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Plongée dans l’eau fraîche, elle laisse le courant laver les dernières traces de sang entre ses cuisses.
Depuis qu’elle a saigné pour la première fois, il y a un cycle de cela, elle a changé. Plus encore, c’est le regard des hommes du clan sur elle qui a changé. Mah Rah l’avait prévenue. Dès qu’elle lui a annoncé les inquiétants changements de son corps, la vieille femme lui a dit :
- Tu vas devenir une femme ! Bientôt tu donneras de nouveaux petits au clan. Du sang neuf pour lui redonner des forces…S’ils survivent !
- Mais je...Je ne veux pas enfanter. Pas encore !
- Alors tu vas devoir te battre contre les hommes ! Contre les plus jeunes qui n’ont pas encore de compagne mais aussi contre les plus vieux qui ont perdu la leur. Dis-moi jeune Ehi Sha pourquoi ne veux tu pas d’un petit tout à toi alors que tu t’occupes si bien des nouveau-nés du clan ?
- Je…
- Ne dis rien ! Je sais ! Tu attends toujours ce vaillant chasseur étranger à notre tribu. Tu ne l’as pas oublié !
- Non ! Il a dit qu’il reviendrait, alors il reviendra, je le sais !
- Tu crois donc qu’il tiendra sa promesse ? Tant de cycles se sont écoulés depuis ! Tu n’en avais que 7, tu en as 15 à présent ! Lui en a déjà 23 ! Il a sûrement une compagne et des petits ! Ou il est mort, dévoré par une bête sauvage.
- Ne dis pas ça ! Je sais qu’il vit et qu’il reviendra pour moi. Il me l’a dit !
- Qu’il se dépêche alors parce que je sens que mon heure approche ! Bientôt, je ne serai plus là pour te protéger. Ils ont peur de toi jeune Ehi Sha mais ils craignent plus encore Mah Rah la sorcière.
- Tu ne vas pas mourir Mah Rah. Que deviendrais-je sans toi ?
- Tu sauras te défendre ! Tu es forte ! Tu as résisté à tant de choses déjà. Le froid, la faim, la maladie, les « marche courbé », les « mangeurs d’hommes »… Et tu es toujours là, solide comme le roc de notre caverne ancestrale !
Aujourd’hui, Ehi Sha sait que sa deuxième mère avait raison de s’inquiéter pour elle. À 50 cycles à présent la guérisseuse est vieille, si vieille ! Elle est décharnée et sa peau est toute ridée ! Elle n’a plus de dents alors pour se nourrir, elle demande à sa protégée de lui mâcher sa viande. Et puis elle n’a plus qu’un œil ! L’autre, une femme en colère dont elle n’a pu sauver l’enfant dévoré de fièvre, le lui a crevé ! Elle a failli en mourir et c’est elle, celle que le clan appelle déjà « La guérisseuse », qui l’a soignée avec des herbes et des potions. Pas étonnant qu’elles fassent peur toutes les deux ! Elle avec son don de « double vue » qui s’est encore renforcé avec le temps et Mah Rah qui les fixe de son œil unique comme si elle avait le pouvoir de pénétrer dans leur tête. Ce qu’elle fait d’ailleurs avec elle si facilement ! Elles sont tellement liées ! Bien plus fort que par le sang !
Elle venait à peine d’entrer dans son huitième cycle lorsque sa mère a succombé à un hiver particulièrement meurtrier pour le Clan Elle se souvient que sitôt la dépouille de Sha Rah ensevelie, Mah Rah a renforcé sa protection autour d’elle, s’imposant aux yeux de tous comme sa nouvelle mère. Toujours prête à la défendre bec et ongles contre tous ceux qui s’attaquaient à elle quand Parh Anh était à la chasse. Elle la soignait quand elle était blessée, partageait avec elle la viande que le clan lui octroyait en tant que « guérisseuse » et la laissait se réchauffer auprès d’elle sous sa propre fourrure lors des nuits les plus glaciales de la saison froide.
Comment aurait elle survécu sans la guérisseuse ? Aurait elle seulement survécu ?
Elle avait 10 cycles quand le clan connut un regain de prospérité. Deux saisons de chasse très fructueuses, deux hivers cléments, de belles récoltes de fruits et de racines, la rivière regorgeant de poissons…Tout cela ajouté à de nombreuses naissances mais aussi à beaucoup moins de malades et de morts, avait contribué largement à ce renouveau, si bien que la grotte pourtant vaste et qui ne servait plus d’abri que lors des hivers les plus rigoureux depuis le passage de Roh Arh Anh, était devenue trop petite. Gourh Ahm, le chef du clan avait donc décidé que les plus solides devaient résider en permanence dans le campement de huttes bâti en contrebas. C’est à cette époque qu’elle et Mah Rah, jugées suffisamment résistantes, s’étaient installées dans leur propre abri de bois tendu de peaux de bison. Leur hutte est construite un peu à l’écart des autres à cause de la crainte qu’elle et la vieille guérisseuse continuent à susciter. Une peur que Mah Rah entretient à dessein.
Un cycle s’est écoulé depuis son premier sang. Les hommes la regardent mais ne s’approchent pas d’elle. Roh Ahr Anh n’’est toujours pas revenu. Pourtant elle ne cesse de rêver de lui. Quand elle tient dans ses bras le dernier né de Parh Anh et de Sha Nah sa compagne attitrée, ou un autre nourrisson du clan, elle s’imagine que c’est le sien et celui de son beau chasseur à la crinière fauve. Alors son ventre à peine bombé se serre.
Toute à ses pensées, elle se laisse flotter au fil de l’eau Elle a oublié que le long serpent liquide qu’elle connaît depuis si longtemps peut être dangereux. Elle en devine toujours les débordements bien avant que les pluies du début de la saison douce ne s’abattent. Elle ne dira jamais à quiconque, pas même à Mah Rah ces choses étranges qu’elle voit en rêve…Des choses qui paraîtraient bien pires à ceux de sa tribu que ses visions de tempêtes, de feu du ciel, de crues de la rivière, d’incursions de bêtes sauvages, de « mangeurs d’hommes » toujours en quête de gibier humain ou de « marche courbé » qui pillaient régulièrement le village avant qu’on ne se décide enfin à prendre au sérieux ses prémonitions !
Dans certains de ces rêves inhabituels, son monde a disparu remplacé par un autre qu’elle est incapable d’expliquer. Il est peuplé d’êtres qui ressemblent de très loin aux humains d’aujourd’hui. Ils sont plus grands, vêtus de peaux bizarres, de toutes les couleurs et de toutes les formes. Eux aussi sont de couleurs différentes. Certains ont des crinières très courtes, d’autres la portent longue mais elle est toujours très bien rangée, lustrée comme de la fourrure. Parfois certains d’entre eux n’ont même pas de crinière. Ils exposent fièrement leur crâne lisse et luisant comme si c’était naturel pour eux de ne pas avoir de cheveux !
Et tout ça n’est rien à côté des monstres rugissants qui galopent à une vitesse folle sur de longs sentiers gris et plats dont on ne voit pas la fin. Il y en a de vraiment très gros. Bien plus gros que le plus gros des aurochs et même plus que le plus gros des mammouths. Terrifiants ! Elle y a également vu d’énormes oiseaux éblouissants traverser le ciel en grondant eux aussi et en laissant derrière eux un sillage de fumée blanche.
Elle ne peut évoquer leurs étranges demeures qu’avec une espèce de crainte mystique tant certaines sont hautes et scintillantes sous les rayons de l’astre solaire. Si hautes qu’elles touchent le ciel.
Mais le pire, c’est cet autre monde qui lui apparaît parfois. Un monde effrayant qu’elle distingue mal parce qu’il est recouvert par une chose immense qui ressemble un peu à une goutte d’eau Mais une goutte d’eau trouble qui laisse à peine entrevoir le ciel. Et ce ciel, les « hommes qui marchent debout » ne peuvent pas le regarder parce qu’ils vivent sous la terre dans une grotte si vaste qu’il faudrait une vie entière pour en découvrir tous les recoins et une autre vie encore au plus habile des « dessinateurs »pour en recouvrir chaque mur de ses dessins d’aurochs, de rennes, de chevaux et de mammouths. Rien que de penser à ce monde horrible, elle étouffe...
Elle était tellement perdue dans le souvenir de ses rêves qu’elle n’a pas vu la grosse branche d’arbre dériver vers elle, charriée par le courant. Elle sent le choc contre sa tête, violente. Elle se sent couler. La rivière l’avale. Sa dernière pensée avant perdre conscience, c’est qu’elle va mourir sans avoir revu Rho Arh Anh...
*
- Réveille-toi Ehi Sha…
Elle rêve… Cette voix, plus grave que dans son souvenir, elle croit bien la reconnaître pourtant…
Elle a froid…Et si mal. À la tête, comme si elle avait été heurtée violemment par une corne d’auroch. À la poitrine aussi, comme si un rocher lui était tombé dessus…
- Réveille-toi Ehi Sha ! Je suis revenu pour toi.
Elle rêve… Ou elle a rejoint les esprits de ses ancêtres…Ça voudrait dire que Roh Ahr Anh est mort lui aussi...Les esprits ont-ils des mains ? Car ce sont bien des mains qui parcourent son corps nu…
Elle frissonne. Ce n’est plus de froid mais de cette émotion troublante qu’elle ressent chaque fois qu’elle pense très fort à son beau chasseur… Les esprits peuvent-ils éprouver ce genre de trouble délicieux ?
- Allons ! Réveille- toi jeune fille ! Tu ne rêves pas ! Tu n’as pas rejoint les esprits de tes ancêtres. Je suis là ! Et je suis vivant !
Elle est étendue dans l’herbe. Sa tête repose sur quelque chose de chaud et de doux. Sur sa peau frigorifiée, les mains se font plus insistantes. Elles s’attardent sur son ventre, sur ses seins dont les mamelons se dressent…La douce chaleur qui naît entre ses cuisses s’étend petit à petit à tout son corps… C’est si agréable qu’elle n’ose ouvrir les yeux de peur que ce qui ne peut être qu’une illusion, ne s’évapore. Elle n’ouvre pas les yeux mais elle tend les mains pour vérifier…Ses doigts timides rencontrent la peau tiède …d’une cuisse musclée. Au-dessus d’elle, le souffle de l’homme est comme suspendu. D’elle-même, sa main s’aventure un peu plus haut… pas de pagne ! Il est nu, comme elle ! Nouvelle progression de sa paume enhardie. Un gémissement rauque d’animal blessé … Ses doigts se sont refermés sur un pieu de chair dur et vibrant…Pour qu’elle ait pu l’atteindre si facilement, c’est qu’il est à califourchon au-dessus d’elle. Elle se souvient à présent… Des bras qui l’ont saisie alors qu’elle se noyait. Il l’a ramenée sur la rive, l’a allongée sur l’herbe. Il a glissé sous sa tête son propre pagne et le sien qu’elle avait retiré pour ses ablutions. Plusieurs fois, il a appuyé de toutes ses forces ses paumes sur sa poitrine pour lui faire recracher l’eau qu’elle a avalée. Voila pourquoi elle a si mal. Tout cela, elle l’a enregistré à demi-inconsciente avant de s’évanouir pour de bon sous le choc de ce massage salutaire.
-Ehi Sha…Murmure la voix de l’homme.
Doucement, il se libère de ses doigts. Son corps chaud s’étend sur le sien. Un genou impatient écarte ses cuisses…Alors, consciente soudain de ne pas être en train de rêver, elle ouvre les yeux.
Roh Ahr Anh la regarde. Ses prunelles assombries par une sorte de folie la dévorent. À l’orée du buisson brun qui a beaucoup poussé depuis son premier sang, le pieu de chair dressé attend. Elle sait ce qui va arriver. Elle a vu tant d’hommes et de femmes s’accoupler ! Combien de fois petite fille, s’est-elle cachée sous sa peau de bison pour entendre moins fort, les gémissements, grognements et ahanement de cet acte qu’elle trouvait tellement bestial jusqu’à cet instant précis ? Tremblante d’envie autant que d’appréhension, elle pose fermement les mains sur les hanches de Roh Arh Anh en même temps qu’elle lève les siennes pour aller à la rencontre du bâton de vie tendu.
-Ehi Sha… murmure-t-il encore avant de s’enfoncer en elle d’un coup de rein puissant.
La douleur vive mais brève est vite remplacée par un plaisir vertigineux. Le soleil éclate dans sa tête. Son corps exulte et ondule sous celui de l’homme, de plus en plus fort, de plus en plus vite. Elle hurle de bonheur contre sa bouche posée sur la sienne, lorsqu’ il libère enfin sa semence dans son ventre secoué par les spasmes de la jouissance.
Assommée par ce plaisir inconnu, incomparable, elle perd conscience…
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Élisa s’étire, délicieusement lasse. Une légère douleur au creux des cuisses lui rappelle…
- Je ne t’ai pas fait mal ma douce ?
- Non…Pas vraiment…Je…Je…Le plaisir a effacé la douleur.
- Tu n’avais jamais fait l’amour ! Je suis si heureux d’être le premier !
- Je suppose que moi, je ne suis pas ta première fois!
Le ton se veut léger, sans jalousie. Elle a juste besoin de savoir.
- Tu as raison ! Mais c’était tout comme !
- Pourquoi ?
Elle veut l’entendre dire qu’elle seule compte pour lui. Que si elle n’a pas été la première, elle sera la dernière.
- Avant ma douce, c’était uniquement du sexe. Pas de l’amour. Avec toi, parce que je t’aime comme un fou, je me suis senti aussi puceau qu’un collégien.
- J’ai peine à croire que…
- Mais si, je t’assure ! J’avais tellement peur de ne pas être à la hauteur de tes attentes que j’aurais pu en perdre mes moyens. Peur de te faire du mal surtout. Tu es si menue et moi si…
- Oh Jonathan ! Tu as été à la hauteur, crois-moi ! Doux, patient, attentif…Tout quoi ! Je n’imaginais même pas que ça puisse être aussi merveilleux !
C’est vrai qu’il a été d’une infinie délicatesse, la laissant s’accoutumer à son grand corps d’homme dont l’évident désir aurait pu l’effaroucher. Un désir violent qu’il a su juguler tandis qu’elle l’explorait du bout des doigts et de la bouche, le mettant au supplice. Puis il lui a fallu se maîtriser encore pour lui rendre la pareille. Il a su éveiller ses sens, explorant la moindre parcelle de sa peau, faisant naître, partout où ses mains et ses lèvres se posaient, une fièvre dévorante. Quand enfin il est entré en elle, elle était prête à le recevoir. Elle se sent femme désormais. Sensuelle, impatiente, ardente…
- J’ai aimé chaque seconde mon amour et…je serais…
- Prête à recommencer ? Moi aussi ! Mais nous avons été fou ma chérie. Je n’ai pensé à rien. Je suis clean, alors de ce côté, pas de risque ! Je pense surtout à toi, est-ce que…
- Je prends la pilule. J’ai beau être très sage sur ce plan, j’ai toujours appliqué le principe de précaution. Mais si ça n’avait pas été le cas et même si tu devais me quitter, attendre un enfant de toi serait un grand bonheur.
- Te quitter ? Plus jamais je ne te quitterai mon amour.
- Parce que tu m’as déjà quittée ?
- Oui hélas ! Tu ne te souviens pas ?
- À Sarlat ce soir-là, d’accord ! Mais nous nous connaissions à peine !
- Élisa ! Nous nous connaissons depuis…Une éternité en fait ! L’aurais-tu oublié ?
- Il va vraiment falloir que tu m’expliques Jonathan parce que je ne nage pas, je patauge !
- Nous avons tout le temps désormais ! Dans tes prochains rêves, je serais avec toi, n’en doute pas un seul instant. Alors, tu comprendras ! Viens contre moi à présent. J’ai faim de toi ! Si faim et depuis si longtemps !
C’est avec moins de retenue, plus de passion qu’ils se donnent l’un à l’autre pour la deuxième fois.
Elle n’oubliera jamais cette chambre douillette ni le petit hôtel cossu de la banlieue bordelaise où ils ont abrité leur première nuit d’amour.
Dès qu’elle a pu se tenir sur ses jambes, après sa perte de connaissance et ce songe étrange au cours duquel elle a fait un bond de plus de mille ans dans le futur, ils sont sortis enlacés de l’amphi. Sur le parking les attendait la voiture de Jonathan. Il l’a d’abord emmenée prendre un petit-déjeuner consistant dans un café. Puis ils ont roulé jusqu’au Cap Ferret. Là, assis face à la mer, ils se sont parlé, évoquant leurs vies respectives entre deux baisers. Elle lui a raconté Saint-Cirq, les Eyzies, les trois disparus, sa mère si courageuse, Patrick qu’elle adore. Martha aussi, la vraie, celle à laquelle elle confie des choses qu’elle n’ose dire à Sarah. Et encore Chloé et son insistance à vouloir la caser ! Ses deux jobs d’été…
Lui a évoqué son frère aîné, Gina sa petite sœur adorée, ses parents morts tous deux dans le crash d’un avion, ses études de vétérinaire, une profession si utile pour le monde du cirque.
- Mais …et le cirque alors !
- Je ne l’avais momentanément quitté que pour mieux le servir. J’ai interrompu mes études de véto à la mort de mes parents. Ils payaient cash pour me permettre d’y arriver. Leur disparition a causé un énorme manque à gagner pour le cirque. Ils prenaient moins de risques mais ils travaillaient encore au trapèze et leur numéro faisait toujours sensation ! Il y avait foule pour venir frissonner aux prouesses des « Quadragénaires volants » comme Luigi les avait surnommés avec tendresse ! Je me devais de les remplacer et de perpétuer la tradition familiale. J’ai donc repris ma place au sein de la troupe où j’ai transformé ma banale prestation de dresseur de tigres en ce numéro de prestige international que tu connais. Avec Gina d’abord, puis avec Carla lorsque ma sœur s’est mariée.
- Tu n’as pas regretté d’avoir dû sacrifier tes études ??
- Un peu mais le cirque est ma seule passion en vérité…en dehors de toi évidemment ! Je suis tombé dedans comme toi dans la préhistoire !
- Ah bon !
- Eh oui ! Toi, tu es née dans un haut-lieu de la vie de nos lointains ancêtres et moi, je suis né dans une caravane du Cirque Marini. « La Corte dei Miracoli » comme dit Luigi mon patron dont le grand-père, créateur de ce petit cirque familial au départ, a fui le régime mussolinien pour venir se réfugier en France avec sa troupe de saltimbanques. À sa mort, Luigi a pris tout naturellement la succession. C’est à cette époque que mon père, tout jeune acrobate a été embauché. Plus tard, il y a courtisé ma mère, Isabella Marini, la jolie écuyère, fille adorée de son patron. Ensemble ils ont monté un éblouissant numéro de trapèze volant. Ils se sont mariés et ont très rapidement conçu mon frère Rafaël, puis moi deux ans après et enfin Gina un an tout juste après moi. Tu vois, je suis un véritable enfant de la balle.
- Si j’ai bien suivi, Luigi est ton patron mais également ton grand-père !
- Exactement !
- Ça ne vous pose pas problème ?
- Pas vraiment ! Nous nous efforçons de ne jamais mélanger travail et sentiments ! Dans le cercle familial assez large il faut bien le dire, nous sommes tous unis par des liens d’affection très forts et nous nous serrons les coudes. Sur la piste, nous sommes des artistes comme les autres dont Luigi est le padrone sévère mais juste !
- Ta vie est passionnante ! Tu voyages à travers le monde, tu travailles avec des gens intéressants…
- Une vie passionnante, c’est vrai mais dure, incertaine et qui nous coupe un peu des autres ! De vous les sédentaires ! Je m’étais fait des amis durant ma courte période estudiantine. Lorsque je suis retourné au cirque, je les ai perdus ! Ils ignoraient que j’étais un « saltimbanque » Quand ils ont su…Les « gens du voyage » comme on les appelle généralement avec une note péjorative, ont mauvaise réputation quelle que soit leur activité. Nous, nous préférons nous appeler « Les voyageurs », par opposition aux « sédentaires ». Tout ça ne te fait pas trop peur ?
- Je t’aime Jonathan ! Mon univers, désormais, c’est toi ! Dis-moi mon sauveur, pourquoi as-tu débarqué comme ça à Bordeaux ? Tu savais que j’y étudiais ?
Ce n’est pas vraiment une question. Elle commence à entrevoir cette vérité qu’il a décidé de l’aider à apprendre.
- Je savais, évidemment. Ce que je n’ai vraiment pas calculé, c’est que le choc de me revoir te ferait perdre connaissance. Encore moins que cet évanouissement t’emmènerait aussi loin dans notre futur commun.
- Notre futur commun ? Mais…Jonathan….Nous n’allons pas vivre plus de mille ans tout de même… C’est décidément complètement fou cette histoire.
- Nous avons bien vécu ensemble aux temps préhistoriques. Et au Moyen-âge aussi…À tant d’autres époques encore, passées et à venir…Si tu savais !
- J’ai réellement envie de savoir mon amour mais réponds-moi quand même. Pourquoi aujourd’hui ?
- Depuis que je t’ai retrouvée…
- Retrouvée ? Ah oui ! C’est vrai qu’on se connaît depuis la nuit des temps toi et moi !
- Ne te moque pas insolente ! Depuis Sarlat donc, je me morfonds. Ce qui fait que je suis nettement moins concentré ! Lors de notre dernière représentation, je n’ai pas fait gaffe et mon nouveau tigre…
- Tu as un nouveau tigre ?
- Oui, Roméo. Encore un peu jeune et plus sauvage que Simbu..
- Et…
- Il m’a…un peu sauté dessus si tu vois ce que je veux dire… N’as-tu pas senti la longue cicatrice dans mon dos ?
- Mon Dieu … Il…
- Il aurait pu me faire plus mal ! Mais je l’ai bien dressé quand même et j’ai réagi au quart de tour. Carla aussi ! Heureusement ! C’est ma faute en même temps ! On ne tourne jamais le dos à un fauve ! Mais ce jour-là, j’étais vraiment à l’ouest ! Résultat, un séjour à l’hosto, pas mal de points de suture et une grosse engueulade de la part de Luigi ! Il devine pas mal de choses mon grand-père alors il m’a mis en vacances dès mon retour de l’hôpital et il m’a ordonné d’aller te chercher !
« Il est temps que tu lui dises ! » A-t-il lâché avant que je ne parte.
- Parce qu’il sait pour…pour…
- Il a le don ! Comme sa mère avant lui !
Blottie contre lui, elle passe une main timide sous son pull. Dans le feu de leurs joutes amoureuses, elle n’a pas senti la longue ligne légèrement boursoufflée qui traverse son dos de l’omoplate gauche au bas des reins. Malgré elle, les larmes jaillissent. C’est sa faute. S’il n’avait pas été obnubilé par elle…
- Ne pleure pas ma chérie ! Je suis là, entier en forme et fou amoureux !
- Jonathan ?
- Quoi mon cœur ?
- Qu’allons-nous faire maintenant ? Mes études, ma mère… tout quoi ! Je ne veux plus te quitter ! C’est ma seule certitude.
-Tu serais prête à tout lâcher pour me suivre ?
- Bien sûr !
- Alors ne t’inquiète pas, tout s’arrangera mon amour ! L’important est que je sois près de toi au cours de tes prochains rêves.
- Pourquoi
- Ça ma douce Ehi Sha, tu le sauras en temps voulu ! Mais d’abord, nous allons devoir expliquer à ta mère que tu vas abandonner tes études pour suivre un saltimbanque. Et là aussi il vaut mieux que je sois près de toi lorsque tu affronteras cette épreuve !
-Je veux bien te croire.
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- Réveille-toi Élisa ! Un petit effort mon ange, ouvre les yeux !
Prononce la voix bien aimée près de son oreille.
D’une main il soutient sa tête endolorie, de l’autre, il caresse ses joues glacées.
- Oui ma vieille, reviens parmi nous ! Allez !
Ce n’est pas Martha…C’est…C’est… Elle n’est plus sûre de rien. Est-ce vraiment la voix inquiète de Yann, son voisin d’amphi ? En contrepoint de celle-ci, humaine, amicale, résonne une autre voix métallique, inexpressive :
« Élisa 7 ! Contrôle ! Élisa 7 ! Contrôle ! »
Non, ce n’est pas possible ! Elle est toujours là-bas, à l’intérieur de la « Sphère ». Elle a rêvé sa fuite…La sortie à l’air libre…
« NON ! » Hurle-t-elle désespérée. Mais aucun son ne franchit ses lèvres.
Elle se débat en proie à une terreur sans nom…Prisonnière…En bas…Pour l’éternité.
« NON ! ».
Et son propre cri franchit enfin la frontière de son inconscience.
- Calme-toi ma douce, tout va bien !
- Jonathan…
- Oui mon ange, c’est bien moi.
- Où...Où…sommes…nous ?
- Tu es rentrée mon amour. Tu es rentrée !
- Rentrée ? Je…Je …Combien de temps ?
- Environ dix minutes mon cœur.
- Seulement ? Pourtant j’ai…Je ne comprends pas…
- Je sais mon amour. Je t’expliquerai. Élisa…
- Hum…
- Je t’aime !
- Ahhh…Soupire-t-elle émergeant petit à petit de son étrange et oppressant cauchemar. Je…Je crois bien que moi aussi…
- Ça aussi je le sais. Tu me l’as déjà dit !
- Vous vous connaissez ? Lance une autre voix où se partagent la surprise et l’indignation. Curieux même qu’elle ne se soit pas encore manifesté !
C’est Chloé. Elle a dû redescendre vite fait de son perchoir en-haut de l’amphi quand elle a perdu connaissance sans préavis. Son amie aime dominer la situation mais là, elle est dépassée. Ça s’entend à son ton suraigu.
- Calme-toi Chloé…Implore-t-elle, l’esprit encore confus.
- Que je me calme ! Un superbe inconnu t’abreuve de petits mots doux et faudrait que je me calme !
- Pitié Chloé ! J’ai la tête en vrille et un mal de cœur pas possible alors tais-toi ! S’il te plait !
- Élisa…
- Tais-toi j’ai dit ! J’ai besoin de récupérer alors arrête de hurler !
- Eh bien ! Ça va mieux mon cœur ! Tu reprends du poil de la bête on dirait ! Dit Jonathan en riant sous cape de l’air déconfit de Chloé.
- Là tu abuses Élisa ! On est copines ou quoi ? Tu m’as caché un tas de trucs et je veux…
- Rien du tout Chloé ! L’interrompt Jonathan sans ménagement.
- Quoi ?
Le ton est outragé. La belle n’a pas l’habitude de se laisser intimider par les mecs, même baraqués comme celui-là !
- Il faut vous calmer mademoiselle ! Vous êtes amies et vous le resterez mais pour l’instant, Élisa a besoin de tranquillité pour revenir tout à fait.
- Revenir ? Et d’où est-elle censée revenir hein ? Je n’avais pas remarqué qu’elle était partie moi ! Fulmine Chloé au bord de l’explosion.
- Chlo ! Ça suffit maintenant ! Tu me soûles ! Va faire un tour et reviens quand tu seras capable de parler sans brailler ! Tu es ma meilleure amie, je t’aime mais là, tu me fatigues grave ! J’ai besoin d’un peu de silence pour faire le point.
- Le point sur quoi ?
- Stop ! Tu m’agaces à la fin ! Sors ! J’insiste !
La jeune fille interloquée comprend enfin que son amie ne plaisante pas. Sa pâleur, son air égaré, achèvent de la convaincre. Ça plus le regard de l’inconnu qui s’est considérablement assombri. Elle leur tourne le dos et s’éloigne en maugréant :
-Toi, tu ne perds rien pour attendre !
Nouveau soupir. De soulagement cette fois. Elle voudrait se relever mais elle sent bien que ses jambes ne la porteraient pas. Jonathan l’aide à s’asseoir sur le siège qu’elle occupait avant son évanouissement et prend place à côté d’elle. Passant un bras ferme autour de ses épaules il l’attire contre lui. Étourdie, elle se laisse faire.
- Ça va ? Tu es bien ?
- Hum hum !
- Prends ton temps ma chérie !
- Il a raison ! Appuie une voix pleine de sollicitude.
- Ah ! Tu es là Yann ! Je t’ai donc bien entendu tout à l’heure !
- Oui! Tu m’as foutu une sacrée trouille tu sais !
- J’imagine ! Excuse-moi !
- Bon ! Je vois que tu vas beaucoup mieux et que tu es en de bonnes mains alors je vais y aller maintenant, OK ?
- Pas de problème Yann, tu peux partir, je m’occupe d’elle ! Et merci encore ! Acquiesce Jonathan à sa place.
- De rien monsieur ! Au fait, il y aura cours demain ?
- Oui, mais pas avec moi ! Et ne m’appelle pas monsieur, je ne suis pas le prof que vous attendiez. C’est drôle, à l’accueil aussi on m’a pris pour lui ! Il n’arrivera que demain à ce qu’il paraît, C’est ce que j’ai cru comprendre en tout cas d’après le coup de téléphone qu’a passé la secrétaire quand je l’ai détrompée !
- Ah bon ! Ben au revoir alors ! À plus Éli ! Remets-toi bien !
- À plus Yann ! Je te tiens au courant !
Rassuré, le jeune homme s’en va rejoindre ses amis qui l’attendent dehors. Il aurait des trucs à leur raconter mais il ne le fera pas. Comme s’il comprenait d’instinct que ce qu’il a entendu, pour étrange que ça ait pu lui paraître parfois, relève de la stricte intimité.
Élisa et Jonathan sont à présent seuls dans le grand amphi silencieux.
- Dès que tu t’en sentiras capable, nous sortirons d’ici. L’air frais te fera du bien ! D’accord ma chérie ?
- Hum hum…
L’air frais…Le souffle froid qui la fait vaciller… La grande goulée d’air pur, si pur qu’elle avale lorsqu’elle voit…juste avant de perdre connaissance…Là-bas…
Qu’a -t'elle vu ? Elle ne se rappelle plus. « Ça va te revenir. » Lui a dit Martha. Quand était-ce ? Avant … Quand ils sont sortis tous les trois de…de …Tout s’embrouille dans sa tête où la migraine revient en force.
- Laisse venir tranquille Élisa !
- Jonathan…J’ai…J’ai rêvé !
- Je sais ma douce, je sais !
- Pourtant, cette fois je ne dormais pas…Et… C’était si…réel !
- Ça aussi je le sais !
- Tu sembles toujours tout savoir toi ! C’en est presque énervant ! Comment est-ce possible que tu saches pour mon rêve, mon délire plutôt ?
- J’y étais !
- Tu...Tu veux dire…
- Dans ton rêve, oui ! Et ce n’est pas un délire dû à ta perte de conscience mon amour !
- Martha aussi ?
Sa voix n’est plus qu’un faible coassement… Elle va de nouveau s’évanouir…
Un baiser très tendre, très léger sur ses lèvres décolorées la ramène à l’instant présent. Mais elle sait, elle sent que le rêve est là, à l’orée de sa conscience malmenée. Si elle reperd connaissance ou si elle s’endort, elle y retombe, c’est sûr. Dormir…Elle est si fatiguée soudain. Comme si elle avait couru à perdre haleine durant des heures…
- Tu as couru mon amour ! Et oui, Martha était là elle aussi !
- Oh la la ! Je vais devenir folle moi ! Tu…tu veux dire que…
- Oui oui ! Il va falloir que nous parlions aussi de tes deux autres…rêves ! Mais pas ici. Pas maintenant. Te sens- tu assez de force pour aller jusqu’au parking ?
Parking...Mémoire ancestrale… virages en pente… course effrénée…
- Stop Élisa ! Arrête d’y penser ! Il faut vraiment qu’on se retrouve dans un endroit plus confortable pour parler de tout ça.
- Tout ça quoi ?
- Ton rêve d’aujourd’hui, les deux autres, notre rencontre…Tout quoi ! Il en va de notre avenir.
- « Notre » avenir ? Ensemble tu veux dire ?
- C’est exactement ça ! Ensemble ma chérie ! Ensemble, crois-moi !
- Tout ça comme tu dis, c’était donc…
- Vrai ! Aussi vrai que le jour où nous nous sommes rencontrés ! Te souviens-tu ? Simbu…Notre premier baiser…
- Parce que c’était ce jour-là le premier ?
- C’était ! Dans la cheminée gravitationnelle, tu t’es demandé si c’était ton premier baiser, n’est-ce pas ? Notre premier baiser. Eh bien non ! Le tout premier, c’était à Sarlat, après « l’attaque » de ce cher Simbu.
- Et celui de mon dernier rêve…
- N’était qu’un des…Milliards que je compte bien te donner à partir d’ici et maintenant.
- Jonathan…
- Dieu comme j’aime quand tu prononces mon prénom avec cette douceur, cette ferveur, cette attente emplie de questions auxquelles nous allons répondre ensemble mon amour, je te le promets !
- Roh Ahr Anh…
- Chut Ehi Sha ! J’ai quelque chose à faire qui ne souffre plus aucun délai ! Si tu as la force de le supporter amour de ma vie.
- Je…Je crois que je l’aurai. Jonathan…Tu…Tu es bien réel ?
- Je le suis, sois en sûre ! Affirme-t-il en se penchant vers elle.
C’est bouche à bouche, étroitement enlacés comme dans son troisième rêve, qu’ils scellent leurs retrouvailles. Les questions attendront.
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Soudain, on agrippe son bras... Elle se sent entraînée de force… Les gardes ? Non, ils officient en binôme or, une seule poigne de fer la retient. On la fait courir ! C’est interdit ! Déjà, un Œil-Surveillant est au-dessus d’eux… Une main rageuse l’a saisi et jeté au sol où il se brise ! Fragiles ces petits espions ! Incroyable !
- Cesse donc de réfléchir Élisa ! On n’a pas le temps !
S’énerve ce « on » qu’elle n’a pas encore regardé.
- Plus tard Élisa ! Dépêchons-nous ! La Machine a été alertée, elle va réagir. On doit atteindre la cheminée gravitationnelle avant !
Tiens, « on » est également capable de lire dans les pensées toutes fraîches d’Élisa 7, la jardinière déchue !
Elle n’essaie même pas de lui résister. C’est comme si elle savait qu’il est là pour la sauver. Depuis toujours. Parce qu’elle a la soudaine certitude que ce n’est pas la première fois qu’il la sort de terribles pétrins. Son nom s’inscrit tout à coup en lettres d’or dans sa tête. Jonathan. Jonathan tout court, sans le numéro de classement pourtant obligatoire pour tous les sujets de la Sphère.
- Parce que je n’en ai pas Élisa ! Viens ! Vite ! On n’est plus très loin ! Tu pourras souffler après, promis !
Il a senti son épuisement avant elle. Comme beaucoup d’autres choses, courir était un concept jusqu’alors totalement inconnu pour elle. Ici même marcher est interdit hors des zones de vie : habitacube et poste de travail. Il n’est possible de pratiquer la marche à dose concentrée et sur un tapis roulant, que lors de la séance de sport obligatoire qui a lieu tous les quinze jours. Et encore ne fait-elle partie que de la série d’exercices imposés, répartis sur les deux heures qui suffisent, selon les Autorités, à maintenir le corps d’un ouvrier de base dans la forme requise par la Machine pour le travail quotidien.
Elle s’avise un peu inquiète qu’il n’y a plus personne autour d’eux et qu’ils ont quitté les pédiroules. Ils courent à présent dans une galerie au sol bétonné, faiblement éclairée. Elle ignorait que de tels endroits apparemment abandonnés, puissent exister dans la Sphère…
- Jonathan....
Le prénom de son sauveur lui est spontanément venu aux lèvres. Et elle parle ! C’est grisant ! Qu’elle en soit capable devrait pourtant la stupéfier !
- Oui ma douce…
Ma douce ? Elle n’en est plus à un étonnement près de la part de cet homme bizarre qu’elle n’a pas encore vraiment eu le loisir de regarder.
- Vous avez parlé de LA cheminée gravitationnelle mais il n’y en a pas qu’une…. Sauf que par ici, il ne devrait pas y en avoir du tout. Je me trompe ?
Questionne-t-elle inquiète.
- Tu te trompes. Il y en a une. Ceux d’En-Haut l’on totalement oubliée mais elle fonctionne toujours. J’y ai veillé ! On y est amour de ma vie !
- Mais….Jonathan…
- Je sais mon cœur, je t’expliquerai. Viens ! Fais- moi confiance ! On nous attend !
- On nous attend ? Qui ça ?
- Tu verras quand on y sera ! Encore un petit effort Élisa, on n’est plus très loin !
« Tant mieux ! » Pense-t-elle. Décidément, les séances de sport en salle, même intensives auxquelles sont soumis les « « sphériques », n’ont rien à voir avec la course effrénée que lui a fait subir Jonathan. Pourtant, lui ne montre aucun signe de fatigue ni d’essoufflement. Elle est à la limite de l’évanouissement quand ils s’arrêtent enfin. Elle a un point de côté .Ça ne lui est jamais arrivé ! Elle aurait bien besoin d’une pilule énergétique.
- Tiens ! Avale ! Dit-il en lui donnant ce que son corps réclame.
Il a devancé sa pensée ! Elle ne s’en étonne plus. Puis il tapote sur le clavier d’un petit boîtier fiché sur la paroi en face d’eux. Un doux chuintement et voilà qu’une porte totalement invisible à l’œil nu s’ouvre devant elle.
- Vous voilà enfin. Marmonne une voix émanant de l’orifice ainsi dégagé. Je commençais à craindre que vous ne vous soyez fait prendre.
C’est Martha ! Elle n’en revient pas !
- Mais… vous deviez rejoindre le niveau 14 !
- Les pédiroules sont surveillés, tu l’as bien vu ! Je ne pouvais rien te dire de plus sans me mettre en danger. Le simple fait de te parler était déjà un délit. Et puis ma vraie fonction, c’est au 14 que je l’exerce.
-Quoi… que.
-Je t’expliquerai plus tard ! Il faut y aller maintenant !
Elle acquiesce abasourdie. Mais tant de choses effarantes viennent de lui arriver en très peu de temps que cette histoire de double fonction cesse rapidement de la préoccuper.
- C’est…c’est ça la cheminée gravitationnelle dont vous m’avez parlé Jonathan ?
- C’est ! Entre, n’aie pas peur !
Il en a de bonnes ! C’est impressionnant au possible cet étroit boyau vertical qui semble n’avoir ni début ni fin et dans lequel Martha se tient debout sur rien de tangible, juste au-dessus d’un vide insondable, environnée par une sorte de nuage luminescent !
- C’est ça qui me tient ma belle, allez, viens ! Plus de temps à perdre ! La presse Martha.
- Elle a raison mon cœur ! Dit-il en la poussant dans la cheminée et en y pénétrant à son tour. Là-haut, ça bouge ! On nous recherche !
Là-haut ? Ils sont donc descendus ? Mais comment ? Dans l’espèce d’euphorie provoquée par la montée d’adrénaline, elle ne s’est rendu compte de rien. D’un seul coup lui reviennent des détails auxquels elle n’a pas eu l’impression d’avoir prêté la moindre attention sur le moment. Des traces de…de roues sur le sol inégal et poussiéreux. Elle n’a jamais croisé le moindre…véhicule dans la Sphère…Une interminable succession de virages en pente qui ont mis ses jambes peu habituées à fonctionner aussi rapidement, à rude épreuve. Des virages en pente comme dans les…parkings souterrains. Waouhhh ! D’où sort-elle cette idée saugrenue ?
- Mémoire ancestrale ma jolie ! Dit Martha qui semble avoir une faculté de lire les pensées supérieure à celle de Jonathan.
Sans répondre, elle poursuit l’inventaire des choses incongrues qui l’ont inconsciemment interpellée, histoire de ne plus rien oublier. En suspension dans le halo des lumières bien plus falotes que celles qui éclairent son Unité, dansaient de fines particules de poussière. Impensable dans l’atmosphère totalement aseptisée de la Sphère ! Et puis cet air lourd, chargé d’humidité ! Ça aussi c’est impossible là-haut !
Humidité…Elle se rappelle s’être arrêtée deux ou trois secondes pour essuyer d’un revers de main le liquide salé, un peu poisseux qui lui coulait dans les yeux et jusqu’aux commissures des lèvres. Sa légère combinaison brune de trieuse lui collait à la peau. Transpiration…Le mot lui vient soudain en même temps que la sensation désagréable qu’elle a éprouvée. Elle était épuisée, percluse de courbatures et Jonathan qui ne cessait de la houspiller pour qu’elle avance…
Elle est toujours morte de fatigue, totalement déboussolée, effrayée comme elle ne l’a jamais été - parce que la frayeur ou toute autre émotion ne faisait pas partie du programme - mais incroyablement, absurdement heureuse !
Heureuse ! Ce matin, au réveil, ce mot-là - et la sensation…délicieuse qui va avec - ne voulait rien dire. Ne faisait pas partie de son vocabulaire licite. Comme tant d’autres qui la submergent à présent : amour, désir, plaisir…Des mots, des besoins surgis de sa troublante proximité avec Jonathan dans ce réduit cylindrique manifestement pas fait pour trois. Si étroit, qu’elle est obligée de se serrer contre lui, poussée autant par la crainte irraisonnée qu’elle éprouve à se tenir ainsi au-dessus du vide que par l’exiguïté du lieu.
- On est rudement à l’étroit là-dedans, marmonne-telle en se détachant légèrement de lui pour lui cacher son trouble.
-Normal ! Cette cheminée là n’était qu’un monte-charge à l’origine ! Explique Jonathan
-Pourquoi ne bougeons-nous pas ?
- Mais nous bougeons ma chérie ! Nous montons pour être plus exact ! Tu ne le sens pas ?
Lui dire qu’être là, tout contre lui, à percevoir son cœur qui bat sous la paume de sa main posée sur la large poitrine, l’empêcherait de sentir…un tremblement de terre ! Et encore une drôle d’idée qui lui vient de sa mémoire ancestrale à en croire Martha ! Est-ce aussi sa mémoire ancestrale qui lui dit, sans qu’elle ait eu besoin de le regarder plus que ça, que Jonathan qui la domine de deux têtes au moins, est beau, très beau même. Son corps brûle partout où il est en contact avec le sien. Désir…Amour…Plaisir. Joie ! Elle a envie de chanter, de danser, de rire !
Inimaginable le nombre de nouveaux concepts qu’elle a intégrés depuis que la voix atone de CVUT2007 l’a sortie de ses pensées inquiètes au sujet de ses rêves. L’un d’eux en particulier qui l’a fortement marquée mais dont elle ne parvient pourtant pas à se souvenir…
- Ça va te revenir jeune fille ! Alors Jonathan, on y arrive où quoi ? C’est bien long cette fois !
Cette fois ? Il y a donc eu d’autres fois ?
- Comme d’habitude Martha ! Je te trouve bien impatiente ma vieille amie ! Bon, si je me fie à mes souvenirs, nous serons bientôt dehors !
Ses souvenirs…Dehors… Ils sont fous !
- Dehors ? Mais on meurt dehors !
- Comment peux-tu le savoir ? Tu y es déjà allée ?
Demande Martha, un petit sourire ironique aux lèvres.
- Je.. On... On me l’a dit…
- La Machine te l’a dit !
- La Machine ne peut mentir !
- Vrai ! Mais ceux qui l’ont créée, si !
- Non…je…c’est impossible !
- Martha a raison mon amour et tu en auras bientôt la preuve. Tu me fais toujours confiance n’est-ce pas !
- Oui !
- Alors ne crains rien et continue à te concentrer sur ces merveilleuses facultés qui te sont revenues.
- Qui me sont revenues ?
- Oui ! Rire par exemple ! Tu ne veux pas essayer ? Ou m’embrasser. Il faut bien que ça te revienne ça aussi, alors autant que ce soit avec moi !
L’idée de rire s’impose à elle avec une force insoupçonnable, autant que celle de l’embrasser, juste pour le plaisir d’effacer son sourire goguenard. Plaisir, plaisir ! Quel mot merveilleux, quelle merveilleuse sensation ! Son diaphragme se contracte, les commissures de ses lèvres s’étirent malgré elles vers le haut et d’un coup, ça explose, miraculeux, incoercible. Si fort qu’elle en pleure ! C’est lui qui se penche sur elle pour étouffer ce déferlement sauvage de sa bouche chaude, si chaude, si voluptueuse…
C’est donc ça un baiser? Son premier? D’enivrantes sensations la submergent, l’embrasent, la font trembler de la tête aux pieds, tandis que la langue de Jonathan joue avec la sienne. Quand ? Où a-t-elle déjà éprouvé cela ?
Ils ont oublié Martha, la fuite, les gardes lancés à leur poursuite…Enlacés, éperdus, ils sont en train de monter au septième ciel…
Le premier, comme à regret, son sauveur se détache d’elle, le souffle court. À côté d’eux, Martha qui s’est faite discrète pendant cet échange très intime, réprime difficilement un fou-rire.
- Eh bien ! Elle fait des progrès fulgurants notre petite Élisa ! Le septième ciel, rien que ça ! Sais-tu ma jolie qu’on vient de l’atteindre ton septième ciel ? Allez les tourtereaux on sort de là et on met le plus d’espace possible entre nous et la Sphère ! Pressons !
Élisa a bien du mal à émerger de la brume de délices dans laquelle l’a plongée cette fabuleuse étreinte. Jonathan n’a pas l’air beaucoup plus lucide qu’elle.
- Élisa mon amour, je t’aime ! Si tu savais combien je t’aime ! Depuis si longtemps !
- Je…Je crois bien que je t’aime moi aussi ! Même si je découvre à peine ce que ça veut dire !
- Stop les enfants ! Vous aurez tout le temps de roucouler lorsque nous serons vraiment en sécurité ! Sortons de là !
Là, c’est petite pièce qu’elle découvre avec stupéfaction car elle est totalement vide. Pas de lumière là-dedans, pourtant on y voit à peu près clair. L’éclairage diffus, en même temps qu’une espèce de souffle frais, provient du haut de l’escalier étroit et raide qui fait face à la porte à présent refermée de la cheminée gravitationnelle.
Plus que quelques marches à grimper avant d’atteindre le « Hors-Monde». Elle est pétrifiée. Pour elle, la merveilleuse montée dans la lumière bleutée de la cheminée n’aura-t-elle finalement été que l’ascenseur pour l’échafaud ? « Saleté de mémoire ancestrale, lâche-moi !» Car en-haut de ces marches, c’est la mort qui l’attend, qui les attend à coup sûr.
Il faut toute la force de persuasion de ses deux compagnons pour qu’elle accepte enfin de les suivre dans cette ascension vers ce qu’eux appellent la liberté. Bravo ! Elle va mourir libre, mais elle va mourir !
- Non mon amour, tu ne mourras pas ! Il te reste encore trop de choses à découvrir. Personne ne va mourir !
Dernière marche…Quelque chose de froid la gifle. Comme le souffle qu’elle a senti d’en bas mais en plus fort. Elle serait tombée si Jonathan ne l’avais pas retenue d’une main ferme.
- C’est le vent ma chérie ! Il est froid parce qu’il est encore tôt mais aussi parce nous ne sommes qu’au début du printemps.
- Le printemps ?
- Une des quatre saisons de ce que tu appelles le « Hors-Monde » et qui est en fait, le Monde, le vrai ! L’originel !
- Enfin ! Nous voilà dehors s’égosille Martha qui est sortie la première. Encore une de réussie !
Encore une de réussie ? Une quoi ?
Puis c’est à Jonathan qui, de ce «dehors » qui l’épouvante, lui tend la main pour qu’elle y accède à son tour. À quoi bon résister ? Elle ne va tout de même pas retourner dans la Sphère ! Mourir pour mourir…Elle sort.
Éblouie par une lumière aveuglante, elle ferme les yeux, trébuche, manquant de dévaler les marches qu’elle a gravies tellement à contrecœur. Jonathan n’a que le temps de la retenir. Il la serre entre ses bras rassurants, la berce tendrement pour qu’elle s’habitue. La tête enfouie contre son torse puissant, elle n’a pas encore osé respirer. Elle ne se sent pas très bien..
- Essaie mon amour, tu ne risques rien. Sinon, pour le coup, tu vas vraiment mourir ! Ce serait dommage, tu ne crois pas ?
- Ne te moque pas ! Dit-elle très vite, terrifiée à l’idée de ce que ce peu de paroles vient de laisser entrer dans ses poumons.
- Élisa mon trésor, suis-je mort ? Et Martha ?
- Allez jeune fille, un peu de courage ! Renchérit cette dernière qui n’est effectivement pas morte empoisonnée par les miasmes délétères du « Hors-Monde »
Un peu vexée que la vieille femme la trouve poltronne, elle écarte la tête du torse de Jonathan et se décide enfin à goûter cet air inconnu. Elle en avale une grande goulée, suffoque, tousse…mais ne meurt pas !
- Ho la ! Vas-y doucement tout de même, tu n’as pas l’habitude !
- Et toi ? Et Martha ?
- Elle et moi, ce n’est pas la première fois que nous montons jusqu’ici. Et même que nous nous aventurons bien plus loin ma chérie !
-Ohhh ! Ne peut –elle que répondre.
Elle aurait dû deviner qu’au grand jamais il ne l’aurait exposée à d’autre danger que celui de son évasion de la Sphère. C’était en bas qu’elle risquait la mort, pas ici. Elle le comprend soudain pleinement.
- Bien mon amour ! Si tu regardais autour de toi à présent !
- D’accord !
Elle n’est pas encore très rassurée mais elle a également envie de lui prouver qu’elle est capable de surmonter ses plus grandes peurs. Alors elle regarde. Un coup d’œil derrière elle…pas très loin ... « Pas assez loin ! » lui souffle l’esprit de Martha, se dresse et s’étend une immense masse arrondie qui semble toucher le ciel d’un bleu comme elle n’en a jamais vu. Une masse compacte, transparente mais qui lui apparaît grise et sale comparée à la pureté du ciel.
- Le Dôme ?
- Hum hum… Fait Jonathan en souriant !
Comment peut-il sourire alors qu’en y pensant bien ils viennent de quitter la sécurité de la « Sphère » qui bien qu’elle soit une prison est tout de même bien moins dangereuse que le Hors-Monde ! Certes, l’air semble y être redevenu respirable mais…
- Regarde par ici ! L’invite-t-il en pointant de l’index l’horizon qui devrait…
Impossible ! C’est impossible. C’est cela l’espèce d’avertissement que contenait le regard énigmatique de Jonathan il y a seulement quelques secondes.
Son cœur manque un battement….deux… elle avale une autre grande goulée d’air… un voile noir passe devant ses yeux… Elle s’écroule, sans connaissance…
Du fond du puits noir de son inconscience, elle entend la voix de Jonathan :
- Réveille-toi Élisa !
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…« Élisa 7 ! Contrôle ! Élisa 7 ! Contrôle ! »
La voix désincarnée de CVUT 7007, coordinateur virtuel de son Unité de Travail, la tire de ses pensées inquiètes. Elle a beau avaler chaque soir très consciencieusement sa pilule régulatrice de sommeil, elle rêve ! Elle rêve alors que c’est interdit ! Rien ne doit nuire à la concentration des «ouvriers» de l’Unité 7007 consacrée à l’entretien des serres de cultures hydroponiques !
Il est quatre heures, son poste débute à cinq-heures-trente précises. Elle n’a que le temps de se rendre au Centre de Contrôle, angoissée à l’idée de ce qui l’attend ! Un troisième reformatage ? Probable ! Elle en a déjà subi deux pour des dysfonctionnements moins graves que celui qui affecte son sommeil depuis une semaine. Deux déraillages inopportuns dont le premier de surcroît n’était pas de son fait.
Celui-là elle ne l’a dû qu’à une très exceptionnelle erreur lors de son formatage de passage à l’âge adulte, le jour de ses 15 ans. Elle y a malencontreusement été programmée par la Machine pour l’Unité 5005, Niveau 5, affecté aux ateliers de fabrication des lourds panneaux de métal composite, destinés au remplacement des parois de protection interne de la Sphère. Il s’agit là d’une unité de travail exclusivement réservée aux sujets mâles de taille et de force suffisantes pour accomplir un ouvrage aussi dur et aussi vital pour la survie de tous les résidents des niveaux inférieurs, que le sont pour d’autres raisons les cultures hydroponiques.
En revanche, elle est responsable de son deuxième reformatage. Celui-là elle l’a subi à cause d’actes répréhensibles qui ont été les premiers signes des troubles bizarres dont elle souffre depuis et qu’à force de volonté, elle parvient encore à cacher à la Machine!
Dans les serres, les ouvriers sont de trois catégories. Il y a les « Jardiniers », dont elle faisait encore partie avant ce fameux deuxième passage au «Centre de Reformatage». Ils sèment, plantent et replantent, taillent, bouturent, pollinisent, nourrissent les cultures dont ils sont également les soigneurs en quelque sorte.
Juste en-dessous d’eux, il y a les « Récolteurs » qui, comme leur nom l’indique, récoltent et convoient les plantes vers les labos où les chimistes les transforment en pilules hyper nutritives.
Et enfin, tout en bas de l’échelle, il y a les «Trieurs » qui préparent les graines pour l’ensemencement. Eux, ne voient jamais le résultat de leur travail, sinon lorsqu’ils avalent une nutri-pilule. Mais ça ne les prive pas, ils sont formatés pour ça ! Tout comme le sont les « Récolteurs » et les «Jardiniers» en dépit de leur supériorité hiérarchique. Tous travaillent sans état d’âme, tels des robots. Ils ne voient pas la beauté des plantes qui poussent sous les bulles. Ils ne respirent pas les odeurs parfois délicates qui émanent de certaines fleurs destinées à la fabrication d’huiles essentielles hautement concentrées dont les fioles minuscules autant que précieuses finiront dans les coffres blindés des privilégiés de la « Haute Sphère ». Ils ne voient la beauté ni ne sentent le parfum parce qu’ils n’en ont pas le droit. Parce qu’ils ne sont pas programmés pour ça. De la même façon que ne sont pas programmés pour ressentir quoi que ce soit, les ouvriers des autres niveaux de la Sphère.
Or, justement Élisa voit ce qu’elle ne devrait pas voir, sent ce qu’elle ne devrait pas sentir et suprême dérèglement qui a justifié son second reformatage, non seulement elle a aimé ça –ce qu’elle aurait pu cacher - mais encore, elle a eu la bêtise de le montrer. Alors qu’elle effectuait tout à fait mécaniquement son centième replantage au moins, d’une plante aromatique aux vertus médicinales dont elle ne sait même pas le nom, elle s’est soudain arrêtée et s’est penchée vers le parterre de compost artificiel sur lequel elle travaillait pour sentir. Juste sentir ! Oublieuse soudain de « l’Œil-Surveillant » qui parcourait la Serre. Le verdict a été immédiat. Deux gardes sont venus la chercher. Direction le Centre de Reformatage !
Elle est toujours ouvrière à la Serre mais à un rang subalterne. Elle est passée de Q3 à Q1. En conséquence de quoi elle n’a désormais plus le droit de manipuler les plantes germées et bien évidemment, moins encore celles qui sont parvenues à maturité. Elle a donc été reléguée dans l’atelier de triage des semences. Le problème c’est que, contrairement aux autres « Trieurs », elle en souffre ! En secret car le chagrin, comme toute autre émotion susceptible de perturber le bon fonctionnement de la classe ouvrière des Sphères, est formellement prohibé ! Elle a échappé à la refonte totale, gardé son statut de « 7 » qui lui permet non seulement de ne pas être mutée vers un autre secteur de la Sphère, mais encore de continuer à résider au niveau 7 du sien malgré sa rétrogradation.
Il lui aura fallu ce deuxième reformatage pour s’aviser que sur elle, le procédé n’a que peu d’effet ! Son coordinateur virtuel et la Machine l’ignorent encore ! Les Créateurs du Monde des Sphères en soient remerciés même si elle ne sait pas comment c’est possible. Cela ne l’empêche pas de craindre le troisième.
Elle rêve ! S’il n’y avait que ça ! Le simple fait qu’elle soit capable de penser par elle-même, la met en grand danger d’une refonte totale avec abaissement de catégorie à la clé, assorti d’une descente de niveau bien sûr ! Á moins que ce ne soit le bannissement au quinzième niveau où s’entassent les sujets devenus « inutilisables » pour les Unités de Travail Productif.
Nul ne sait ce qu’il advient réellement de ces sujets dits « Lambda », si ce n’est les habitants de la « Haute Sphère ». Ceux qui vivent à la surface, sous le dôme transparent et indestructible, ainsi que l’ont voulu les concepteurs originels, à portée du ciel. Ceux qui règnent en maîtres sur les Coordinateurs Virtuels des Unités de Travail et sur la Machine. Eux savent ! Mais le pire, c’est qu’elle sait qu’ils savent. Et le pire du pire, c’est qu’elle sait ce qu’ils savent ! Au quinzième niveau, le plus bas dans la Sphère, on survit en attendant la « suppression ». On sert de cobaye pour de nouveaux médicaments. On teste la qualité de l’atmosphère hors des dômes. Ce qui est plus dégradant qu’une « suppression » en bonne et due forme, puisque le « Lambda » sacrifié pourrira dans les vapeurs délétères qui empoisonnent le « Hors-Monde » inhabitable depuis mille-cinq - cents ans.
La « suppression légale » elle, tout comme la mort naturelle au terme d’une longue vie de labeur, des résidents du niveau 14, permet la récupération des corps qui, « traités » comme il se doit pour que rien ne se perde, fourniront aux populations actives des niveaux supérieurs, l’apport en protéines animales dont elles ont besoin, sous forme de pilules, évidemment, comme pour le reste de leur nourriture quotidienne.
Si tout là-haut, près du ciel pollué, on apprend qu’elle connaît ce que tout « ouvrier » des Sphères est censé ignorer, elle risque de servir bientôt, sous forme de petites pilules rouges, de plat de résistance à ses congénères.
À bien y réfléchir- ce qui en soi est déjà délictueux- elle se demande comment elle a appris tout ça. Et bien d’autres choses encore qu’elle ne devrait pas savoir, dont pas même la plus petite idée n’aurait dû surgir dans son cerveau formaté d’ouvrière désormais classée Q1.
Comment a-t-elle découvert qu’au contraire d’une grosse majorité de « sphériques » conçus dans les cuves, elle fait partie, à titre expérimental, des rares « enfants » à avoir poussé in utero ? Elle sait qu’elle a été conçue de la façon naturelle qu’utilisaient les lointains ancêtres des sphériques. Elle sait qu’elle est le quatrième rejeton d’une vraie famille de chair et de sang, que son géniteur et deux de ses trois frères ont été « supprimés » pour cause de dysfonctionnement majeur. Elle sait que sa mère et son troisième frère sont en vie, loin d’elle dans deux autres secteurs. C’est la règle absolue décrétée pour ces rarissimes familles biologiques. Les enfants sont séparés de leurs parents ainsi que de leur fratrie dès la naissance, les femmes du géniteur de leur progéniture. Ils doivent ignorer toute leur vie que de tels liens de sang existent entre eux et d’autres habitants de la Sphère. Le formatage est supposé effacer chez eux tout souvenir de ces liens familiaux.
Tout ce savoir est-il inné chez elle ? Inné et plus fort que la Machine puisqu’il semble bien que ses deux précédents formatages aient eu sur elle un résultat totalement inverse à celui que cette opération banale, produit sur les autres sujets. Lesquels, sans en être le moins du monde conscients, sortent du centre de « reformatage » encore plus béats, amorphes et robotisés qu’ils ne l’étaient avant d’y entrer !
En elle, trop de connaissances anormales, de conscience condamnable, de réactions non-conformes, d’émotions illicites, de rêves interdits…Trop…d’humanité !
Humanité ! Ce mot résume à lui seul toutes ces choses encombrantes, dangereuses, qu’elle ne devrait pas connaître. Tous ces concepts dont il y a peu de temps encore, elle ignorait jusqu’à l’existence. Elle n’était alors, en toute inconscience « légale », qu’une petite machine bien réglée sous les ordres de la « Machine », elle-même programmée par les Deus ex Machina de la « Haute Sphère » pour obéir à leurs seules directives.
Désormais, habitée par cette conscience nouvelle, Elle ne voit plus la Sphère comme un cocon protecteur mais plutôt comme une prison à vie ! L’Enfer de Dante et ses cercles maudits ! Où a-t-elle entendu ça ?
Parmi toutes ces connaissances dangereuses qui ont pris possession d’elle petit à petit, il en est une qui la rassure : elle n’est pas seule. Il y a Martha, une classe 7, comme elle. Martha qui l’a toujours observée, elle s’en souvient à présent puisque cette faculté-là aussi, fait désormais partie intégrante d’Élisa 7, ouvrière Q1 des ateliers de la Serre. Martha dont elle fuyait inconsciemment et pour cause, le regard scrutateur, dérangeant, interdit !
Martha la jardinière la plus haut gradée et la plus ancienne de la Serre, que son âge va bientôt faire descendre au niveau 14, voire au 15 si ceux d’En-Haut découvrent qu’elle aussi en sait beaucoup trop sur le monde où elle vit, sur eux ! Bien plus que n’en sait Élisa elle-même en fait, et depuis bien plus longtemps !
« Élisa 7 ! Contrôle ! Élisa 7 ! Contrôle ! » Semble tonner la voix de CVUT 7007 pourtant aussi également métallique et atone que de coutume.
Ses réflexions l’ont emmenée si loin qu’elle en a perdu la notion du temps ! Elle a intérêt à accélérer le mouvement si elle ne veut pas que deux gardes viennent se saisir d’elle pour l’emmener manu militari au Centre de Contrôle. Voila ce que ça lui coûte d’avoir acquis, à son corps défendant certes, de nouvelles fonctions non prévues par la « Machine ». Par ceux qui la gouvernent surtout !
Un passage ultra rapide dans la minuscule cellule d’hygiène, vite vite elle enfile sa combi de travail marron, couleur de son terne poste de trieuse. Elle avale une pilule blanche énergétique pour tenir le coup jusqu’au « soir ».
Ce qu’on appelle le soir dans la Sphère, correspond à l’extinction générale des feux à tous les étages exception faite du premier, celui de la surface qui bénéficie de la lumière naturelle du Monde du Dehors que laisse passer la paroi transparente du dôme, permettant à l’élite dirigeante de connaître, même atténué, le rythme des saisons et de leurs variations lumineuses. Pour les niveaux inférieurs, les résidents ne connaissent que l’éclairage à intensité variable des héliolumis, censés reproduire les fluctuations de la lumière solaire d’une journée type de plein été. Ils s’allument chaque matin à quatre heures et s’éteignent chaque soir à vingt-deux heures. C’est indispensable à ces profondeurs où les phases d’allumage-extinction, servent en outre à se repérer dans le temps qui est calqué sur les anciennes mesures du Hors-Monde. Des journées de vingt-quatre heures, des semaines de sept jours, des années de trois-cent-soixante-cinq jours...Des heures, des journées, des années sous la lumière artificielle ! S’ils étaient capables de se réjouir, peut-être apprécieraient-ils de vivre un perpétuel été.
Bien, la voilà prête. Elle quitte à regret l’abri sommaire mais rassurant de son modeste « habitacube » d’ouvrière. En hâte, elle se glisse dans le flux des travailleurs qui passent, le regard vide, entraînés vers leur lieu de labeur quotidien par les « pédiroules » qui, telle une immense toile d’araignée, desservent la Sphère.
Pour atteindre les niveaux supérieurs ou inférieurs seulement accessibles aux cadres, aux gardes et aux livreurs ainsi qu’aux « vieux » du 14 et, en tout dernier recours, aux bannis du niveau 15, Élisa sait maintenant qu’il existe des cheminées gravitationnelles qui fonctionnent par impulsions électromagnétiques différenciées. Une pour monter, une pour descendre, une pour stabiliser, le tout en totale apesanteur. Elles ne les a jamais vues, ne s’en est jamais servi bien sûr mais savoir qu’elles existent lui insuffle soudain une bouffée d’espoir. Un sentiment tout neuf qu’elle expérimente avec délice. Elle pressent qu’il existe également des passages entre les différents secteurs, interdits naturellement aux robots-ouvriers comme elle. Des passages qui, si elle les trouvait, lui permettraient de retrouver sa mère et son frère.
- Fais attention à toi jeune fille ! Murmure une voix tout près d’elle.
Elle tourne légèrement la tête. C’est Martha. C’est la première fois qu’elle entend sa voix. Qu’elle entend pour dire vrai, une autre voix que celle artificielle et coupante de son virtuel coordinateur, ou celle, faussement doucereuse et tout aussi artificielle de la Machine qui se diffuse par tous les organes de contrôle répartis dans la Sphère dont l’ont dotée ceux d’En-Haut. Dans ce monde forclos strictement dédié au travail personne ne parle même pour répondre à la Machine. Tout ce qu’elle livrera d’elle au Centre de Contrôle, lui sera soutiré sans qu’il lui soit nécessaire de prononcer le moindre mot. On posera des électrodes sur son crâne nu, on analysera les données récoltées directement à la source puis elle passera en salle de Décontamination Psy. Après quoi, à n’en pas douter, elle subira ce troisième reformatage décisif qu’elle redoute si fort. Le dernier autorisé avant sa plus que probable mise au rebut au quinzième niveau vu les circonstances.
Elle a tellement de tares ! Tellement de dysfonctionnements profonds à cacher à la Machine qu’elle craint d’en laisser passer quelques uns. Or, aucun n’est moindre aux yeux de la Loi !
C’est cela que veut dire la mise en garde de Martha. Discrètement - pas le moment de se faire remarquer – elle la cherche des yeux. La vieille « Jardinière » a disparu. Quelle idiote elle fait ! C’est normal, elle a bifurqué vers la Serre !
« Non ! Je suis descendue au 14 » Entend-elle à l’orée de sa conscience nouvellement éveillée. Puis plus rien.
« Déjà ! Elle n’avait pas l’air si usée pourtant ! »
Et voilà, deux dérèglements supplémentaires d’un coup ! Elle a entendu les pensées de Martha qui a aussi très bien capté les siennes au demeurant ! En plus, elle éprouve de la compassion pour le triste sort de ce « sujet » dont elle ne connaît l’existence que depuis sa désastreuse prise de conscience ! Un éveil pernicieux qui progresse à une vitesse fulgurante !
Elle ne s’en sortira pas à aussi bon compte que lors de son deuxième reformatage ! Ça va mal se terminer pour elle ! Très mal ! À cette allure, ce n’est pas le bannissement au niveau 15 qui la guette mais la suppression pure et simple ! Si elle pouvait fuir, où irait elle ? Ici, aucune échappatoire ! Ou s’il y en a, elle n’aura pas le temps de les découvrir.
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