendre !
De leur côté, Alexeï et Surprise ne restaient pas inactifs. Bien que très surveillés en raison de leurs trop amicales relations passées avec Mary, ils luttaient en secret contre la désinformation organisée par le Gouvernement Unique tout en feignant officiellement haut et fort afin d'être crédibles, de soutenir son action et de se réjouir de la merveilleuse efficacité de sa Justice. C'était pour eux un véritable crève-cœur mais il en allait de leur sécurité et de celle de leurs familles respectives.
« Notre ex -amie était un monstre ! Si nous avions su, jamais nous ne l’aurions fréquentée ! Elle nous a odieusement trompés mais fort heureusement, elle a été condamnée ! Ce n’était que justice après une telle trahison ! »
Voilà ce qu'ils soutenaient, le cœur secrètement déchiré d'avoir à mentir aussi honteusement et d'ajouter, la mine contrite : « Nous voulons qu'on nous laisse en paix désormais. Nous n’avons plus qu’un souhait, c’est d’oublier cette maudite affaire qui a bien failli démolir notre vie ! À présent, nous désirons plus que tout profiter de notre petite fille encore si fragile ! »
Le bébé s'appelait Marie-Rêve. Elle était née dans la douleur et les larmes le lendemain de la condamnation de Mary, le 7 octobre. Surprise avait perdu les eaux en sortant du tribunal.
Sa délivrance avait duré plus de douze heures, comme si l'enfant elle-même avait rechigné à naître dans un monde aussi pourri. La minuscule fillette était chétive. Elle n'avait poussé son premier cri qu'après de longues et angoissantes minutes. Chacun en Matobs s'était accordé pour dire que cet accouchement difficile, anormal en cette époque, était la conséquence directe des manœuvres démoniaques de la mutante. Surprise, plus déchirée que jamais, n'avait rien pu faire d'autre que d'accréditer cette thèse. N'était-ce- pas exactement ce qu'elle avait pensé après coup, lorsque Mary leur avait révélé qui elle était vraiment ?
La comédie de la haine qu'elle devait continuer à jouer aux yeux de tous lui était insupportable ! Elle aurait tant aimé être auprès de Félie et de Blue Hawk dans la cruelle épreuve qu'ils traversaient par sa faute. Elle aurait fait amende honorable, imploré leur pardon à genoux. Elle aurait rendu à Hawk le pendentif que Mary l'avait forcée à prendre le jour de son arrestation. Depuis, elle le conservait pieusement. Chaque fois qu'elle le regardait, le chagrin et le remords l'envahissaient. Elle pleurait alors toutes les larmes de son corps et rien ne parvenait à la consoler. Pas même l'adorable petite fille nichée au creux de ses bras. Bien au contraire. Qu'elle soit vivante tandis que celle qui avait permis cela croupissait en prison, ajoutait encore à ses remords
Cette nuit du 28 octobre donc, dernier jour du Rassemblement et fermeture officielle de l'immense foire exposition internationale, les Mus faisaient le bilan de ce qu'ils avaient appris durant toute cette semaine. Ils étaient confirmés dans leur opinion que si « on » leur avait déclaré une guerre aussi acharnée, c'était parce qu'ils étaient les seuls à avoir percé à jour les agissements du Gouvernement. Les seuls à savoir clairement que les « Sages » n'étaient pas aussi sages qu'ils voulaient le faire croire.
Oui ! C'était pour cela qu'on les pourchassait, non pas parce qu'ils étaient les membres d'une prétendue secte satanique ainsi que l’avait toujours cru l’opinion publique jusqu’à présent. Car il semblait bien désormais que de moins en moins de monde croit en cette fable. Restait cependant le fait qu'ils étaient des « anormaux » et cela nul encore en dehors de leurs alliés avérés, ne le contestait. Or, cette anormalité elle, faisait encore trop peur.
Ce qui ressortit de ce bilan, c'est que toutes leurs informations étaient recoupées par une seule : un nom qui revenait souvent, celui de ce « on » à l'aura si malfaisante: Solomon Mitchell, un fils de pasteur, élu parmi les Sages et qui paraissait avoir une considérable influence sur la majorité d'entre eux. Un frisson d'appréhension avait traversé l'échine de Hawk à la mention de ce personnage inquiétant. Pendant une brève seconde, il l'avait visualisé et bien que sa vision soit trouble, la surprise l'avait cloué sur place. Il connaissait cet homme. Il était sûr de l'avoir déjà vu…Mais où ? Cette impression fugitive lui avait laissé un arrière-goût d'amertume dans la bouche et un sentiment de désespoir profond mêlé de peur et de haine. Par dessus tout, il avait su d'instinct que c'était cet homme qui était responsable du sort de sa femme.
Cette nuit là, après qu'il se soit rendu compte qu'aucune des informations collectées ne le mènerait à Mary, il réunit son état -major ainsi que Félie, Hubert et Jézabel. Leur présence était à ses yeux, indispensable en raison même des liens privilégiés qui les unissaient à l'absente. Puis avec ce nombre restreint de fidèles, il en appela au Pouvoir des dix mille autres membres de la Roue disséminés à Munich et dans ses environs, concentrant et canalisant cette force incomparable sur le petit groupe uni par la paume de leurs mains. Tous ensembles, ils constituèrent un vaste et puissant réseau de pensées confondues qu'ils lancèrent à travers l'espace. Ils espéraient ainsi capter les ondes psychiques de Mary. Ils n'interrompirent ce signal d'appel qu'à l'aube. Ils n'avaient à aucun moment réussi à entendre le chant de vie de la Sirène. Déçus et harassés par ces longues heures de veille, ils rompirent le contact et s'éloignèrent, laissant le Faucon seul avec sa peine. Ils ne le virent pas rester quelques secondes immobile, comme tendus vers quelque chose que lui seul avait perçu. Quelque chose de ténu et d'indéfinissable…Quoi ?
Le lendemain il regagnait la Bretagne avec une Félie plus découragée que jamais. Il s'était attaché à ce petit bout de femme qu'un optimisme forcené avait tenu jusque là debout contre vents et marées. Lorsque devant elle il s'avouait vaincu, terrorisé à l'idée que chaque jour qu'elle passait loin de lui, rapprochait sa bien aimée du seuil fatidique pour les lobotomisés, c'était elle qui lui remontait le moral.
- Elle survivra fils, crois- moi ! Elle est comme sa mère, solide comme un roc et comme elle est plus grande que moi, elle est encore plus solide, alors tu vois ! N'abandonne pas mon petit !
- Mais si elle dépasse le seuil sans mourir, elle ne sera plus jamais celle que nous avons connue !
- Nous la retrouverons avant et sinon, tu la sauveras Hawk. Ton amour la sauvera et le mien aussi. Et celui de tous ceux qu'elle a sauvés. Accroche-toi fiston. Il faut y croire !
Et il la croyait. Mais à présent, c'était elle qui était vaincue et désespérée. Elle qu'il lui fallait consoler. Alors, à elle seule, il parla de cette chose indéfinissable qu'il avait perçue après leur départ.
- Nous allons la retrouver Félie. Je ne sais pourquoi mais je le sais, je le sens au fond de mes tripes. Crois-moi !
À son tour, elle s'efforça de le croire
Le 24 novembre, quelques centaines de fidèles les rejoignaient à Kerhostin pour y célébrer le mariage de Jézabel et de Loup. Nul n'osait évoquer l'absente mais tous y pensaient avec une indicible émotion. C'était ici qu'elle était devenue l'épouse de leur Rassembleur. Et il y avait cette femme qui l'avait trahie et dont la présence en rebutait plus d'un. Elle avait publiquement demandé pardon à Hawk puis elle lui avait rendu en sanglotant, le pendentif que Mary lui avais mis de force dans les mains le jour où par sa faute elle avait été arrêtée. Félie lui avait tourné le dos, refusant de la voir. Hawk avait pris sur lui pour ne pas en faire autant. Il avait remis le bijou autour de son cou puis, à contre cœur, il avait pardonné. Il l'avait fait pour Alexeï. Pour Mary surtout. Son si généreux amour dont le dernier geste de liberté avait été un geste de pardon.
Le mariage avait eu lieu. Plus d’une fois il avait failli hurler de douleur en se remémorant le leur. Dans le petit village breton et alentours, tout lui parlait de Mary : la minuscule église, le vieux prêtre, la falaise au menhir, l’hôtel du bord de mer… Être là sans elle lui arrachait le cœur et les tripes. Il mourait intérieurement mais pour ses amis, il avait tenu bon.
À présent comme cette autre nuit et malgré le souvenir de cet autre mariage, la fête battait son plein. Il avait fait son devoir. Il n'en pouvait plus. Revenu en force, le chagrin l'étouffait. Il s'esquiva discrètement prenant le sentier qui menait à la crique qui avait abrité leur amour. Il s'étendit sur le sable, face aux flots murmurant. Là il laissa les souvenirs le submerger : les mains de Mary sur sa peau brûlante, sur sa chair érigée…les baisers, les caresses partagées… La douceur incomparable de son corps de femme sous ses lèvres et sous ses doigts impatients…Tout lui revenait, le torturant jusqu'à l'insoutenable.
Il se releva enfin et frappa les rochers de ses poings comme il aurait voulu frapper les murs qui emprisonnaient Mary. Il hurlait sa rage, sa colère, sa frustration et son chagrin mais elle ne l'entendait pas. Elle ne l'entendrait plus jamais. Et lui non plus ne l'entendrait plus jamais ! Son espoir était vain. Le sang s'écoulait de ses jointures écorchées. Il ne sentait rien.
Il pensa que désormais il ne serait plus capable de sentir autre chose que le vide affreux de l'absence de sa bien-aimée. Alors, à pas pesants et désespérés, il se dirigea vers l'océan qui seul pouvait le délivrer du poids de sa peine. Ce furent Fleur et Félie qui le retinrent de mettre fin à ses jours. Enlacé par les deux femmes, il laissa enfin libre cours à sa douleur immense trop longtemps refoulée.
- C'est ça, pleure mon frère ! Lui dit Fleur en le berçant tendrement contre elle. Même un homme aussi fort que toi a le droit de pleurer.
- Oui, laisse toi aller mon petit ! Ta sœur a raison, tu as bien le droit d'être malheureux, comme tout le monde ! Mais ne perds pas espoir ! Ça, tu n'en as pas le droit ! Moi, sa mère, je te l’interdis. Pleure mais ne meurs pas, la Roue a besoin de toi. J'ai besoin de toi
Tous les trois, ils mêlèrent leurs larmes et leurs souvenirs. Cette nuit là, le Faucon renonça à mourir d'amour.
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