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Deuxième jour
Pas vraiment reposée mais pressée d’un seul coup par cette voix qui la hante, Élisa a repris la route après s’être restaurée et avoir refait le plein d’eau à la rivière. Nourrie, abreuvée, pansée avec soin et ferrée à neuf, la jument semble avoir retrouvé son calme légendaire, du moins en apparence car la jeune femme qui la connaît bien, a parfaitement repéré chez Weena les signes qui prouvent qu’elle demeure sur le qui-vive : les oreilles en perpétuel mouvement, les renâclements intempestifs au moindre bruit suspect, les naseaux et les pupilles dilatés, plus de nervosité dans son pas habituellement régulier…
Elle non plus n’est pas totalement tranquille depuis ce matin bizarre et l’apparition du « robot », qu’elle a inconsciemment baptisé C-3PO.
Voila encore un troublant rappel de cette fameuse mémoire ancestrale régulièrement invoquée par Martha. Un vieux film du vingtième siècle qu’a probablement vu l’Élisa de cette lointaine époque et dont le nom lui revient : « La guerre des étoiles »
Après lui avoir une fois de plus ordonné de se réveiller, le fameux robot s’est proprement volatilisé, alors même qu’elle allait lui demander de s’expliquer !
Voilà pourquoi, tout comme sa jument, elle reste en éveil, persuadée que ce qui ne peut être qu’un émissaire de la Sphère, va réapparaître inopinément au détour d’un chemin. A moins qu’il n’ait été qu’une production de son esprit troublé après son rêve de la nuit dernière. Une hallucination due à sa trop grande fatigue !
Mais alors, comment expliquer la frayeur de Weena ? La proximité d’une bête sauvage?
Á ce stade de sa réflexion, Élisa se demande pourquoi elle voit si peu d’animaux dans cette version du monde qui n’est peut-être qu’un rêve de plus, se répète-t-elle pour la millionième fois depuis son arrivée à Liberté.
Si Martha était là, elle lui répondrait comme elle l’a si souvent fait, que les animaux se cachent naturellement des humains qui représentent, au regard de leur propre mémoire ancestrale, de cruels prédateurs ! Réintroduits progressivement dans le monde du dehors par les maîtres de la Sphère depuis près de 500 ans dans le but de tester la nocivité de l’air, ils se sont adaptés. Pour survivre dans un monde dangereux, nocif et en pleine mutation, ils ont eux-mêmes muté et ont vécu libres et sans crainte jusqu’à la réapparition du paramètre humain dans leur univers.
Il y a la horde de chevaux sauvages dont proviennent Weena, Yaki et les autres pensionnaires des écuries de Liberté. Capturés de haute lutte par les membres les plus téméraires de la gente masculine puis dument dressés, ils font la fierté de la communauté. Réintroduits plus tard que les autres animaux, ils n’ont subi que peu de mutations, restant du même coup, les plus proches en tout, de leurs races originelles.
Il y a les « chèvrebis » sauvages, issues du croisement entre chèvre et brebis. De belles et solides bêtes à double paire de mamelles dont la production lactée très riche, est fortement apprécié des nourrissons dont les mères n’ont pas eu la montée de lait escomptée. Elles sont régulièrement engrossées par de magnifiques « béliéboucs » à longues cornes effilées qui, lors des périodes de rut, se livrent à d’âpres combats pour elles.
Il y a les grosses volailles mutantes à la chair succulente et aux œufs énormes tout aussi délicieux. Habillées de plumes colorées semblables à des écailles, hautes sur pattes et assez agressives, elles sont le résultat d’improbables croisements entre espèces de genres approximativement proches. Faute de savoir ce qu’elles sont exactement, on les unanimement baptisées « poulailles »
Les habitants de Liberté ne se sont vraiment pas triturés les méninges avec des noms compliqués. Pour nommer ces animaux d’un nouveau genre au fur et à mesure qu’ils les découvraient, ils sont allés au plus simple. Elle en rirait presque !
Il y a encore le troupeau commun de bovidés, qui tiennent plus du bison laineux que des vaches, bœufs et taureaux si communs au XXIe siècle. Une race mutagène elle aussi, solide et résistante, qui fournit lait, viande, peau, laine et dont les mâles, d’une robustesse à toute épreuve, tirent les charrues lors des labours. Eux ont très justement récupéré le nom de leur lointain cousin.
Il y a les oiseaux que l’on entend chanter à tue-tête mais qui se montrent si peu, qu’on ne voit d’eux que des envolées de plumes multicolores dès qu’on s’approche d’un peu trop près. Il y a le gibier le plus courant que les chasseurs rapportent au village : des bestioles velues, hargneuses, d’origine indéterminée, qui paraissent cependant être le croisement entre le gros rat musqué et le lièvre, autant que sa mémoire ancestrale puisse le lui rappeler. Ils sont simplement appelés « ralièvres ».
Il y a les rats évidemment, éternels survivants de toutes les apocalypses. Plus nombreux, plus gros, plus noirs, plus voraces que ceux dont elle peut se souvenir.
Il y a aussi des mâtinés de chien, de loup et de renard aux crocs impressionnants, rassemblés sous le terme générique de canidés
Il y a des espèces de félins au griffes et aux canines meurtrières qui n’ont quasiment plus rien de commun avec les chats domestiques de ses autres vies. On les appelle communément « chatigres » en raison de leur extrême sauvagerie. Ils pullulent dans les forêts avoisinantes mais ne se risquent jamais aux abords du village. Rôtie ou en ragout, leur chair est particulièrement fine et savoureuse.
Il y a bien sûr les multiples poissons et les crustacés dont la taille impressionne, que leur offre généreusement l’océan. Il y a les millions d’insectes de toute sorte, qui assurent la pollinisation, volent, rampent, piquent…Ainsi que les tas de membres de la faune souterraine qui ont mieux survécu que les autres du fait-même de leur habitat. Ils sont appris, pour se protéger, à creuser plus profond leurs terriers, nids et galeries.
Des autres espèces terrestres ou marines censées avoir été lâchées dans le monde frelaté du dehors au cours de ces cinq siècles d’expérimentation, il ne semble y avoir nulle trace ! Si elles existent, elles aussi se sont probablement adaptées. Elles ont muté, se sont reproduites, se sont croisées entre elles, ont survécu tranquilles, puis se sont cachées dès le retour des humains si prompts à les sacrifier.
Les seuls qui semblent n’avoir aucune crainte et se montrent les plus dangereux pour les humains, restent les vipères géantes et autres ophidiens redoutables dont les armes défensives vont de la morsure extrêmement venimeuse et souvent mortelle, à l’étouffement par constriction! Ceux-là, quand on les voit, c’est généralement trop tard !
Oui, voilà ce que lui dirait Martha si elle était là ! Mais elle a fui sans lui donner la moindre explication et la vieille femme doit mourir d’inquiétude à l’heure qu’il est !
A-t-elle envoyé du monde à sa recherche ? Probablement ! Heureusement, pour masquer sa fuite, elle a volontairement laissé une multitude de fausses pistes, totalement à l’opposé de la direction qu’elle a prise.
Cela lui laisse du temps ! Du moins l’espère-t-elle. Elle en a besoin pour remplir sa mission ! Même si elle doit s’avouer qu’elle aurait également bien besoin d’un peu d’aide ! D’autant qu’afin de soulager Weena, elle marche depuis des heures sous un soleil de plomb, dans la rocaille d’un sentier montagneux aussi étroit qu’escarpé, que ses pieds la font horriblement souffrir et…qu’elle est perdue ! Elle était pourtant sûre d’avoir suivi scrupuleusement les indications de sa carte. Où s’est- elle trompée ? Le fait est que rebrousser chemin dans ces conditions serait trop dangereux ! Voire impossible ! Le chariot a déjà failli verser plusieurs fois. Alors qu’elle n’a qu’une envie, celle de s’arrêter et de se reposer, il lui faut garder tout son calme et sa concentration pour guider la jument énervée sur le chemin caillouteux à peine assez large pour le chariot !
Elle a soif, faim, elle est fatiguée au-delà du possible mais pas question de s’arrêter. Elle doit trouver un abri avant la nuit ! Alors elle continue à mettre un pied devant l’autre, fermement arrimée à la longe de Weena.
Ce foutu sentier semble n’avoir aucune fin et comble de malchance, de gros nuages annonciateurs d’orage s’amoncellent sur les cimes Il ne manquait plus que cela ! La lente et prudente progression qu’elle s’impose ajoute à son état d’extrême fatigue.
Ses jambes vont bientôt cesser de la porter ! Ou c’est Weena qui va s’écrouler. Il faut qu’elles mangent, qu’elles boivent, qu’elles se reposent, là, au beau milieu d’un chemin perdu en pleine montagne ! C’est une question de vie ou de mort !
Accablée, elle s’arrête et se met à sangloter, submergée par un découragement si profond qu’elle va sûrement s’y noyer ! Les larmes se mêlent à la sueur sur ses joues striées de poussière. Elle pleure de rage et de désespoir ! Comment a-t-elle pu se tromper ?
- Jonathan ! Aide-moi! Hurle-t-elle.
Et son appel au secours se répercute à l’infini sur les flancs de la montagne hostile. Seul un lointain roulement de tonnerre lui répond. Effrayée par son cri autant que par le grondement de l’orage qui se rapproche, la jument s’ébroue. Élisa doit prendre sur elle pour la rassurer alors qu’elle-même est morte de peur !
Soudain, à quelques mètres devant elle, une silhouette apparaît. Elle a peine à y croire pourtant, c’est bien, celui qu’elle a baptisé C-3PO, le robot de son rêve de la nuit dernière. Celui de son réveil intempestif de ce matin. Marchait-il vers elle de son pas raide ? En tout cas, lui aussi s’est arrêté.
Ses yeux d’un bleu surnaturel la fixent avec insistance. Ses bras se tendent vers elle…
- Suis-moi ! Prononce-il distinctement de sa voix désincarnée.
D’un seul coup, elle ne ressent plus la fatigue ni la faim, la soif ou la peur. Comme plongée dans un état second, animée d’une force nouvelle, elle empoigne la longe de la jument, elle aussi magiquement revigorée et se remet en marche dans les pas du robot humanoïde.
Sans pouvoir s’expliquer d’où lui vient cette foi inébranlable, elle a la certitude qu’il va la mener saine et sauve avec sa jument, au bout du périlleux sentier.
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… Harassée par sa longue journée de cueillette, Ehi Sha s’est endormie d’un coup dans la hutte de bois que Roh Ahr Anh a construite pour eux deux et leur enfant à venir, dans un coin isolé du village de son Clan, celui des Chasseurs où ils ont décidé de s’installer jusqu’à sa délivrance.
- Tu ne dois pas être seule quand notre petit naîtra, a-t-il décidé. La guérisseuse de ma tribu sera là le moment venu ! Je n’aime pas être séparé de toi mais il le faut !
Elle s’est pliée à la farouche volonté de son compagnon, un peu déçue de ne plus pouvoir le suivre lors des grandes chasses de la saison chaude, mais en même temps rassurée d’avoir une guérisseuse aussi aguerrie que Mah Rah pour l’assister le jour où son enfant viendra au monde ! Reb Kaha n’a en effet rien à envier à sa vieille amie.
Elle se sent heureuse au sein de ce clan étranger, acceptée et entourée. Bien que sans aucune animosité de leur part, elle sait qu’elle est un peu enviée par les autres jeunes femmes de la tribu qui n’ont pas encore trouvé de compagnon. N’est-elle pas l’unique compagne du beau Roh Ahr Anh ? Elle sait aussi que plus d’une, en secret, guette du coin de l’œil l’évolution de sa grossesse. Si elle mourait en couche, il en serait plus d’une prête à consoler le jeune chasseur ! Elle ne peut leur en vouloir ! Pour elle, il a brisé la tradition qui veut qu’un homme dans la force de sa jeunesse, ait plus d’une femme pour combler ses ardeurs et faire grandir le Clan !
- Je n’ai besoin que de toi ! La rassure-t-il chaque fois qu’une belle et jeune femelle pose son regard de louve affamée sur lui !
Voilà près de quatre fois les doigts de ses deux mains qu’il est parti avec Rah Faëh, son frère aîné et une dizaine des plus fiers chasseurs de la tribu.
II lui a promis d’être là pour la naissance de leur enfant. Un fils, elle le sait ! Elle rêve si souvent de ce petit être qui pousse en en elle. Son ventre ressemble de plus en plus à une outre de peau gonflée d’eau ! Elle a peur qu’il ne puisse tenir sa promesse. D’habitude, une expédition de chasse ne dure pas plus que trois fois les doigts de ses deux mains. Il devrait déjà être rentré. Elle approche de son terme ! Pourtant en dépit de sa fatigue de plus en plus grande, elle s’entête à parcourir de longues distances à seule fin de tromper son angoisse. Elle revient chaque fois fourbue mais ses deux sacs en peau d’ours, remplis d’herbes médicinales si utiles à Reb Kaha.
C’est ce qu’elle a fait aujourd’hui encore avant de s’écrouler sur sa couche de paille odorante pour y sombrer dans un sommeil lourd et sans rêve.
Soudain une voix surgit tout près d’elle, contre sa joue. Une voix qui ressemble à celle de Roh Ahr Anh et qui murmure à son oreille : « Réveille-toi Élisa ! Réveille-toi ! »
Elle ne comprend pas ! Le nom qu’il prononce n’est pas le sien, il lui ressemble mais ce n’est pas le sien ! Elle se rappelle, c’est celui de cette autre elle-même bien plus tard dans le temps ! Elle se réveille en sursaut alors que la voix, de plus en plus insistante ne cesse de répéter : « Réveille-toi Élisa »
Elle ouvre les yeux puis, se redressant à grand peine, elle se lève, bien décidée à obéir à cet ordre aussi impérieux que suppliant.
Il est revenu, ne peut-elle s’empêcher de penser ! Jonathan est revenu.
Pourquoi ce nom du futur et pas celui de son présent, s’avise-t-elle soudain en se dirigeant d’un pas mal assuré vers la porte de la hutte ?
L’aube commence tout juste à poindre. La voix est toujours là, comme si elle parlait directement dans sa tête. « Réveille-toi Élisa ! Réveille-toi ! »
Elle sort dans les première lueurs de ce matin étrange.
- Je suis réveillée Roh Ahr Anh ! C’est moi Ehi Sha ! Où es-tu ? Lance-t-elle à la semi pénombre brumeuse qui recouvre encore le village.
« Réveille-toi Élisa ! » S’entête la voix qui semble surgir de nulle part et de partout à la fois.
Une frayeur ancestrale lui tenaille les entrailles tandis qu’elle s’avance en essayant de deviner d’où l’appelle Roh Ahr Anh.
Le soleil d’un seul coup, jaillit de derrière la colline qui surplombe le village, éclairant de ses rayons pourpres les huttes endormies. Personne d’autre qu’elle ne paraît avoir entendu l’appel de Roh Ahr Anh. En fait, aucun autre son que cette voix, ne lui parvient ! C’est comme si toute autre vie que la sienne et celle émanant de la voix, avait déserté le village.
Cette idée vient de naître en elle, comme une terrible certitude !
Le village est désert. Tous les membres du Clan des Chasseurs, hommes femmes, enfants, se sont évanouis, avalés par la nuit, elle en est sûre !
Elle se dirige vers une hutte, y entre… vide ! Il en est ainsi de toutes les autres. Ne reste plus qu’elle et cette voix qui l’appelle. Si c’était Roh Ahr Anh, il se serait déjà montré.
La terreur la submerge ! Quelle est cette puissante et funeste magie qui a dévoré toute vie dans le village ?
Et à qui appartient cette voix puisqu’elle est persuadée à présent qu’il ne peut pas s’agir de celle de son bien aimé compagnon ?
L’appel insistant se répète, à la fois dans sa tête et plus loin devant elle. Surmontant sa peur, elle avance, déterminée à découvrir de quel être il provient.
Au soleil du matin a soudain succédé une espèce de brume grise qui s’ouvre à chacun de ses pas, puis se referme aussitôt sur elle, lui masquant le paysage et ce qui se cache au-delà, homme ou bête s’adressant à elle avec la voix de Roh Ahr Anh . Elle semble s’élever du sol en même temps qu’elle tombe du ciel.
Celui qui l’appelle est-il un sorcier capable de faire naître le brouillard ? Capable aussi de voler la voix des autres pour tromper ?
Que lui veut-il ? L’entraîner hors du village pour la tuer et se repaître de son essence de vie ?
Ou peut-être a-t-il été envoyé par l’esprit de Roh Ahr Anh afin de la guider vers lui ? Une vision terrible s’impose à son esprit : son bien aimé compagnon git quelque part, gravement blessé et il a besoin d’elle.
L’être ne lui veut aucun mal, au contraire ! Il est là pour l’aider !
Au moment-même où elle comprend cela, la brume se déchire et l’être apparaît devant elle. Il n’est qu’à quelques pas, de dos. Il s’est arrêté de marcher en même temps qu’elle. Doucement, comme pour ne pas l’effrayer d’avantage, il se retourne et lui fait face, droit et raide.
Ce n’est pas un animal ! Pas un homme non plus, même si cela y ressemble. Il est plus grand qu’elle. Plus grand que Roh Ahr Anh ou aucun autre des hommes de la tribu des Chasseurs qui sont déjà eux-mêmes, plus grands que les mâles du Clan de la caverne.
Il se tient debout comme un humain sur deux longues jambes dont les pieds sont recouverts d’une matière inconnue, comme le reste de son corps, remarque-t-elle soudain. Partagée entre la panique qui lui hurle de s’enfuir et une curiosité dévorante, elle continue à observer l’Être qui ne bouge pas et qui s’est momentanément tu… Deux bras presque humains sont tendus vers elle. Deux yeux très bleus, presque humains la regardent. Ils sont étonnamment fixes et pourtant, ils lui parlent : « Réveille-toi Élisa » lui disent-ils …
Un hennissement se fait entendre. Weena ! Élisa se réveille brusquement. Où est-elle ?
Encore engluée dans son rêve étrange, elle a du mal à se souvenir. La voix de « l’Être », résonne toujours dans son esprit embrumé.
« Réveille-toi Élisa » la suppliait-il avec la voix de Jonathan. Sa voix oui, mais déformée, métallique, comme l’est celle, honnie, de la monstrueuse « Machine » de la Sphère.
Une voix qui l’appelle de là-bas, de ce monde enfoui, forclos, maléfique, qui retient Jonathan prisonnier.
Dehors, sa jument hennit de frayeur ! Pourquoi ?
Faisant fi de la douleur de ses membres, elle se lève, débloque la porte et sort. Elle se dirige vers l’arrière de la cabane, dans le bois. Toujours attachée comme elle l’a laissée la veille, au tronc de l’arbre par sa longe, la jument effrayée, rue désespérément pour essayer de se libérer.
- Tout doux Weena ! Murmure t’elle pour la calmer, tout en scrutant les alentours.
Un craquement dans l’ombre épaisse de la futaie fait de nouveau renâcler la jument.
- Du calme ma belle, du calme ! Répète-t-elle tous les sens en alerte.
Son cœur bat la chamade tandis qu’elle flatte sa jument pour l’apaiser. Nouveau craquement suspect sous les arbres…
- Calme-toi, il faut que j’aille voir. Dit-elle à Weena.
Avant de sortir de la cabane, elle a eu le réflexe de saisir son arc et son carquois. Lâchant la jument toujours effrayée, elle encoche une flèche et se dirige résolument vers la source inquiétante du bruit. L’aurait-on suivie ? Et qui ? Un membre du village armé de mauvaises intentions, vu qu’il ou elle se cache d’elle ? Qui à Liberté, lui voudrait du mal ? Et surtout, pourquoi ?
Elle s’avance prudemment, aux aguets, tournant la tête à droite et à gauche, quand brusquement, émergeant d’entre deux hauts fûts, il est là, devant elle, l’être de son rêve.
Un robot androïde comme elle se souvient d’un coup en avoir déjà vu ! Où et quand ? Sa mémoire se dérobe…
Ses yeux d’un bleu surnaturel la regardent avec insistance. Ses deux bras sont tendus vers elle, comme pour lui dire d’approcher… ou de le suivre. Et sa voix, pas celle de Jonathan comme dans le rêve, mais en réalité celle de la « Machine » de la Sphère lui dit, ou plutôt lui ordonne : « Réveille-toi Élisa »
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Premier jour
La voici en route.
Bientôt huit heures déjà qu’elle mène Weena à un train assez soutenu, d’une main à la fois ferme et douce sur les sentiers par lesquels elle est arrivée à Liberté deux ans auparavant. Les tumulus qui les bordent de loin en loin, sont de précieux indicateurs.
« Le sort en est jeté » Se répète-t-elle pour la énième fois depuis qu’elle a quitté le provisoire asile de sa cabane secrète. Elle s’efforce à chaque kilomètre gagné de refréner son angoisse grandissante. Et si Martha et Mélodie, inquiètes de ne pas la voir rentrer, se lançaient à sa recherche ?
Ces derniers jours en particulier, elle a tout fait pour ne pas éveiller leurs soupçons en évitant de partir et de rentrer toujours à la même heure de sa promenade quotidienne. Elle ne leur a montré ni trop d’allant suspect ni trop d’apathie inquiétante. Rien dans son comportement ne devait titiller leur curiosité. Pour montrer sa bonne volonté et son désir de « guérison », elle a saisi l’opportunité de ses balades en solitaires pour ramener au village, champignons, baies et racines comestibles répertoriés par les experts de la communauté. Ou encore du petit gibier si nécessaire pour varier les menus de Liberté. N’est-ce pas sous la houlette de Jonathan qu’elle est devenue une chasseuse chevronnée ? Une belle façon de rendre hommage à son compagnon disparu, pense la majorité des habitants de Liberté. Mais surtout, la preuve pour tous qu’elle s’efforce au mieux, en dépit de ses longues errances, de partager leur vie, d’apporter sa contribution et du coup, de se faire pardonner ses silences et ses absences.
Quand elle a quitté l’enceinte du village ce matin, Martha et Mélodie étaient là, comme d’habitude. Un fin crachin présidait à son départ.
- Tu sors quand même par ce temps ? A questionné Martha, fidèle à son rôle de mère-poule.
- Tu sais bien que je sors par tous les temps ! Alors cesse de t’inquiéter pour moi ! Je vais beaucoup mieux, tu l’as vu non ?
- Oui et j’en suis heureuse ! Ne veux tu pas un peu de compagnie pour une fois ? Mélodie pourrait t’accompagner !
- Bientôt ! Promis ! Mais là tu vois, j’ai encore besoin d’être seule ! Et puis j’ai l’impression que notre jolie Mélodie n’a plus vraiment envie de m’accompagner ces derniers temps, je me trompe ?
- Euh… pas vraiment non ! A répondu l’intéressée en baissant les yeux !
Il fallait en effet être aveugle pour ne pas avoir remarqué que la jeune femme s’était trouvé un nouveau compagnon et que du coup, elle préférait passer son temps avec lui plutôt que de servir de chaperon à sa taciturne amie !
- Bien je vais chasser alors ! Ne m’attendez donc pas trop tôt !
- OK ! Mais sois prudente tout de même hein ! A lancé Mélodie !
- Je le serai, juré craché ! A-t-elle promis, ne sachant d’où lui venait soudain cette expression désuète qui a amené un sourire de connivence sur les lèvres de la guérisseuse.
« Mémoire ancestrale » ont-elles invoqué de concert.
Puis pressée de rejoindre la cabane où l’attendait son précieux chargement de survie, elle a éperonné Weena. Pas question de fondre en larmes devant ses deux amies !
Quelle étrange façon de dire au revoir à sa protectrice, repense-elle en cheminant sous le soleil revenu de ce beau jour d’été.
Afin de mettre le plus de distance possible entre elle et d’éventuels poursuivants, elle n’a pas ménagé Weena depuis ce matin. La brave jument montre d’évidents signes de fatigue. Elle aussi est fourbue. Tout son corps réclame le repos. Une bonne halte s’impose et là-bas, le long de la rivière scintillant sous le soleil, le bosquet de feuillus qui se profile est de bon augure. Elle va pouvoir s’y reposer à l’ombre ! Mais avant elle va se rafraîchir, tout comme sa jument. Et refaire le plein d’eau ! Á bien y regarder, il lui semble reconnaître l’endroit. Ce qui est plus que probable vu qu’elle a suivi scrupuleusement les indications de sa carte, tout autant que les marques régulièrement espacées, laissées en évidence par les différentes équipes d’extracteurs. Si elle ne s’est pas trompée, à l’abri des arbres une cabane l’attend.
Une fois de plus, instinctivement, elle jette un regard derrière elle, étonnée que personne ne l’ait suivie, puis elle se dirige en toute hâte vers le refuge bienvenu.
Elle a libéré sa jument du lourd fardeau qu’elle tirait sans rechigner depuis ce matin. Puis elle l’a menée boire tout son soûl à l’eau claire de la rivière. Après quoi, et bien que l’herbe n’ait pas manqué sur le chemin, elle l’a gratifiée d’une bonne ration d’avoine soustraite à l’un des deux sacs de chanvre que la brave bête portait de chaque côté de son large flanc. Ensuite, elle l’a solidement attachée au tronc d’un arbre, lui a ôté selle, mors et reste de l’attelage avant de la bouchonner longuement. Ces soins prodigués avec tendresse ont eu un effet des plus apaisants sur ses propres tensions.
Ce n’est qu’après avoir accompli ces tâches nécessaires qu’elle a enfin pris le temps de s’occuper d’elle. Un bain rafraîchissant dans la rivière a achevé de dénouer ses muscles et ses nerfs, tout en diluant la poussière sur sa peau. En fermant les yeux de béatitude, elle a évoqué, non sans une certaine nostalgie, la jeune Ehi Sha de sa vie préhistorique. Elle aussi aimait se baigner dans ce qu’elle appelait le serpent liquide…
Nue et délassée, elle a lavé ses vêtements qu’elle a étendus sur la rambarde de la resserre à bois de la maisonnette. Le soleil est encore haut en cette saison ! Puis elle a pris possession du refuge construit par les extracteurs. Comme dans ses souvenirs, il est sommairement aménagé mais suffisamment confortable pour y trouver le repos dont son corps et son esprit ont besoin. Prévu pour deux extracteurs et deux extraits, il bénéficie de quatre couchettes disposées le long d’un des quatre murs de rondins. Un massif et large coffre de bois s’appuie contre le mur opposé. Il contient des couvertures et de longues capes à capuche pour les jours froids Au fond, trône la cheminée près de laquelle sont accrochés des morceaux de viande boucanée enveloppés dans de la toile grossière. Elle ne l’allumera pas ! Inutile d’attirer l’attention ! C’est pour la même raison qu’elle a attaché Weena à l’arrière de la cabane, à l’abri des arbres Une table et deux bancs de facture grossière mais solides, complètent l’ameublement du refuge. Elle a mangé, un peu de viande séchée de sa propre réserve, quelques fruits cueillis en chemin, des biscuits très secs et nourrissants comme Martha lui a appris à en confectionner pour les missions d’extraction de Jonathan. « Des biscuits de guerre » comme les appelle la vieille femme. Encore cette fichue mémoire ancestrale qui préside à bien des aménagements de Liberté !
Le simple fait d’évoquer son amour disparu, ravive ses angoisses. Pour la millième fois, elle se demande si son intuition est juste. Si ce qu’elle a entrepris seule pour aller le sauver, n’est pas une pure folie. Une espèce de fuite en avant destinée à l’empêcher de se consumer en l’attendant… Et s’il était vraiment mort comme n’ont cessé de le lui répéter Martha, Mélodie et les vieux « sages » de Liberté, Andrew en tête ! Tout son être lui crie qu’ils ont tort. Jonathan est vivant ! Ses compagnons de pêche disparus aussi ! Mais cela ne lui dit pas comment elle va s’y prendre pour les libérer de la Sphère, seule, sans autres armes qu’un arc, un gourdin et sa folle détermination !
Son repas achevé, elle est sortie pour regarder les premières étoiles apparaître dans l’azur sombre et pur du ciel d’été. Elle a vécu de tels moments de contemplation avec Jonathan, au cours de son périple salvateur vers Liberté ! Mais aussi lors de ses vies oniriques avec lui. Ces souvenirs mêlés, entre rêves et réalité la bouleversent. Les larmes coulent malgré elle le long de ses joues.
- Jonathan ! Appelle-t-elle, espérant qu’il répondra.
Mais seuls les cavalcades furtives des animaux peuplant la forêt et les hululements funestes des oiseaux de nuit, font écho à son appel désespéré.
Recrue de chagrin, d’angoisse et de fatigue, après une dernière caresse à Weena, elle rentre, bloque la porte et consent enfin à s’étendre sur l’une des quatre couchettes, appelant le sommeil et les rêves de tous ses vœux.
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L’été sera bientôt là.
Voilà près d’un mois qu’elle attend. Chaque jour, du matin au soir, elle passe des heures près du ponton. Une main en visière sur le front, elle scrute l’horizon à s’en brûler les yeux. Elle est devenue maigre à faire peur. Les villageois jettent sur elle des regards de pitié non dissimulée. Elle n’en a cure !
Elle ne se nourrit que pour ne pas mourir. Ne se lève qu’avec un seul but, aller attendre Jonathan. Chaque soir, désespérée, elle appelle le sommeil de tous ses vœux, juste pour y retrouver ses rêves d’autrefois ! Ceux où elle tombait amoureuse de son sauveur. Ceux où elle vivait heureuse avec lui. Ceux où ils faisaient ensemble le plus bel enfant du monde. Mais le sommeil, quand il vient enfin, se fait tellement chiche que les rêves en sont totalement absents!
Alors elle maudit Martha qui s’entête à lui apporter chaque jour au moins un repas qu’elle la force à avaler, la menaçant de la faire enfermer à la maison de cure si elle persiste à refuser de s’alimenter.
Elle maudit les habitants de Liberté qui lui imposent leurs regards empreints de commisération, leurs visites pleines de sollicitude pour voir si elle ne manque de rien.
Elle maudit Andrew, le doyen de Liberté qui lui envoie régulièrement les jeunes hommes célibataires censés lui apporter aide et protection, puisque son compagnon n’est plus là pour le faire.
Elle maudit la Sphère qui lui a inoculé des rêves à son corps défendant et qui n’est plus là pour les générer alors qu’à présent, elle en aurait tellement besoin !
Mais plus que tout, elle maudit Jonathan de l’avoir laissée seule.
- Où que tu sois, tu as intérêt à revenir ! Hurle-t-elle à l’océan désespérément vide !
Et en même temps, elle se dit que s’il apparaissait maintenant, elle pourrait le tuer tant sa colère contre lui gronde et enfle au fur et à mesure que le temps passe !
Depuis quelques jours, une idée insistante trotte dans sa tête. Une idée tellement délirante qu’elle n’ose s’en ouvrir à personne, à Martha surtout ! La guérisseuse est déjà bien assez convaincue qu’elle devient folle !
Cette idée lui est venue une nuit plus cruelle que les autres, pendant qu’elle suppliait une fois de plus le sommeil de venir la prendre. Les yeux clos, dans l’espoir qu’il l’exaucerait enfin, elle a vu, ou du moins, cru voir Jonathan dans les profondeurs de la Sphère, prisonnier, voué à plus ou moins long terme au niveau létal. Un Jonathan reformaté, robotisé, privé de ses souvenirs, privé de la parole, ce qui expliquerait pourquoi il ne l’appelle plus comme il l’a toujours fait jusqu’à présent.
Cela expliquerait également pourquoi elle ne rêve plus, puisque Jonathan était le pilier omniprésent de ses vies oniriques ! Or seule la conscience lui permettait cette faculté.
Un autre mois a passé. Entre temps l’étrange hypothèse d’un Jonathan prisonnier de la Sphère a fait son chemin en elle et bien qu’elle soit presque aussi effroyable que celle de sa mort en mer, elle a au moins le mérite de la conforter dans sa certitude qu’il est vivant autant que d’entretenir l’étincelle d’espoir qui la maintient en vie.
Une vie à laquelle elle reprend goût petit à petit sans que quiconque soit en mesure d’en comprendre la raison. Même si l’appétit ne lui est pas vraiment revenu, elle s’efforce d’avaler chacun des repas que Martha lui prépare avec une obstination qui ne faiblit pas. Elle entretient scrupuleusement sa maisonnette. Elle participe autant que faire se peut à la vie de la communauté, assiste sans dire un mot aux réunions durant lesquelles, personne au demeurant ne lui pose la moindre question. On respecte son silence que l’on attribue au deuil.
Personne non plus, y compris Martha, ne lui a demandé pourquoi elle ne se rend plus près du ponton pour y attendre Jonathan. Chacun se dit qu’enfin, elle s’est résignée à sa perte, comme l’ont fait les femmes des autres disparus. Andrew a néanmoins renoncé à lui envoyer les jeunes célibataires de Liberté. Cette femme muette et austère en rebute plus d’un d’ailleurs !
Si elle a repris des forces et perdu cette maigreur inquiétante pour Martha qui la couve comme une mère, elle n’a toujours pas retrouvé les courbes qui faisaient d’elle la jeune femme si attirante dont s’était follement épris Jonathan. Elle ne veut plus attirer personne et pour bien le faire savoir, elle est allée jusqu’à couper sa longue chevelure brune et s’habille désormais comme les hommes du village.
Chaque jour, quel que soit le temps, elle sort de l’enceinte de Liberté pour de longues promenades à cheval en solitaire. Weena, sa jument pommelée, ne demande pas mieux ! Elle dépérit depuis que sa maîtresse a accepté de céder Yaki, l’étalon noir de Jonathan qui partageait son enclos, à un jeune homme de Liberté. Nul ne s’avise de la suivre. Pas même Martha ou Mélodie devenue sa meilleure amie depuis la disparition de leurs compagnons respectifs. La seule fois où les deux femmes s’y sont essayées, le regard noir creusé de cernes d’Élisa les en a dissuadées.
- J’ai besoin d’être seule ! A-t-elle lancé comme pour s’excuser.
Elle s’en veut terriblement de les tenir ainsi à l’écart ! Elle a le sentiment de les trahir, de bafouer leur amitié qui se traduit par un profond besoin de la protéger. Elle a honte de son attitude envers Mélodie qui a beaucoup souffert elle aussi, de la disparition de Rafael mais qui, au contraire d’elle a admis la mort de son compagnon.
L’argument dont elle use et abuse chaque fois que leur velléité de l’accompagner se manifeste un tant soit peu est la pure vérité, même si ce besoin de solitude n’est pas uniquement dû à son chagrin mais qu’il sert surtout de parfaite excuse à son inavouable projet. Elle est tellement sûre que si elle leur disait la vérité, Mélodie et Martha ferait tout pour l’empêcher de le mettre à exécution !
Ce que ses protectrices dévouées ignorent, comme le reste du village, c’est qu’elle s’entraîne, allant chaque fois de plus en plus loin car une idée folle a germé dans sa tête, celle d’aller libérer Jonathan et les autres disparus, des griffes de la Sphère. Parce que si Jonathan n’est pas mort, eux non plus ne le sont pas. Elle ne peut parler de son projet à quiconque. Elle passerait pour une folle ! Tous sont tellement persuadés qu’elle a fait son deuil !
Alors elle se prépare. Elle affûte son corps. La route sera longue et difficile, elle aura besoin de toutes ses forces pour l’affronter. Elle affûte sa mémoire aussi, pour qu’elle lui restitue détail après détail, le chemin emprunté de la Sphère à Liberté. Les montagnes, les collines, les cols, les vallées, les abris, les sentiers et les tumulus, les rivières, les forêts… Tout lui revient peu à peu. Afin de seconder au mieux sa mémoire à tout instant lors de son trajet, elle a reproduit au pinceau sur une toile de chanvre et à la seule lueur de sa lampe à huile, l’unique carte de l’itinéraire des extracteurs qu’elle subtilisait chaque soir et remettait subrepticement en place chaque matin, avant l’aube.
Elle s’est construit une cabane dans une forêt assez éloignée de Liberté, sur le chemin de ce qu’elle appelle désormais « le retour vers l’enfer ». Elle y entrepose en secret tout ce dont elle aura besoin pour son expédition aventureuse : son sac à dos bien sûr et, réparti dans d’autres sacs de toile étanche, des vêtements et des chaussures de rechange, une longue veste à capuche pour la pluie, un large chapeau de paille tressée pour le soleil, quelques récipients pour cuisiner, de bonnes pierres à feu pour éviter d’avoir à en chercher, de la viande et du poisson séchés, des fruits secs, une boîte pleine de pilules nutritives prélevées par les extracteurs dans les distributeurs de la Sphère, qu’elle a discrètement récupérées dans la pharmacopée de la maison de cure. Elle a également prévu onguents, herbes médicinales diverses et pansements pour elle et la jument. Ses armes de chasse et de défense, complètent son équipement : l’arc et le carquois rempli de flèches que lui a offert Jonathan pour leurs parties de chasse, un gourdin noueux, un harpon pour la pêche en rivière. Elle s’est cousu deux grandes outres de peau pour ses réserves d’eau, comme le faisait Ehi Shah dans ses rêves. Elle pourra y remplir sa gourde et le bac abreuvoir de Weena, en l’absence de points d’eau. Elle n’a pas oublié les deux grands sacs de bat remplis d’avoine pour sa jument - merci Djibril et sa connaissance des plantes fourragères- ainsi que des fers de rechange et l’outillage nécessaire pour les poser. Le forgeron de Liberté lui a appris comment s’y prendre.
Il est heureux qu’à l’instar de ses lointains ancêtres préhistoriques, la jeune communauté ait redécouvert « l’âge du fer » ! Tout cela constitue un chargement assez volumineux, elle en a conscience mais il est indispensable pour le long périple qui l’attend. Un mois environ, a-t-elle compté, en croisant les doigts que rien de fâcheux ne la ralentisse.
Pour le reste, elle espère bien trouver des compléments de nourriture fraîche pour elle et sa monture sur le chemin. Pour étancher leur soif et remplir régulièrement ses outres, il y aura les rivières et les différents points d’eau qui jalonnent son parcours, bien marqués sur la carte.
Elle ne peut s’empêcher de remercier Ehi Sha, son double préhistorique, pour tout ce qu’elle lui a appris en matière de survie !
Il y a maintenant une semaine, alors que le village dormait encore, elle a amené à la cabane, le chariot dont Jonathan et elle, ont le droit de disposer comme bon nombre d’habitants de Liberté. Solides et légers, ils servent entre autre, à rentrer les récoltes de la communauté. Curieusement et heureusement, nul ne semble s’être aperçu de sa disparition. Tiré par Weena qui en a l’habitude, il lui servira à transporter ses « bagages ».
Elles seront bientôt prêtes toutes les deux. Le départ approche ! Il le faut ! Il en va de la vie de Jonathan et de ses compagnons d’infortune.
Ce qu’il a fait pour elle, elle va le faire pour lui !
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Douloureuse, pétrifiante, leur attente a duré cinq jours. La tempête annoncée par Lukas s’est effectivement abattue, telle une main de géant, sur Liberté et sur l’océan qu’elle a secoué trois jours durant.
Dans le village, ce sont les toitures de chaume qui ont le plus souffert des violentes rafales de vent et l’intérieur des maisons ainsi découvertes, des averses froides et drues ! La tempête à peine calmée, hommes et femmes se remettaient à l’ouvrage pour réparer les dégâts.
Le cœur déchiré, le ventre noué, traversée malgré elle par de lugubres pensées, Élisa n’a rien pu faire d’autre pour tromper l’angoisse qui menaçait de la submerger, que d’aider là où on avait besoin d’elle puis de se rendre dès que possible près du ponton pour y attendre déterminée, le retour de son homme. Elle y passait tout son temps libre, dès l’aube, oubliant de boire, de manger, de dormir même quand son corps épuisé criait au secours.
Leurs tâches matinales accomplies, Martha et les huit autres femmes l’y rejoignaient un peu plus tard. Le reste de la journée, elles vaquaient à leurs occupations puis elles revenaient guetter inlassablement l’apparition des voiles blanches à l’horizon, jusqu’à ce que le soleil se couche. Alors, ceux qui se refusaient à envisager le pire, revenaient eux aussi rallumer les feux sur la plage.
En vain ! Nul brûlot signalant habituellement les embarcations la nuit venue, nulle voile déployée à l’horizon.
Au terme du troisième jour, invoquant la violence inouïe de la tempête et forts de leur sagesse, les plus anciens faisaient déjà leur deuil des neuf valeureux pêcheurs. Ils ne reviendraient pas ! Il fallait se résigner et préparer la cérémonie d’usage en l’honneur des disparus.
Élisa ne voulait même pas en entendre parler. Pour elle, Jonathan n’était pas mort. Elle l’aurait su. Le fil invisible qui les reliait depuis toujours, se serait rompu. Elle n’en démordait pas !
« Mais alors, qu’est-il advenu de lui et de ses compagnons de mer ? » Demandaient les oiseaux de mauvais augure en baissant les yeux.
« Je ne sais pas mais mon cœur me dit qu’ils reviendront ! » Rétorquait-elle en dépit de la crainte qui la broyait de plus en plus.
C’est le soir du cinquième jour, une voile se profile dans les premières lueurs du couchant. Une seule voile que ni elle ni Martha ne voient. Pas plus qu’elles ne voient accoster l’unique bateau en très piteux état. Des autres villageois descendus sur la plage dès l’apparition de l’embarcation visiblement malmenée par la tempête, aucun n’a le cœur de réveiller de suite les deux femmes, endormies l’une contre l’autre, épuisées par les longues heures de veille. Les deux seules à n’avoir pas renoncé, uniques résistantes au pessimisme ambiant.
Ce n’est qu’en entendant la coque de bois heurter le ponton, qu’elles sortent enfin de leur bienheureux engourdissement.
Le cri de bonheur qu’allait pousser Élisa meurt aussitôt dans sa gorge. Un seul bateau, le « Bravoure »! Mais ni le « Liberté », celui de Jonathan, Rafael et Khaled, ni le « Rose des vents » où embarquent habituellement, Alonso, Akira et Koumba. Assises dans le sable, près d’elle et de Martha dont le bras protecteur est tendrement venu entourer ses épaules tremblantes, cinq femmes éplorées se laissent aller au désespoir, tandis que les trois autres, impatientes, debout, les bras tendus, attendent que leurs compagnons débarquent. Et les voilà, les trois rescapés de la tempête ! Aymeric, le compagnon de Gaëlle. ; Geoffrey, celui de Vanessa et le benjamin de l’équipe, Lysandro, promis à Mélissa. Le plus jeune équipage de la brigade de pêche ! Même pas soixante ans à eux trois ! C’était leur toute première sortie en mer, chaperonnée par les deux autres bateaux. Six bons marins chevronnés qui eux, ne sont pas revenus ! Qui ne reviendront peut-être plus jamais !
Élisa refuse toujours d’envisager cette fatale éventualité !
« Je le saurais, persiste- t’elle à penser ! Mon cœur me l’aurait dit ! Il doit y avoir une autre explication ! »
- Je sais ce que tu te dis mon petit mais tu dois te préparer à affronter le pire !
- Non ! Ils savent sûrement ce qui s’est passé ! Je…
- Attends un peu ! Laisse-les retrouver la terre ferme et leurs compagnes ! Regarde ! Ils sont morts de fatigue !
- Tu as raison, répond-elle, retenant à grand peine les questions qui lui brûlent les lèvres.
Hâves, les yeux ombrés de cernes profonds, les joues mangées de barbe, les vêtements en lambeaux, couverts de plaies, de bosses et de bleus, les trois jeunes hommes semblent sur le point de s’écrouler. Cependant, bravement, ils se tiennent debout face à l’assemblée des villageois venus les accueillir. Ils sont manifestement prêts à répondre au feu roulant des questions. Pourtant, nul ne prononce un mot ! Respectueusement, les habitants de Liberté attendent que soient scellées les retrouvailles inespérées entre les marins et leurs femmes. Elles osent enfin se jeter dans leurs bras. Ce ne sont plus qu’enlacements, baisers et murmures entrecoupés de sanglots de soulagement et de cris de joie retenus, par égard pour le chagrin des autres.
Puis ils se séparent à regret et tout le monde remonte vers le village. Les trois hommes se nourrissent, ils enfilent des vêtements propres puis, mettant leur immense lassitude de côté, ils se rendent à la Maison Commune où les habitants de Liberté se sont réunis pour entendre le récit de leur pénible aventure. Et des explications sur l’absence des deux autres bateaux. S’ils en ont !
C’est le regard sombre et les poings serrés qu’ils se présentent à la Communauté.
- Alors, que s’est-il passé, interroge Andrew, le doyen du village avec ses 56 ans canoniques.
Toute l’assemblée est suspendue aux lèvres des rescapés. Les femmes des disparus en tête.
Un grand silence s’installe. Les trois jeunes hommes ont l’air tellement accablés que personne n’ose insister. Même Élisa, livide et les mains tordues de douloureuse impatience, se tait face à leur visible désarroi.
- Alors ? répète doucement Andrew.
- Eh bien pour nous, c’est la tempête. Murmure enfin Geoffrey.
Il a parlé très bas mais tout le monde l’a entendu. Tout le monde a vu ses épaules voûtées et ses yeux baissés, comme s’il se sentait coupable. Á l’instar de ses deux camarades qui l’ont désigné comme porte-parole et qui, eux non plus, n’osent affronter le regard des villageois. Moins encore celui des compagnes des six disparus, posé sur eux, interrogateur.
- Comment ça pour vous ? Questionne le doyen interloqué.
- Pour…pour…les autres, nous ne savons pas. Bredouille Aymeric qui s’est décidé à sortir de son mutisme pour épauler son compagnon d’infortune.
- Vous ne savez pas ? Hurle enfin Mélodie dont le tempérament est aussi volcanique que celui de son compagnon est pondéré. Il est impossible que vous ne sachiez pas ce qui leur est arrivé ! Que nous cachez-vous ?
Andrew, en sage qu’il est, a pris la juste mesure de la détresse et de la culpabilité du jeune équipage. Eux sont revenus sains et saufs alors qu’on ne sait rien de ce qu’il est advenu des autres. Il calme aussitôt le jeu.
-Nous comprenons ton angoisse et ton incompréhension Mélodie mais ces trois jeunes pêcheurs ne sont pas au tribunal ! Ils doivent pouvoir s’expliquer sans crainte d’être jugés. Nous ne sommes plus à la Sphère !
- Pardonne-moi Andrew ! Balbutie la jeune femme les yeux pleins de larmes. J’ai si peur ! Je vous en prie, dites-nous tout ce que vous savez ! Poursuit-elle contrite en s’adressant aux trois rescapés.
C’est donc Geoffrey qui reprend la parole pour raconter à l’assemblée tout ouïe, comment, avant même que la tempête ne s’abatte sur eux, les trois bateaux se sont retrouvés séparés.
- Comme les autres pêcheurs ici présents le savent, nous lançons toujours nos filets à peu près dans la même zone, pas trop loin de la côte tout en restant relativement en face de Liberté. Poissons et crustacés y sont abondants. Mais nos nouveaux bateaux de pêche sont plus robustes et fiables que les anciennes barcasses que vous utilisiez avant que nous soyons embrigadés tous les trois. Jonathan avait donc décidé de son propre chef, que nous les testerions en poussant un peu plus le long de la côte, histoire de ne pas appauvrir notre zone habituelle. Le temps était au beau fixe et la mer calme. Nous étions tous partant ! Enfin, nous un peu moins ! C’est notre première saison alors…
Sa voix se fait hésitante. Élisa, qui connaît bien le côté aventureux de Jonathan, pressent la suite.
- Continue Geoffrey, le pousse Andrew.
- Nous avons tous filé vers le nord. Pendant que nous naviguions, nous avons croisé un îlot un peu au large qui nous a paru très abordable. L’idée d’y faire une escale au retour, s’est aussitôt imposée à nous mais il nous fallait d’abord remplir nos paniers. Nous avons donc poursuivi notre route, tout heureux de cette découverte. Nous avons enfin trouvé une zone propice pour lancer les filets. C’est alors que Jonathan nous a annoncé que le « Liberté » et le « Rose des vents » allaient continuer à longer le rivage afin de l’explorer. « C’est le moment où jamais de voir ce que nos nouvelles embarcations ont dans le ventre !» a-t-il argumenté.
- Explorer le pays par la mer ! l’interrompt Andrew. C’est bien une idée de notre Jonathan ça ! Il en a d’ailleurs déjà parlé au conseil. Il aurait dû nous avertir mais il n’en fait toujours qu’à sa tête ! Continue, nous t’écoutons !
- Il nous a dit de jeter nos filets et de rentrer, même sans eux dès que nos paniers seraient pleins. Nous avions la charge de vous annoncer sa décision dès notre retour. La pêche s’annonçait excellente et tous les trois, nous nous faisions une joie de notre petite escale au retour sur l’îlot découvert au passage ! Puis la tempête s’est levée, comme vous l’avez constaté ici. Forte et soudaine. Pas plus tôt que ce que tu nous avais annoncé Lukas, mais en nous éloignant de notre zone habituelle, nous avons perdu la notion du temps et plus encore, celle de la distance !
- Les vagues étaient d’une hauteur inouïe et le vent violent secouait le bateau qui craquait de toute part…Renchérit Lysandro. On embarquait des paquets de mer à chaque creux. On voulait remettre le cap sur Liberté, seulement, c’était impossible sans risquer que la voile ne se déchire et que le mât ne se brise. Alors on a affalé la voilure et on s’est laissé balloter par la houle déchaînée.
- Nous nous étions résignés à mourir. Poursuit Geoffrey. Je ne sais pas combien de temps nous avons dérivé au gré de la tempête. On se relayait à la barre. L’un tentait de diriger au gouvernail pendant que les deux autres écopaient à tour de bras. Tout ça sans manger, ni boire. Nous n’avions plus d’eau potable et nous avions balancé les paniers de poissons par -dessus bord pour alléger le bateau. Pas question de se reposer bien sûr ! Nous avons cru sombrer plus d’une fois tant le bateau gîtait. Nous avons vu passer deux nuits sans que la tempête ne cède d’un pouce. Nous n’avions même pas le temps de penser à ce qui avait pu arriver aux deux autres bateaux. Quand la troisième nuit est tombée, nous avions cessé de lutter. Complètement exténués, nous nous sommes endormis malgré tous nos efforts. Quand nous nous sommes réveillés, étonnés d’être encore vivants, la tempête avait cessé et un hasard miraculeux nous avait fait dériver dans le bon sens. L’île repérée trois jours plus tôt se profilait à l’horizon. Nous avons remis la voile et mis le cap vers cet ilot providentiel. Nous avons pu aborder sans encombre. Nous y avons donc fait escale, pour reprendre des forces avec l’espoir insensé de voir apparaître le « Liberté » et le « Rose des vents »
- Nous nous sommes un peu reposés avant de réparer les dégâts sur le bateau, reprend Aymeric. Nous avons mangé quelques poissons grillés que nous avons réussi à pêcher. Nous avons pu boire tout notre soûl car il y a une source sur l’île Puis nous avons dormi à l’abri des arbres. D’un sommeil assez agité, je dois bien l’avouer tant nous avions peur que la tempête ne remette ça. Sans parler de notre énorme inquiétude pour nos amis disparus. Notre nuit a été courte. L’aube s’est levée mais nous avons scruté l’horizon en vain. Nous pensons que l’Océan a eu raison des deux autres embarcations…
- Et de leur équipage, conclut Geoffrey, le regard assombri de tristesse. Et nous voilà, emplis de gratitude d’être encore vivants et de chagrin pour nos amis probablement morts !
Incapable d’en entendre d’avantage, Élisa a quitté la Maison Commune en courant. De retour dans sa petite maison vide, elle s’est effondrée sur son lit en pleurant toutes les larmes retenues jusque -là !
Si encore elle avait pu dormir. Et rêver à un autre monde dans lequel Jonathan aurait été là, fort, rassurant.
Vivant !
Hélas, le sommeil s’est implacablement refusé à elle.
Le matin l’a retrouvée pâle, défaite, les yeux bouffis de larmes et totalement désespérée.
Vivre sans Jonathan désormais ? Elle ne peut s’y résoudre ! Tant que son cœur ne lui aura pas dit le contraire, pour elle il est vivant. Pas question de se résigner ainsi que le lui rabâche Martha qui est venue très tôt prendre de ses nouvelles !
- Tu sais que je l’aime comme un fils et que sa disparition me bouleverse Élisa ! Tu le sais n’est-ce pas ?
- Je le sais !
- Alors suis mes conseils ! Fais ton deuil ! Ne t’obstine pas à l’attendre mon petit ! Il ne reviendra pas ! Pas plus que les autres ! Ils sont morts ! Il est mort !
- Non ! Hurle-t-elle, prise de rage contre la résignation de sa vieille confidente ! Non, non et non ! Rien de ce que tu me diras ne pourra me convaincre ! N’essaye même pas ! Il est vivant, je le sais, je le sens. Je vais continuer à l’attendre, parce qu’il reviendra !
- Fais comme tu veux ! Mais tu as tort ! Il te connaît…Te connaissait bien Élisa ! Jamais il ne serait parti aussi longtemps sans te prévenir. Jamais ! S’il avait dû revenir, il serait déjà là ! Le Liberté et le Rose des vents ont sombré corps et biens ! Plus tôt tu l’admettras, plus vite tu pourras reprendre une vie normale. Trouver un nouveau compagnon, faire des enfants…
- Ça, jamais ! Vas-t-en !
- Je te laisse à tes rêves et à ta folie mon petit ! Quand la raison te sera revenue, fais-moi signe ! Je serai toujours là pour toi !
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