-
Aïe ! Bon sang, elle a un mal de crâne à se taper la tête contre les murs ! Et la voix qu’elle entend brailler : « Réveille-toi Élisa ! » derrière sa porte n’est pas celle d’un beau mec aux yeux verts comme des lacs de montagne ! C’est celle de Chloé. Le ton de son amie n’est ni chaud ni grave mais plutôt suraigu comme lorsque elle est hyper énervée. Elle a le droit de l’être : c’est la troisième fois cette semaine -qui est celle de leur rentrée universitaire commune - qu’elle doit tambouriner à sa porte pour la réveiller. Mais elle ne veut pas se réveiller, au contraire. Ce qu’elle aimerait c’est retourner illico au royaume des songes pour vérifier si dans celui duquel les hurlements de Chloé l’ont sortie, c’était bien la voix de Jonathan Sauveur qui lui enjoignait de revenir à elle. À en croire ses oreilles malmenées par les cris qui lui parviennent par-delà les dernières brumes du sommeil, elle n’y arrivera pas.
- Magne-toi nom d’une pipe ! Allez, secoue tes puces, sors de ton pieu et viens m’ouvrir ou on va encore être en retard ! Hurle son amie à lui crever les tympans, tout en cognant de plus belle à la porte de ses deux poings rageurs.
Au deuxième étage du Bâtiment C de la résidence universitaire, ça remue. Des portes claquent. Des voix coléreuses s’élèvent. Le tintamarre de Chloé a également réveillé tous ceux qui, exemptés de cours aujourd’hui, faisaient la grasse mat’.
- C’est pas bientôt fini ce boucan ! Y en a qui se reposent ! Crie quelqu’un à l’autre bout du couloir.
C’est Magali, une deuxième année de droit qui ambitionne de devenir avocate, dont elle reconnaît le timbre haut perché. Ça va être quelque chose quand elle plaidera celle-là !
- Ouais, c’est vrai ça ! Y a de l’abus ! Répond une autre voix, masculine celle fois, émanant de la chambre voisine.
C’est Youssouf. Il est en LEA d'Anglais et se destine au commerce international.
- Eh Chlo, elle a encore fait la teuf hier soir ta copine ou quoi ?
Celui-là, c’est Éric, futur sociologue. Il passe son temps à draguer la rouquine qui joue avec lui comme une chatte avec un mulot. Il a encore beaucoup à apprendre sur le rôle des femmes dans la société.
- Tu rigoles ! Élisa, elle fait jamais la teuf mon pauvre ! Toujours plongée dans ses bouquins ! Elle a encore dû étudier jusqu’à pas d’heure, comme d’hab’ pardi !
Chloé a bien raison ! Cependant sa longue soirée de veille le nez dans les livres n’est pas la seule cause de son état comateux. Pas ce matin en tous cas. Les deux autres fois, c’était parce qu’elle avait repiqué aux somnifères de sa mère en dépit de sa promesse d’arrêter. Elle les avait avalés très tard, à quatre heures du mat’ bien dépassées, juste après avoir enfin refermé les fameux bouquins. En conséquence de quoi elle s’était endormie comme une masse et avait eu le plus grand mal à sortir de son hébétude lorsqu’elle avait entendu Chloé frapper violemment à sa porte à huit heures, soit pile une heure avant le début de leur premier cour en amphi. Son amie l’avait vertement engueulée puis vigoureusement sermonnée, la menaçant de ses pires foudres si elle ne stoppait pas presto ces cochonneries de cachets qui la faisaient ressembler chaque jour un peu plus à un zombie.
Il lui avait fallu un deuxième réveil tambour battant pour se décider à jeter la boite de comprimés incriminés. Le résultat avait été immédiat. La veille donc, elle avait étudié jusqu’à pas d’heure, comme le disait si justement Chloé pour se fatiguer un maximum. Elle avait fini par se coucher tout de même sur le coup de trois heures, les tempes serrées dans un effroyable étau de migraine. Elle avait eu beaucoup de peine à s’endormir. Quand elle y était enfin parvenue, ce qu’elle craignait s’était produit : elle avait de nouveau rêvé ! Et quel songe !
Les bavardages derrière la porte lui vrillent le crâne. Apparemment cette satanée migraine est toujours là. Elle se masse le front et les tempes pour tenter de la chasser.
Ouille ! Sur celle de droite, il y a une grosse bosse et quelque chose de gluant lui fait retirer vivement la main. Du sang ! Elle a dû se cogner à sa table de chevet en s’agitant pour échapper à son cauchemardesque agresseur. Heureusement, il n’a pas eu le temps d’accomplir son ignoble forfait. Comme les autres fois, dans la réalité et dans le rêve qui a suivi, son sauveur est arrivé à point nommé pour lui éviter de justesse une mort certaine. Car c’était lui les yeux mordorés, la voix chaude et grave. Elle n’a pas besoin de retourner dans les limbes du sommeil pour en être persuadée.
Quoi d’étonnant à cela ? Depuis son unique et pour le moins étrange rencontre avec le viril dompteur, elle n’a cessé de penser à lui. Quoique le terme d’unique ne soit pas totalement approprié dans la mesure où, lors de la fameuse rencontre, elle se rappelle avoir eu la soudaine sensation de le connaître depuis toujours. De toute éternité pour être exacte !
Oui ! L’étrangeté a marqué ce jour-là de son sceau, tout comme elle a présidé à ce rêve bizarre qui, tel le précédent dont elle n’a rien oublié, ne quittera plus ses pensées.
Pourquoi s’est elle remise à rêver, comme par hasard juste après avoir croisé la route de Jonathan Sauveur ? Pourquoi maintenant alors que depuis la mort de son père et de son frère, cela ne lui est plus arrivé ?
Pourquoi ces deux rêves chargés d’une telle puissance évocatrice, d’une telle réalité jusque dans les moindres détails, la perturbent-ils aussi fortement ? Odeurs, couleurs, lieux, personnages récurrents…Tout lui revient avec une incroyable précision. Le plus surprenant dans tout ça, n’étant pas que son énigmatique et fuyant sauveur y soit apparu à chaque fois même si cette nuit, elle n’a fait que reconnaître sa voix. Ou du moins celle de Jonathan Sauveur le bien nommé. Mais était-ce vraiment lui ? Se demande-t-elle plus si sûre tout à coup. Le revoir…Écouter ses intonations, son indéfinissable accent…Voilà qui répondrait à ses questions. À ses désirs secrets surtout, elle doit bien se l’avouer ! Ça mettrait fin du même coup, à l’insistance parfois limite lourde de Chloé à vouloir à tout prix la caser.
- Tu as vu comme Youssouf te regarde ? Un beau morceau à croquer non ?
Ne cesse-t-elle de lui rabâcher à l’en soûler. Quand elle ne vante pas les charmes de son habituel voisin de cours ou de tel ou tel autre étudiant du campus.
Pour l’instant, le beau Youssouf n’est pas de bon poil. À travers la mince cloison qui sépare les piaules mal insonorisées de la résidence, elle l’entend pester contre la terre entière, contre les nanas qui empoisonnent la vie des mecs, contre Chloé en particulier qui continue à faire un barouf d’enfer, en vitupérant et frappant comme une folle à sa porte.
- Élisa! Tu vas m’ouvrir à la fin ! Bordel de merde ! Quel besoin tu as de t’enfermer à double tour hein ? Vocifère-t-elle furieuse.
Ébouriffée, pieds nus, encore sonnée et la tête prête à exploser, elle se lève enfin pour aller ouvrir à son impétueuse amie.
- Mais…c’était pas fermé à clé…Marmonne-t-elle, une main étouffant un dernier bâillement, l’autre égarée dans sa tignasse emmêlée.
- Ah ! C’est pas trop tôt ! Braille Chloé sans même l’écouter en faisant irruption au pas de charge dans la minuscule chambre estudiantine.
Là dessus, au summum de l’énervement, elle claque violemment la porte, soulevant aussitôt une nouvelle bordée d’injures chez les voisines et voisins que ce tapage matinal fait beaucoup plus qu’indisposer.
- Vos gueules les mouettes ! Lance Youssouf excédé.
En écho à la sienne, d’autres réactions virulentes fusent des chambres avoisinantes. À croire qu’elles sont les seules à avoir cours ce matin !
- C’est ça ! Vos gueules les gonzesses !
- Ouais ! Fermez-la ! Y’en a marre !
- Barrez-vous !
- Laissez-nous pioncer !
- Mais…j’ai rien dit moi ! Clame Élisa vexée.
- C’est vrai mais c’est tout comme beauté ! Fais donc taire ta gueularde de copine et tu seras pardonnée !
Rétorque Youssouf un peu radouci en toquant légèrement à la cloison décidément peu étanche.
- Tu sais ce qu’elle te dit la gueularde ? Riposte Chloé encore plus fort.
Beauté…Chloé aurait elle raison ? Obnubilée par le souvenir envahissant de Jonathan Sauveur, elle ne voit pas les autres garçons.
*
Elle a fait fissa. Lavée, habillée en un tournemain, elle a avalé un café sur le pouce. Si elle a le temps entre deux cours, elle s’offrira un petit pain au chocolat, histoire de tenir jusqu’à midi ! En espérant qu’il y aura de la place au restau universitaire.
Dans l’amphi, ça bourdonne tous azimuts. Le prof d’anthropo est en retard ce matin ! Ça ne lui arrive jamais. Giraud est un parangon de ponctualité !
Le nez dans son classeur, alors que tous les autres étudiants ont une tablette, Élisa relit ses dernières notes de cours pour s’occuper en attendant. Zut de zut ! Elle aurait eu le temps de petit déjeuner un peu mieux ! Ça risque d’être long jusqu’au prochain repas consistant ! Son estomac gargouille intempestivement. Elle a l’impression que tout l’amphi peut l’entendre ! Très désagréable et très inconfortable ! Une main se pose sur son bras. Elle sursaute. Les deux feuilles qu’elle vient de retirer de son classeur tombent à ses pieds. Énervée autant que gênée, elle se penche pour les ramasser…
- Eh, Élisa.
- Quoi ? Demande-t-elle presque hargneuse en se relevant.
- Ben…
- Pas ma faute ! J’ai faim ! Je n’ai avalé qu’un kawa en guise de petit- déj’…
- De quoi tu parles ?
C’est Yann Le Garrec. Il est venu de Quimper pour étudier la paléoanthropologie à Bordeaux. Ils se sont rencontrés le jour-même de la rentrée et ont tout de suite sympathisé. Yann ne représente aucun danger pour elle. Il ne cesse de lui parler de sa chérie restée en Bretagne. Il se morfond sans elle, dit-il.
- Ah…Je croyais…Mon estomac fait un tel bruit que je pensais…
- Mais non ! T’étais pas là quand on nous a annoncé que Giraud ne viendrait pas ce matin ! C’est ça que je voulais te dire, c’est tout !
- Ah bon ! Et pourquoi ?
- La grippe à ce qu’il paraît ! Il sera absent pendant au moins une semaine.
- Et.
- Ben on a un remplaçant pour aujourd’hui et sûrement pour le prochain cours d’anthropo du coup !
- Il est en retard !
- Tiens, justement, ça doit être lui qui arrive là !
- Pas trop tôt !
- Purée ! Il est baraqué le mec ! Et rudement jeune ! Rien avoir avec ce vieux barbon de Giraud !
- Ne dis pas de mal de lui, c’est le meilleur ! Rétorque Élisa sans lever le nez des feuillets étalés sur ses genoux
Soudain, une voix s’élève…
- Bonjour tout le monde ! Je me présente…
Élisa n’entend pas la suite. Un voile noir passe devant ses yeux. Ses oreilles bourdonnent. Le cœur au bord des lèvres, livide, elle s’affaisse sans connaissance, retenue de justesse par un Yann paniqué. Elle ne l’entendra pas hurler :
- Elle fait un malaise hypoglycémique, vite !
Des tapes sur ses mains glacées, sur ses joues, la tirent du brouillard cotonneux où elle s’était enfoncée.
Près de son oreille, une voix reconnaissable entre toutes lui murmure :
- Réveille-toi Élisa !
2 commentaires -
… L’aube pointe à peine. Guillerette, la jeune fille sort de la maisonnette aux murs de torchis blanchis à la chaux où elle vit avec sa mère. Elle est mince mais solide, brune, le teint hâlé par la vie au grand air. Ses yeux noisette pétillent d’intelligence. Elle a appris à lire en cachette de ses parents avec la vieille Martha - celle-là même que tout le village appelle « la sorcière » - il y a quatre ans de cela. Elle avait tout juste 11 ans, elle en a 15 à présent. Depuis, Martha lui a appris des tas d’autres choses normalement réservées aux demoiselles du Château : les mathématiques, la danse, le chant, la poésie… Et aussi ce que doivent savoir les filles des serfs : tisser la laine, coudre, cuisiner, jardiner, traire les vaches et les chèvres, faire les fromages, teindre les étoffes, tenir propre la demeure que le Seigneur met à la disposition de ses paysans. Mais plus encore elle lui a enseigné et continue de le faire, les remèdes et les herbes qui soignent et soulagent les maux les plus divers.
Martha elle, ne possède pas de vraie maison mais une petite cabane dans une clairière au cœur de la forêt où elle vit avec son époux que les gamins comme leurs parents surnomment « l’ogre » à cause de sa grande taille, de sa force impressionnante et de sa grosse voix rocailleuse et tonitruante. Lui aussi est victime de la méfiance des villageois. Il passe plus de temps à braconner le gibier du domaine seigneurial au nez et à la barbe de la soldatesque du Château, qu’à cultiver le maigre lopin de terre qu’il a pourtant eu bien du mal à arracher aux broussailles et à la caillasse. S’ils habitent si loin du village c’est parce qu’ils savent n’y être pas les bienvenus. Cet éloignement les prive de la protection de l’enceinte fortifiée du Château mais c’est le prix à payer pour la liberté qu’ils ont choisie. Il leur plaît d’être des reclus volontaires. C’est même avec une certaine jubilation qu’ils défient ouvertement l’autorité du Seigneur. Et si ses soldats traquent sans relâche ce braconnier -là comme ils le font pour les autres, ils laissent la sorcière tranquille car leur maître a trop souvent recours à ses remèdes pour lui causer le moindre ennui. En échange de cette paix relative, Martha lui fournit secrètement potions abortives pour les servantes qu’il engrosse régulièrement, emplâtres et décoctions pour soigner ses crises de goutte, onguents pour ragaillardir une virilité rendue défaillante par trop de bonne chair et de libations, tisanes pour soulager les aigreurs de femme bafouée de sa légitime épouse ou pour l’endormir chaque fois qu’il découche...
Quant aux gens du village, ils se signent quand ils les croisent elle et son « ogre » et font tout pour les éviter. On ne leur parle pas, on ne les salue pas, on fait comme s’ils n’existaient pas mais on va les voir en douce, car pour les nécessiteux, il y a toujours un peu de gibier en plus des remèdes concoctés par Martha. Ainsi la sorcière et son mari peuvent-ils mener une vie tranquille, tolérés par ceux qu’elle soigne en cachette et dont elle met la progéniture au monde puisque toujours en secret bien sûr, elle fait aussi office de sage-femme. Tout le monde le sait mais tout le monde fait semblant de ne pas le savoir. On se hâte d’oublier que les enfants qu’elle a fait naître et tenus dans ses mains, sont aussi souillés que si c’était le Diable lui même qui les avait fait sortir du ventre de leur mère. Le prêtre s’empresse de les exorciser et de les baptiser pour laver la souillure. Il en a été ainsi pour Élisa. À 10 ans à peine, elle a su par hasard que c’était Martha qui l’avait mise au monde comme ses frères avant elle. Martha qui, après avoir perdu son seul fils, piétiné à l’âge de 3 ans par les sabots d’une trentaine de chevaux lors d’une chasse seigneuriale, n’a plus jamais réussi à avoir d’enfants. C’est probablement pour cela qu’elle a alors choisi de faire naître ceux des autres.
Faisant fi d’une possible rencontre avec l’ogre et poussée par son insatiable curiosité, la fillette avait voulu savoir à quoi elle ressemblait cette femme qui avait recueilli son premier cri. Courageuse, elle était partie seule dans la forêt où C’est Martha qui, guidée par ses sanglots déchirants, l’avait retrouvée terrorisée, recroquevillée aux pieds d’un énorme chêne. Comme la nuit tombait, elle l’avait ramenée à sa cabane. Sitôt entrée dans la masure, réticente, Élisa avait jeté autour d’elle des regards inquiets. Devinant ce qui la tracassait, Martha l’avait rassurée.
- Ne crains rien petite fille, il est en vadrouille mais tu ne dois pas avoir peur de lui, il est très doux avec les enfants. La seule chose que mon homme dévore avec plaisir, c’est un bon civet de lièvre ou de sanglier.
Après avoir séché ses dernières larmes, elle l’avait nourrie. Du pain, du miel, des noix. Ensuite elle l’avait couchée dans son propre lit où elle l’avait endormie avec de belles histoires de lutins et d’elfes. Au matin, elle l’avait reconduite à l’orée du bois touffu et remise dans la bonne direction. Mais elle lui avait surtout montré comment retrouver le chemin de sa cabane.
- En cas de besoin fillette, tu sauras toujours où me trouver ! Lui avait-elle dit.
- Merci ! Avait-elle simplement répondu en pensant que jamais elle n’aurait besoin de l’étrange femme.
Sans comprendre ce qui la poussait à ce geste audacieux, elle s’était alors jetée dans ses bras, l’embrassant très fort sur les deux joues. Après quoi elle s’était enfuie à toutes jambes sans voir le sourire malicieux de Martha.
Lorsque sa mère, folle d’angoisse, l’avait enfin vue réapparaître, elle l’avait d’abord giflée puis elle l’avait serrée contre elle à l’étouffer tant elle était soulagée de la voir de retour
- Je te croyais morte, dévorée par les loups ou pire encore, petite idiote ! Cesseras-tu enfin de faire la sauvageonne ! Veux-tu donc ma mort ?
Avait- elle hurlé en la secouant de toutes ses forces, partagée qu’elle était entre la colère et la peur qui la tenaillait rétrospectivement à l’idée de ce qui aurait pu arriver à son imprudente fille.
Ne pouvant deviner que ce « pire encore » auquel sa mère avait fait allusion était d’une toute autre nature que le risque de croiser « la sorcière » ou même « l’ogre » et convaincue qu’elle serait sévèrement punie si elle parlait de sa rencontre avec Martha, elle n'avait osé raconter qu’une partie de la vérité : elle s’était perdue en allant aux champignons. La nuit venant, elle n’avait eu d’autres recours que de s’endormir sous un tapis de feuilles mortes au pied d’un arbre, à la merci des bêtes sauvages. Au matin, terrifiée à l’idée de ne plus retrouver son chemin, elle avait recommencé à marcher en priant Dieu de lui accorder son aide bienveillante. Il l’avait entendue en lui envoyant Martha. Elle passait par là et l’avait reconduite à la lisière de la forêt. Elle avait eu très peur bien sûr ! Elle jurait de ne plus jamais aller seule aux champignons et surtout de ne plus jamais s’enfoncer dans la forêt !
C’est de là qu’était née son étrange amitié avec la sorcière car bien entendu, elle n’avait pas tenu sa promesse et avait commencé à aller régulièrement chez Martha sans en rien dire à personne. Même la vue du géant à la grosse voix et à la barbe broussailleuse n’avait pu l’en dissuader. Au contraire, les histoires de chasse et d’incessantes ruses pour échapper aux soldats du Seigneur que lui racontait le doux géant, la faisaient rire et la passionnaient tout autant que les contes de la gentille sorcière ou que son précieux enseignement.
C’est Martha qui l’avait consolée quand son père et deux de ses frères avaient été tués avant d’être dépouillés de leurs derniers deniers par des voleurs de grand chemin alors qu’ils revenaient quasi ivres-morts de la taverne du village où ils se rendaient bien trop souvent au grand dam du reste de leur famille. C’est Martha, qui, venue à son appel avait sauvé sa mère alors que terrassée par le chagrin, elle mettait prématurément son dernier né au monde dans le sang et la douleur. Un petit garçon chétif qui n’avait pas survécu à ce pénible accouchement et avait de surcroît failli tuer Sarah. C’est encore et toujours Martha qui l’avait prise sous son aile affectueuse lorsque Patrick, le jumeau survivant avait été vendu comme berger pour le compte d’un autre Seigneur. Tout cela était arrivé l’année de ses 13 ans. Celle-là même où ses premières menstrues faisaient d’elle une femme. Qui, là encore l’avait rassurée en lui disant que perdre son sang chaque mois était chose naturelle ?
Sa mère l’aime, bien sûr mais depuis la mort de son époux et de deux de ses fils et le départ du dernier, elle n’a que peu de temps à consacrer à sa fille. Elle est seule pour faire marcher leur petite ferme. Seule pour labourer, semer et récolter le blé, l’orge et le seigle de leur lopin de terre régulièrement dévasté par le Seigneur et ses invités lors des chasses à courre. Seule pour s’occuper de leur maigre élevage : le bœuf pour labourer et tirer la charrette, un taureau, deux vaches pour le lait - dès la fin du sevrage, les veaux vont grossir le troupeau du fief seigneurial - quatre chèvres et un bélier, quelques volailles … Lorsque son père et ses frères sont morts, sa mère a dû vendre le verrat, la truie et sa dernière portée de porcelets devenus pour elles deux une charge de travail bien trop lourde.
Il faut couper le foin avant l’hiver pour nourrir les bêtes, les mener au pré à la belle saison, les traire, assurer le vêlage et l’agnelage… La pauvre Sarah est bien obligée de faire le travail des trois hommes absents pour survivre, laissant à sa fille le soin de la maison, de la basse-cour et du potager. Elle aide en outre sa mère pour la traite et la fabrication des fromages. Le bœuf de labour tirant la charrette, elles vont toutes deux à la ville pour les marchés après avoir donné au Seigneur sa part de leur production : poulets, œufs, légumes, grain, farine, lait frais et fromages. Elles deux se contentent de peu. Le dur labeur quotidien leur permet d’oublier leur chagrin encore bien vif.
Voilà pourquoi Élisa s’est prise d’affection pour Martha et en arrive à la considérer pas tout à fait comme une deuxième mère mais plutôt comme une bonne fée protectrice. Voilà pourquoi elle défie secrètement l’autorité maternelle pour se rendre régulièrement dans l’antre merveilleuse et chaleureuse de la vieille femme où elle trouve outre le savoir, une tendresse que Sarah n’a plus le temps de lui prodiguer.
*
En repensant à ces trois dernières années, Élisa se prend à sourire. Certes, tout n’a pas été rose mais elle et sa mère ont survécu et s’en sortent plutôt bien. Les récoltes se sont succédé bon an mal an en dépit de rudes hivers et des dégradations successives causées par les sabots des chevaux. Elle sait que Sarah économise patiemment afin de lui constituer une dot, tout comme elle travaille à son trousseau en lui ressassant à lui en échauffer les oreilles qu’à 15 ans révolus, il est plus que temps qu’elle se trouve un époux solide et travailleur pour prendre la relève d’une pauvre veuve fatiguée. Elle culpabilise de ne pouvoir répondre aux légitimes attentes de sa mère mais elle n’est pas pressée de se marier. Les hommes meurent ou s’en vont alors à quoi bon. Quant à faire des enfants, pour qu’ils naissent morts, elle n’en voit pas l’utilité. Elle se voit plutôt prendre la relève de Martha qui continue à lui enseigner tout ce qu’elle sait. Elle commence à bien connaître tous les remèdes de son amie et saura en faire bon usage le temps venu. Peu lui chaut d’hériter de la sulfureuse réputation de la sorcière. Elle sait, elle, que Martha, sous ses airs revêches, est bonne comme le pain et n’utilise ses dons que pour faire le bien autour d’elle.
Grâce à elle, elle s’est elle-même découvert quelques facultés que le chapelain condamnerait à coup sûr s’il les connaissait. Parfois ses rêves se réalisent. Elle a refusé ce talent maudit, fermant son esprit à toute incursion nocturne lorsqu’elle a vu la mort de son père et de ses frères en songe. Quand elle a avoué cette tare à Martha, pour ne pas dire ce péché mortel, celle-ci lui a dit qu’un tel don est un cadeau de Dieu même s’il peut parfois ressembler à une punition. Or, qui peut se permettre de refuser un don du Ciel ?
- Il ne faut pas avoir peur et si tu n’oses rien en dire à ta mère, confie-toi à moi. Je suis une sorcière pas vrai ? Alors moi, je peux prédire l’avenir. On ne me craindra pas plus qu’on ne me craint déjà ! Tant pis pour les incrédules qui passeront outre aux prédictions de la sorcière.
Elles ont alors conclu un pacte. Depuis, elle raconte ses rêves à Martha qui fait siennes les prémonitions qu’ils recèlent parfois. Celui de cette nuit, elle ne lui en parlera pas, il est trop personnel. À la fois confus et précis, elle a grand peine à en comprendre la signification, s’il en a une, ce dont elle doute et pourtant... Confus, parce que, contrairement à son habitude, au réveil, elle n’en a retenu que de fugaces images qu’elle s’est empressée de chasser de son esprit pour n’en garder qu’une. Précis, parce que cette image-là elle, était très nette et avait quelque chose de profondément rassurant. Il lui suffit de fermer les yeux pour la revoir : un visage penché sur elle. Un beau visage mâle dont le troublant regard mordoré la scrute intensément, empli d’inquiétude. Rien que ce souvenir lui fait battre le cœur plus vite et plus fort tandis que tout son corps frémissant de sensations inconnues, réagit d’une façon qui la fait rougir de honte. Aucun des regards concupiscents que les garçons du village lui jettent depuis qu’elle est devenue femme, ne lui a encore fait ce bouleversant effet.
Que dirait le chapelain s’il savait. Qu’importe, elle ne lui confessera pas. Pour cela, elle brûlera sans doute en enfer mais ne risque-t-elle pas depuis bien longtemps déjà la damnation éternelle en fréquentant une sorcière notoire ? Elle préfère ne pas y penser et hâte le pas vers la forêt. C’est un doux matin d’automne. Les champignons n’attendront pas. D’un pas vif et léger, elle marche vers ces bois qu’elle ne craint plus depuis qu’elle y a deux protecteurs. Les oiseaux commencent à piailler dans les futaies. Á l’orient, le ciel à peine ennuagé se teinte de rose. La journée sera belle. Elle aspire une grande goulée d’air frais et commence à chanter en balançant allègrement son panier pour marquer la cadence de ses pas. Sa voix pure et cristalline s’élève vers l’azur, se mêlant aux chants des oiseaux. Plus très loin maintenant se profile la forêt accueillante. Les grands arbres qu’elle aime tant déploient leurs branches feuillues où se mélangent au vert encore présent, les couleurs flamboyantes de ce début d’automne.
Toute à sa joyeuse mélodie, elle n’a pas entendu le galop derrière elle. Cependant, mue par ce sixième sens qui s’affine de jour en jour, elle se retourne soudain. Il arrive, piquant des deux les flancs de sa monture noire comme la mort. Elle n’a pas besoin de le voir de près pour savoir à quoi ressemble son agresseur. Elle le connaît ! Elle a déjà vu ce regard torve fixé sur sa poitrine naissante, ces bras tendus prêts à se saisir d’elle, ce sourire libidineux étirant une bouche lippue, ce visage vérolé. Elle ne le sait que trop clairement ce qu’il fera d’elle s’il l’attrape !
Elle se souvient fort à propos de ce danger bien pis que les loups ou que la sorcière et son mari, qu’évoquait sa mère quand elle était petiote ! Elle comprend parfaitement la mise en garde aujourd’hui, d’autant plus que le danger en question est tout proche à présent, en la personne de l’homme abominable qui fonce droit sur elle. C’est un débauché notoire qui agit néanmoins en toute impunité et pour cause, il est le fils aîné du Seigneur ! En tant que tel, il exerce son droit de cuissage sur toutes les jeunes paysannes encore vierges du fief de son père. Quand il ne passe pas son temps avec les ribaudes de la taverne dont la fréquentation lui a valu cette horrible face grêlée !
L’idée de ce qui l’attend la révulse à tel point que sans réfléchir d’avantage, lâchant son panier pour relever ses jupons à deux mains, elle se met à courir vers la forêt. Elle court à perdre haleine, fuyant désespérément le monstre qui la poursuit, consciente qu’elle ne pourra longtemps échapper à un cheval lancé au triple galop. Le diable sur son noir destrier fait entendre un énorme rire, un rire de vainqueur tandis qu’un bras puissant l’agrippe par la taille et la soulève pour la jeter sans ménagement devant lui à travers la selle. Elle hurle et se débat tellement qu’elle parvient à se défaire de la poigne qui l’enserre. Alors qu’il tente de la retenir, elle mord sauvagement la main qui tient les rênes. Lançant un bras à l’aveuglette, elle réussit même à griffer au sang le visage haïssable. Énervé, le cheval rue, désarçonnant le cavalier et sa proie. Elle chute lourdement sur le sol. Sa tête heurte violemment l’angle aigu d’une pierre. Son agresseur, lui, s’est relevé sans peine. Il s’agenouille… Déjà ses mains sont sur elle. Il va la violer. Puis il se vengera en la tuant des blessures sanglantes que ses dents et ses ongles lui ont infligées, c’est plus que probable ! Sa vue se brouille, elle a mal. Le sang s’écoule de sa tempe. La dernière chose qu’elle se dit avant de perdre connaissance, c’est qu’au moins elle subira sans les sentir, les outrages et la mort.
Que se passe-t-il ? Serait elle au paradis en dépit de ses péchés les plus inavouables ? Ce beau et mâle visage au regard mordoré teinté d’inquiétude penché sur elle n’est pas celui de son ignoble violeur ! Elle l’a déjà vu, mais où ? Elle se sent repartir dans l’inconscience tandis qu’une voix chaude et grave lui ordonne :
« Réveille- toi Élisa ! »…
3 commentaires -
Le mois d’août est arrivé avec son cortège de touristes. Sa mère est en vacances. Chloé, aussi qui a moins besoin d’argent qu’elle pour financer ses études. Sans être des nababs, ses parents gagnent bien leur vie. Sa mère est prof de Français à Périgueux, son père médecin aux Eyzies. Si Chloé travaille l’été, c’est autant par souci d’indépendance vis à vis d’eux que pour se faire un peu plus d’argent de poche, avoue-t-elle. C’est vrai qu’elle est assez dépensière !
Joyeuse, Élisa a entamé son job d’hôtesse d’accueil au Musée de la préhistoire.
Elle commence bien plus détendue que d’habitude. Il faut dire que cette année, elle n’a pas été fatiguée par la mauvaise humeur permanente de Maryse, la vendeuse titulaire du magasin de souvenirs qui a exceptionnellement pris ses congés en Juillet. Ce qui explique aussi qu’elle ait pu partager un peu de son emploi du temps à la boutique avec Chloé et qu’elle l’ait fait de si bon cœur bien que ce partage l’ait privée du surcroît de rémunération dont elle aurait bénéficié en l’absence de l’irascible Maryse. Laquelle se taille habituellement la part du lion d’habitude, ne lui octroyant pour la remplacer que les deux jours du week-end. Les plus chargés certes mais qui ne compensent pas pour autant la paye qu’elle a gagnée cette année en effectuant quatre semaines quasi complètes de travail en plein boum estival, période durant laquelle la boutique ne ferme pas. De plus, chaque fois que la pétasse blonde prend le relais, elle vérifie et revérifie la caisse au cas où.
« On ne sait jamais avec ces petites étudiantes. La dope ça coûte cher, pas vrai ? » Clabaude-t-elle sitôt que la petite étudiante en question a le dos tourné.
Des allusions empoisonnées, elle en fait d’autres à son sujet, du style :
« Tel père, telle fille, tels frères telle sœur ! Eux, c’était les femmes et l’alcool, elle c’est sûrement la drogue et les hommes, ceux des autres naturellement ! » Ou « Ne vous fiez pas à ses airs de sainte nitouche. C’est juste pour ici. Vous pensez bien qu’à Bordeaux, ça doit défiler dans sa piaule d’étudiante ! »
Il ne manque pas de bonnes âmes pour lui répéter ses propos venimeux. Maryse n’a aucune raison de la détester et si elle n’était pas la fille Barjac, peut-être auraient-elles pu être amies. D’autant plus qu’elles ont même failli devenir belles-sœurs. Le mariage était prévu, les faire-part envoyés, la salle retenue, la robe commandée et payée rubis sur l’ongle par ses parents. Le couple très épris ne cachait pas son bonheur. Tout fut brisé à la mort de son futur beau-père et de ses deux fils délinquants, lorsqu’elle apprit, comme tout un chacun aux Eyzies, qu’il ne laissait que des dettes à sa femme et à ses deux enfants survivants. Elle rompit sine die avec l’indigne fiancé, la rage au ventre d’avoir été bernée, comme elle dit alors. Elle empocha les cadeaux qui avaient déjà été livrés et poussa la mesquinerie jusqu’à se faire rembourser sa robe par Patrick.
« Pendant que tu peux encore » Cracha-telle.
Pour y parvenir-la robe étant hors de prix - il vendit son tout terrain. Il le fit également par réaction à l’accident violent qui avait tué son père et ses frères et pour aider sa mère qui ne s’en sortait pas. Il lui donna la presque totalité de ce qu’il lui restait du produit de la vente ne gardant que quelques économies. Un mois à peine après le drame, doublement miné par le chagrin, désireux de s’éloigner de la pimbêche qui avait été son amour et qui le montrait désormais du doigt comme le pire des pestiférés, il quitta les Eyzies pour la Haute-Provence où il se fit embaucher comme apprenti berger.
Le fait qu’il ne soit pas là pour se défendre, n’empêche pas Maryse de l’accabler de sa vindicte
« Et saint Patrick, vous croyez qu’il fume de l’herbe de Provence et boit seulement de l’eau de source dans sa bergerie ? » Répète-t-elle à qui veut l’entendre.
Heureusement, beaucoup de ceux qui ont agi comme elle au moment des faits, ont depuis révisé leur jugement envers les Barjac. Aujourd’hui, la veuve et ses deux enfants sont estimés à leur propre valeur, plus à l’aune des trois noceurs qu’étaient Michel, Marc et Paul. Voilà pourquoi en dépit de Maryse mais surtout grâce à la mère de son amie la plus chère et la plus fidèle, Élisa a obtenu cette providentielle place de vendeuse. Peu lui importe la méchanceté de Maryse et de celles et ceux qui l’écoutent. Elles ne sont jamais en même temps derrière la caisse, elle n’a donc pas à subir de plein fouet sa langue de vipère. De plus, totalement en règle avec sa conscience, elle se sent à l’aise face à ses détracteurs, répondant par le silence et le mépris aux accusations mensongères qu’ils colportent. Ce qui la met très mal à l’aise en revanche, c’est son propre mensonge envers sa meilleure amie. Un mensonge qui concerne ce qu’elle ressent pour Jonathan dans le secret de son cœur alors que devant Chloé, elle joue l’indifférence à s’en faire mal !
Il lui a dit qu’ils se reverront alors pourquoi ne se manifeste-t-il pas ? Parce qu’il a autre chose à faire que de s’embarrasser d’une godiche comme elle pardi ! Il y est allé de son boniment avec elle comme il l’a sûrement déjà fait avec d’autres spectatrices ensorcelées par son charme dévastateur. Avec combien d’entre elles est-il allé plus loin qu’un simple baiser ? Sans compter qu’il n’a probablement que l’embarras du choix rien que parmi les femmes qui l’entourent quotidiennement au cirque, à commencer par la jolie Carla. Elle a bien vu de quelle manière possessive la jeune danseuse le regardait pendant leur numéro ! Il y a aussi l’écuyère, le trio d’antipodistes, la gracieuse funambule, les deux partenaires féminines du quatuor de trapézistes et toutes les autres, de la caissière à l’entrée aux vendeuses de bonbons et de programmes… En plus, il n’y a pas beaucoup de laiderons au cirque d’après ce qu’elle a pu voir ! Elle est jalouse et se sent folle de l’être. N’est-elle pas complètement ridicule de fantasmer ainsi sur un homme qu’elle n’a vu qu’une fois ? Ridicule au point d’en occulter le côté étrange de son histoire : le tigre amoureux, l’inconnu qui l’appelle par son prénom, qui lui écrit avant de l’avoir rencontrée, le baiser sous les étoiles…. Elle ne comprend décidément rien à ce qui lui arrive et cela lui semble parmi tant d’autres, une bonne raison de ne rien dire à Chloé.
Le souvenir trop vif de Jonathan ajouté à ce mensonge qui la tourmente, tout cela la mine et nuit à son habituel entrain, l’obligeant à se remettre en cause. Elle est consciente de s’enfoncer dans une espèce de pot au noir dont il lui sera difficile de sortir si elle ne réagit pas rapidement. Les somnifères lui pompent toute son énergie. Le matin, elle est vaseuse et la journée, elle a bien du mal à se maintenir à son habituel top niveau. Si le sourire, la politesse, le dynamisme sont des qualités indispensables dans le commerce, elles le sont tout autant à l’accueil du Musée. Or elle n’est plus sûre de les posséder en totalité. Certaines remarques aigres-douces qu’elle a entendues à son sujet, lui prouvent qu’il est plus que temps qu’elle se reprenne. Quant à sa mère, elle commence à se poser des questions sur son état et sur la raison pour laquelle elle lui pille sa réserve de comprimés. Elle a inventé un nouveau mensonge rien que pour elle en lui disant que depuis sa mésaventure au cirque, elle fait des cauchemars épouvantables.
- Il faut arrêter ça tout de suite ma fille ou tu vas devenir dépendante, comme moi ! Je te jure que je préfèrerais mille fois m’en passer tu sais ma chérie ! Pour toi, ça n’est pas trop tard, alors arrête maintenant, crois-moi !
A supplié Sarah, inquiète. Elle lui a promis juré d’arrêter avant la rentrée universitaire.
D’ici là, elle espère bien avoir mis un point final à ses chimères et réussi à oublier le dompteur. Peut-être qu’alors elle décidera de tout raconter à Chloé. Elles pourront en rire toutes les deux comme d’une bonne blague en se moquant d’elle, de son romantisme à l’eau de rose et de son imagination délirante. En attendant, chaque soir, avant d’avaler le comprimé qui lui donne un sommeil sans rêve, elle sort la feuille chiffonnée de son tiroir et elle en lit et relit jusqu’à se faire mal aux yeux les mots sibyllins :
« Nous nous reverrons Élisa, ne m’oublie pas !
Demain, elle ira voir Martha. À elle probablement, dira-t-elle tout comme elle l’a toujours fait. Plus qu’une amie, Martha est comme une deuxième maman pour elle depuis sa plus tendre enfance. Un peu plus âgée que sa mère, mais toujours aussi brune et hâlée qu’une gitane et vêtue de longues jupes dansantes, elle a l’air bien plus jeune et remplie de vitalité que Sarah. Elle habite à Manaurie dans une ancienne ferme isolée. Une belle propriété sur laquelle se dresse une grande maison bien trop grande pour deux. Avec Harold, son mari - « l’English » comme on l’appelle dans le coin - un brave homme aussi baba cool qu’elle, Martha vit de l’apiculture et de l’herboristerie. Accessoirement aussi, elle écoule une partie de la production de laine de Patrick dont elle est la marraine. Chère Martha, lorsque sa mère a été dans le trente sixième dessous après le drame et le scandale qui ont failli la détruire, elle a été là pour la famille endeuillée. Pour Sarah que le chagrin étouffait au point qu’elle en devenait aveugle et sourde à celui de ses deux autres enfants. Pour Patrick fou de rage envers les trois défunts et rongé de remords de n’avoir pas su empêcher ses frères de suivre leur père. Mais c’est surtout pour elle que Martha a été là, parce que tout à leur peine, les deux autres n’ont pas eu la force de la consoler de cette triple perte ni de la défendre contre la méchanceté de ceux qui, à l’époque, se sont mis à la traiter de bâtarde.
Dernière née dix ans après les jumeaux alors que Michel trompait déjà sa femme pis que pendre, on murmurait que celle-ci le lui avait bien rendu ! À n'en pas douter, ce fruit tardif ne pouvait être que celui de la vengeance pour Sarah. D’un coup, nul n’a plus vu la moindre ressemblance entre le père et la fille. Encore reconnaissante, elle se souvient qu’avec la pugnacité et la tchatche qui la caractérisent, « cette espèce de sorcière »- comme l’appellent les gens du cru qui vont néanmoins s’approvisionner en remèdes de toutes sortes chez elle - est alors montée au créneau et a réussi à faire taire la rumeur.
Oui, demain elle ira voir Martha et elle lui parlera même de la Mah Rah de son rêve insolite qui lui ressemble comme une sœur d’une autre époque.
2 commentaires -
Chaussée de bonnes baskets, ses chaussures de travail et son repas dans son sac à dos, elle prend le chemin des Eyzies. Ces cinq petits kilomètres ne lui ont jamais fait peur, c’est une bonne marcheuse. Lorsqu’elle accepte de prendre son vélo, c’est parce qu’elle s’est levée en retard. Il n’y a qu’en août, lorsqu’elle entame son deuxième job comme hôtesse d’accueil au Musée, qu’elle accepte de faire le trajet en car. Présentation oblige. Elle se doit d’être nette, pimpante et fraîche pour accueillir les visiteurs. À la boutique, on ne lui demande que d’être aimable et ponctuelle. Sa tenue importe peu à sa patronne. Elle apprécie même le style décontracté, sportif et naturel de la jeune fille. « Et puis ça plaît aux touristes! » Dit-elle lorsque les habituelles mauvaises langues critiquent son employée saisonnière qu’elle défend d’autant plus qu’elle lui a été recommandée par la mère de Chloé qui est une de ses amies.
À neuf heures tapantes, elle est à son poste. Elle a sorti les présentoirs : cartes postales, guides touristiques et cartes détaillées des circuits de randonnée…Elle a disposé à la vue des premiers passants, les étals des tee-shirts imprimés, poteries et autres souvenirs des sites de la région. À présent, accueillante et souriante derrière sa caisse comme il se doit, elle attend les clients. Elle est là jusqu’à dix-neuf heures trente quasiment sans pause puisqu’elle prend son sandwich de midi sur le pouce. Sauf quand Chloé est là pour la relayer ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Une longue journée en perspective qu’elle va néanmoins effectuer avec plaisir car elle aime le contact avec les gens !
Tiens, coincée sous la caisse, il y a une longue enveloppe et un petit mot de son amie, plié en quatre ! Elle lui en laisse souvent mais jamais de lettre cachetée ! Elle lit d’abord le mot de Chloé :
« As-tu bien profité de ton anniversaire ? N’oublie pas qu’on doit le fêter ensemble lundi soir ! La lettre, c’est pour toi ! Aurais-tu un admirateur, petite cachottière ? Un bel inconnu l’a déposée à l’ouverture hier matin et il s’en est allé sans me donner la moindre explication ! Il a juste dit que tu comprendrais ??? Tu me raconteras j’espère ou je ne te parle plus jamais. Bisous. À lundi. Chloé »
À n’en pas douter, cette lettre, c’est encore une blague de sa chère copine. Quoique la fine écriture racée qui figure sur l’enveloppe ne soit pas celle de la farceuse. N’importe ! Elle aura choisi un complice parmi ses nombreux soupirants. En effet, la belle et blonde Chloé n’en manque pas. Étudiante à Bordeaux dans la même branche qu’elle, la jeune fille est toujours très entourée par la gent masculine. Devant la jolie Barbie grandeur nature en mini-jupe et top moulant, les mecs s’agglutinent comme des mouches autour d’un pot de miel. Ce n’est pas comme elle qui évite les garçons comme la peste. À moins que ce ne soit eux qui la fuient ! Elle est toujours mal fagotée et elle a l’air si coincée avec son chignon et ses lunettes dont elle n’a pourtant aucun besoin ! Elle fait le désespoir de Chloé qui ne cesse de vouloir la caser. « Tu es sage, bien trop sage ma jolie ! C’est pas normal à ton âge ! Il faut que je change tout ça ! » Lui rabâche-t-elle à longueur d’année.
Changer tout ça, c’est en fait l’habiller, la maquiller, la coiffer comme elle-même : hyper sexy pour attirer un maximum de regards. Ce qu’elle veut aussi, c’est la faire sortir pour autre chose que les courses, les cours, son job ou au mieux, la venue d’un cirque dans les environs. En fait, ce qu’elle veut à tout prix, c’est lui faire rencontrer l’âme sœur comme elle dit en riant et pour cela, tous les moyens sont bons. Mais Élisa résiste de toutes ses forces. Les coureurs de jupons comme son père et ses deux frères défunts, elle n’en veut pas ! Seulement voilà, Chloé non plus ne désarme pas, cette lettre d’un soi-disant admirateur inconnu en est la preuve. Pourquoi cette fichue entremetteuse qui n’en est pas à son coup d’essai, n’a-t-elle pas donné son adresse ? Pourquoi l’inconnu - tu parles, sûrement pas pour Chloé ! - a-t-il déposé son message à la boutique si ce n’est pour mettre au point l’amicale machination avec sa complice ?
Bien bien ! Elle va la lire cette lettre et elle racontera tout à sa machiavélique amie, en rajoutant au besoin des détails croustillants susceptibles de confondre les deux comploteurs. Finalement, cette histoire est plutôt drôle ! C’est en retenant un fou rire qu’elle se décide à décacheter la longue enveloppe blanche ou figure seulement son prénom. Elle subodore le contenu probablement lapidaire du message. Quelques mots du style : « Élisa, depuis que je t’ai vue pour la première fois, je ne dors plus. Je veux te rencontrer ! ».Le tout suivi d’un numéro de portable. Non ! Ce serait trop simple de le composer pour savoir à qui elle a affaire. Plus probablement, le bellâtre choisi par Chloé lui fixe un rendez-vous : jour, heure, lieu, un détail vestimentaire ou autre pour se faire reconnaître et surtout ni nom ni prénom pour jouer la carte romantique du mystérieux admirateur. Évidemment, son amie elle, imitera la surprise à la perfection -c’est une telle comédienne- et naturellement, elle se montrera enthousiaste pour deux à l’idée de ce rendez-vous qu’elle l’incitera plus que vigoureusement à accepter. D’ailleurs, elle l’entend déjà :
« Je t’en supplie Élisa, fais moi plaisir, vas-y ! Et pour une fois, mets-toi en fille hein ? ».
Elle s’y est mise en fille, pas plus tard qu’hier soir et le résultat a dépassé ses pires craintes ! Les yeux dans le vague, le cœur palpitant à ce souvenir encore si…chaud, elle déplie la fameuse lettre du pseudo inconnu. Elle suffoque soudain. Le texte, encore plus concis qu’elle ne se l’imaginait, lui saute aux yeux :
« Nous nous reverrons Élisa, ne m’oublie pas. »
Les mêmes mots que ceux prononcés par son onirique chasseur préhistorique ! Presque les mêmes que ceux de son sauveur de la veille ! Elle n’y croit pas ! Pas de signature mais elle n’en a pas besoin pour savoir qui est l’auteur de ce laconique message : Jonathan Sauveur. Bien que cela paraisse impossible - il ne la connaissait pas encore lorsqu’il a déposé la lettre au magasin - elle est sûre que c’est lui et cette certitude l’affole.
Qui est cet homme ? Quels pouvoirs occultes lui permettent de s’immiscer, même de façon déguisée, dans ses rêves ? D’où la connaît-il pour savoir tout d’elle avant de l’avoir rencontrée ? Une rencontre fortuite qui n’a eu lieu qu’hier soir alors qu’il est passé à la boutique à l’ouverture le matin, soit plus de onze heures avant qu’elle ne s’installe, comme les autres spectateurs, sur les gradins rouge et jaune du Cirque Marini. Car enfin, si elle s’explique peu ou prou comment il a pu apprendre son prénom la veille par un villageois qui le lui aurait soufflé pendant qu’elle était dans les vapes, elle ne s’explique pas mais pas du tout, comment il a pu le connaître avant. Or sur cette lettre, non seulement il l’appelle Élisa mais en plus, il la tutoie comme s’il la connaissait de longue date alors que la veille, très courtoisement, il la vouvoyait. Quoique, lorsqu’il lui a volé ce magique baiser, il l’a tutoyée…
Bon, admettons ! Il y a tout de même une chose dont elle est sûre : Chloé ne peut être de mèche avec lui, d’abord parce que le chapiteau ne s’est installé qu’en milieu de matinée alors que son amie était déjà au magasin et surtout, parce qu’elle ne pouvait savoir qu’Élisa irait au cirque ce soir-là, vu qu’elle-même ignorait que son entrée pour la représentation était le cadeau d’anniversaire de son frère. Une surprise tellement bien gardée que sa mère non plus n’était pas au courant. Patrick qui sait que depuis toujours, après la préhistoire, le cirque est sa deuxième passion, lui a offert une place au premier rang comme quand elle était gosse, juste au bord de la piste. Là-même où elle s’est retrouvée elle ne sait comment entre les bras musclés d’un superbe dompteur aux yeux aussi verts que les lacs de montagne qu’elle a vus lorsqu’elle est allée rendre visite à Patrick En-Haute-Provence.
Elle se souvient avec bonheur de ce séjour trop court à son goût ! Elle a passé une semaine avec lui à la bergerie, l’aidant à traire les chèvres et les brebis puis à confectionner sous sa directive les délicieux petits fromages qui constituent une bonne part de ses modestes revenus. En le regardant elle a aussi appris à filer la laine des moutons et à en teindre les écheveaux. C’est durant cette merveilleuse semaine au cœur de la montagne qu’elle l’a redécouvert cet aîné si calme et fort, si pondéré, si différent des deux disparus ! Avec lui et ses deux chiens, elle fait les longues grimpées menant aux estives, très tôt le matin lorsque le soleil jaillit de derrière les sommets. Avec lui, elle a salué avec un bonheur inégalé la radieuse apparition de l’astre du jour, source de vie ainsi que le faisait la petite fille de la préhistoire dans son rêve.
Décidément, tout la ramène à ce songe qui n’a d’autre sens à ses yeux que de lui rappeler Jonathan. Jonathan qui lui a écrit alors que c’est impossible.
À croire qu’elle rêve encore. Elle n’est pas derrière sa caisse mais dans son lit. L’histoire de la veille, c’est aussi une illusion onirique. Il n’y a pas plus de Jonathan Sauveur qu’il n’y a d’Ehi Sha ou de…Comment déjà ? Roh Ahr Anh. Tout cela tourne au ridicule. Il faut absolument qu’elle se réveille. Elle se secoue, froisse la lettre. C’est machinalement qu’elle la glisse dans la poche de son jean. Le mal de crâne pointe. Elle n’a pas assez dormi .C’est sûrement la raison pour laquelle elle fait un méchant amalgame entre ce qu’elle a rêvé et ce qu’elle a réellement vécu. S’il le faut, ce soir, elle prendra l’un des somnifères de sa mère. Plus question qu’elle se réveille avec l’esprit aussi embrouillé ! D’où lui vient alors la troublante sensation que, tout comme Ehi-Sha reverra son providentiel sauveur, elle aussi reverra le sien. Ne le lui a-t-il pas dit ? Et écrit ?
Mais non puisque tout cela n’est que le fruit de son imagination, n’est-ce pas ?
*
Depuis son anniversaire, Élisa n’a plus rêvé. Dans l’armoire à pharmacie de sa mère, elle a trouvé une boîte de somnifères. Sarah en prend régulièrement depuis le drame ainsi que des anxiolytiques pour calmer ses angoisses. Élisa elle, n’a jamais eu recours à ce genre de truc mais cette fois, elle en a besoin. Et ça marche ! Elle dort comme une masse. Plus rien ne vient bouleverser son sommeil. Heureusement car il y a bien assez des journées avec leur lot de souvenirs importuns. Des souvenirs qui se manifestent sans crier gare, à tout moment, sans qu’elle puisse faire quoi que ce soit pour les empêcher de venir troubler le cours serein de sa vie. Sans cesse, elle revit son rêve en détail. Sans cesse elle revoit le beau visage de Jonathan et se remémore avec une indicible émotion les bizarres circonstances de leur rencontre.
Elle a défroissé sa lettre, l’a relue, émue, puis elle l’a rangée dans le tiroir de sa table de chevet, n’ayant pu se résoudre à la jeter. Elle se dit avec effroi qu’elle est tombée amoureuse d’un parfait inconnu. Un inconnu qui, paradoxalement lui, semble la connaître très bien, au point de lui avoir écrit avant même de la rencontrer pour la première fois. Elle ne s’explique toujours pas le message qu’il lui a laissé. Elle préfère penser qu’ils s’étaient déjà vus auparavant mais qu’elle, au contraire de lui, Dieu seul sait pourquoi, a oublié cet homme pourtant suffisamment extraordinaire pour être inoubliable ! Tellement inoubliable que désormais, tel un trublion de la pire espèce, il squatte sa mémoire sans qu’il lui soit possible de l’en chasser.
Le lundi soir qui a suivi, comme prévu, au volant de sa rutilante petite voiture, Chloé l’a emmenée diner dans le meilleur restaurant de Sarlat où elles ont fêté ensemble ses 20 ans. Là, cédant à l’amicale mais ferme pression de sa pétulante amie, elle a raconté sa mésaventure au cirque avec force détails tout en se gardant bien de trop parler de Jonathan et surtout de la forte impression qu’il lui a faite. Pour la trop curieuse Chloé, elle s’en est tenue à la seule version de l’histoire qui soit plausible : le tigre dressé de toute sa hauteur contre les barreaux, lui a fichu la trouille de sa vie, le dompteur l’a maitrisé, un point c’est tout ! Elle ne s’est pas étendue sur l’étrangeté de leur rencontre, n’a pas parlé du baiser ni des derniers mots qu’il a prononcés en la quittant. Pas plus qu’elle n’a évoqué ces mêmes mots répétés sur la lettre. Elle ne ment jamais à Chloé, pourtant, cette fois, elle ne lui a pas non plus dit la vérité sur le bel inconnu qui s’est présenté ce matin-là à la boutique de souvenirs.
- Tu es sûre que ce n’est pas un pote à toi ? Ce ne serait pas encore un de tes coups fumeux pour me mettre un de tes amis dans les pattes par hasard ? Lui a-t-elle demandé, honteuse de son mensonge.
- J’aurais bien aimé mais non, je te jure que je ne connais pas ce type ! Lui a répondu la jeune fille, une main sur le cœur, l’air un chouïa offusqué par sa suspicion.
- Bon, je te crois ! Alors c’est peut-être un ancien copain de beuverie de Marc ou de Paul qui tente de se rappeler à mon bon souvenir. Mais ça ne risque pas ! Tu sais que je ne les appréciais pas du tout !
Et la honte de la submerger ! Elle savait bien qu’elle s’enferrait dans le mensonge et la duplicité mais pas question de parler de Jonathan à Chloé ! Non, pas question ! La rouée n’aurait eu de cesse que de le lui faire retrouver. Pas difficile ! Il suffisait de se renseigner sur les étapes du Cirque Marini ! Après tout si le dompteur voulait la revoir comme il affirmait que cela devait se faire, il n’avait qu’à se débrouiller. Elle ne ferait pas le premier pas. C’eût été admettre l’inéluctabilité de tout ce qui lui était arrivé, de leur rencontre étonnante à cette aventure onirique par trop insolite dont les images fortes ne la quittaient pas un seul instant, à tel point qu’elle avait l’impression permanente de rêver tout éveillée.
Elle en arrivait à se demander ce que devenait Ehi Sha. Était-elle toujours aussi triste du départ de Roh Ahr Anh ? Croyait-elle vraiment que le destin allait le remettre sur sa route ? Quelles nouvelles visions prémonitoires ses songes lui avaient-ils montrées ?
Telles étaient les pensées qui ne cessaient de s’entrechoquer dans sa tête. Sans les somnifères, elle aurait pu se remettre à rêver et du coup, obtenir peut-être les réponses à ces questions idiotes mais elle ne se sentait pas encore prête à s’en passer.
Non ! Elle n’était décidément pas prête à subir de nouveaux rêves saugrenus. D’ailleurs, y reverrait-elle la petite fille préhistorique ?
2 commentaires -
« Le réveil commence comme un autre rêve. »
Paul Valéry
*
Élisa se réveille en nage. Quel drôle de délire ! Il y a bien longtemps qu’elle n’a plus cauchemardé ainsi. En fait, depuis la mort de son père et de ses frères et elle sait bien pourquoi elle ne rêve plus jamais.
- Mais si tu rêves, comme tout le monde ! Lui assure sa meilleure amie péremptoire.
- Peut-être que tu dis vrai mais en tous cas, je ne me souviens de rien au réveil mademoiselle je sais-tout !
- C’est bien ça le hic ! Ça dénote un problème inconscient de taille ma chère ! Rétorque la demoiselle.
Et il en est ainsi chaque fois qu’elles évoquent ce sujet sensible ô combien ! Avec raison d’ailleurs !
Il faut dire que la nuit d’avant le drame, elle avait vu l’accident en songe et n’avait voulu donner à ce cauchemar aucun sens prémonitoire. Elle n’en avait parlé à personne non plus. Qui l’aurait crue ? Elle avait mis cela sur le compte de son habituelle angoisse chaque fois que son père prenait le volant accompagné comme presque toujours de ses deux casse-cou de frères censés chaperonner leur imprudent géniteur. Michel conduisait vite, trop vite, au mépris de la loi mais surtout, au mépris du danger. C’était sa manière, disait-il, de concrétiser un peu ses rêves de jeunesse. N’avait-il pas toujours voulu devenir pilote de course. La vie en avait décidé autrement en faisant de lui un petit fermier dans un bled perdu, comme ses parents avant lui. Quelle désillusion ! Sa femme se contentait de ce bonheur simple, tout comme Patrick qui en cela ne ressemblait pas du tout à son jumeau ni à son aîné. Il était comme sa mère, préférant la nature, les animaux, le calme de la campagne au bruit et au mouvement de la ville. À ses deux autres fils et pour leur malheur, il avait légué ce goût immodéré pour la vitesse et pour l’agitation qui règne dans les cités. Ce soir-là, sur la route de Périgueux, ils avaient rejoué « la fureur de vivre » et en étaient morts. De l’amas de tôle froissée enroulée autour d’un platane, les pompiers avaient désincarcéré trois corps sans vie affreusement mutilés.
Patrick qui ne conduisait que par nécessité, n’avait plus jamais repris le volant depuis l’accident. Il se contentait de son vieux vélo ou de ses pieds pour son déplacement les plus courts. Pour les autres, il utilisait le car ou le train. C’est de cette façon qu’il avait exorcisé sa douleur et sa colère. Elle, c’est en cessant de rêver qu’elle l’avait fait, ne se permettant plus le moindre songe susceptible de lui montrer un avenir, fût il radieux.
En ce remémorant le terrible drame, elle se rappelle aussi son dernier rêve, le premier depuis deux ans. Il s’impose à elle, violent et si réaliste…Elle s’y est totalement identifiée à la petite fille de cette époque reculée.
Ehi Sha …Où son imagination est-elle allée chercher ça ? Elle ne peut s’empêcher de penser que la réapparition de sa faculté de rêver coïncide étrangement avec son aventure de la veille.
Jonathan Sauveur… Ce nom ne cesse de la troubler autant que l’a fortement troublée son propriétaire. Elle le revoit, puissant, si beau, si sauvage ! Plus vieux mais tellement semblable au jeune héros de son aventure onirique. Comment sa fertile imagination l’a-t-elle baptisé déjà ? Roh Ahr Anh… Il ya aussi Sha Rah, Pahr Anh, Mah Rah et les autres. Encore très nets dans sa mémoire, tous ces personnages lui paraissent aussi réels que s’ils avaient vraiment vécu. Elle impute néanmoins ces prénoms fantaisistes aux bizarres consonances, à sa passion pour les aventures de « Rahan, le fils des âges farouches », héros blond et musclé d’’un tas considérable de vieilles BD oubliées dans une malle au grenier, qu’elle a lues et relues sans jamais s’en lasser ! Elle trouve que son sauveur onirique lui ressemble beaucoup. Finalement, sans même le savoir, ce père auquel elle ne pense jamais sans colère, lui aura légué quelque chose de précieux : petite fille amoureuse du beau guerrier des âges farouches, elle l’est très vite devenue de la préhistoire. Car c’est bien depuis ce temps béni de lecture solitaire, assise dans la poussière du grenier avec pour seul éclairage une petite lucarne au-dessus de sa tête, qu’elle est fascinée par tout ce qui touche à l’apparition de l’homme sur la Terre et à sa longue évolution jusqu’à nous, de l’australopithèque au néandertalien jusqu’à l’homo sapiens et à l’homme de Cro-Magnon, notre plus proche parent. Elle a lu tout ce qu’on peut lire, écouté tout ce qu’on peut dire, vu tout ce qu’on peut voir sur le sujet, de la fiction pure et simple - tel le film « La guerre du feu » qu’elle a vu un bon nombre de fois et plus récemment « Ao le dernier Neandertal » - à des reconstitutions virtuelles telles « L’Odyssée de l’espèce » ou « Homo sapiens » qu’elle a regarde comme on regarde le plus passionnant des films d’aventures. Sa bibliothèque personnelle est pleine à craquer de bouquins sur la préhistoire, la paléontologie et la paléoanthropologie. Et pour cause, c’est l’objet même de ses études. « Ceci expliquant cela ! » Se dit-elle pour mettre fin aux fumeuses élucubrations de son esprit encore embrumé de sommeil. En effet, voilà-t-il pas qu’elle se met à voir des similitudes troublantes entre les prénoms de la réalité et ceux de son rêve : Élisa, Ehi Sha par exemple ! Sans parler de Sarah et Sha Rah ou encore de Jonathan et Roh Ahr Anh ! Son imagination bouillonnante lui joue de ces tours ! Mais peu importe, elle a recommencé à rêver et ce fait à lui seul est source d’inquiétude, voire d’angoisse. Ce qu’elle craint le plus au monde à présent, c’est de voir revenir avec les songes, de terribles prémonitions comme celle qui annonçait le drame qui a endeuillé sa famille et qu’elle n’a pas voulu interpréter. Elle a bien peur d’avoir perdu le contrôle étroit qu’elle exerçait depuis deux ans sur son subconscient. Elle espère de toute son âme n’avoir pas rouvert la dangereuse boîte de Pandore.
Comme Ehi Sha; - décidément, ce rêve l’a marquée - elle s’ébroue, repousse le drap et se lève. Il est déjà six heures. Dans une heure elle doit être partie si elle ne veut pas être en retard. Une bonne douche lui remet les idées d’aplomb. Par la fenêtre de sa chambre elle voit le ciel bleu de ce superbe matin d’été. Il fera encore beau et chaud aujourd’hui. Pas besoin de se couvrir, un jean et le tee-shirt emblématique du magasin sur lequel figurent en photo-impression les peintures rupestres des célèbres grottes de Lascaux, feront l’affaire. Elle entend le doux remue- ménage dans la cuisine. Comme d’habitude, sa mère est la première debout. Elle prépare un copieux petit déjeuner pour eux trois. Patrick est sûrement déjà en train de faire son sac. En fin de matinée, il reprend la route pour la Haute-Provence. Le car jusqu’à Sarlat, puis le train pour regagner ses montagnes où il retrouvera ses chers moutons.
Aujourd’hui, c’est dimanche, jour de repos pour Sarah qui travaille du lundi au samedi en pleine saison. Pour ce qui est de ses propres repos, cette année exceptionnellement, elle bénéficie de son lundi ainsi que d’un week-end sur deux que lui fait Chloé, tout comme elle a accepté de lui faire tous ses lundis. Sans cet arrangement avec son amie et en l’absence de la vendeuse habituelle, elle aurait dû travailler sans interruption tout son mois de juillet puis enchaîner illico le mois d’août avec ses horaires au Musée. Autrement dit la galère mais elle a besoin d’argent pour financer ses études alors…
Il faut qu’elle s’active. Le week-end, la boutique fait le plein de clients, surtout en cette période de vacances durant laquelle les touristes affluent dans la région.
La douche l’a revigorée. Elle en avait bien besoin. En effet, sa mésaventure de la veille l’a beaucoup fatiguée et sa nuit ne l’a pas reposée car son aventure onirique n’a fait que rajouter à son immense lassitude. Ses vêtements enfilés, elle remonte sa longue chevelure brune en un discret chignon. Elle termine par un très léger maquillage. La voilà prête. Les odeurs qui s’échappent de la cuisine la mettent en appétit. Café, croissants chauds, pain de campagne, confiture et miel maison- ils ont deux ou trois ruches et une centrifugeuse- lait et beurre frais de la ferme d’à côté, jambon de pays…Tous ces délices odorants n’attendent plus qu’elle. Sa mère et son frère sont déjà attablés.
- Bonjour ma chérie ! L’accueille Sarah.
- Bonjour mamoune ! Répond-elle en se penchant pour l’embrasser.
Puis elle fait de même avec Patrick
- Bonjour grand frère !
- Bonjour sœurette ! Bien dormi ?
- Pas vraiment ! Après hier soir tu sais …
- Je comprends ! C’est vrai que tu as les yeux cernés petit cœur !
- Il a raison ma puce ! Renchérit sa mère. Il faut vraiment que tu ailles travailler aujourd’hui ?
- C’est mon tour maman, tu le sais bien. Chloé m’a déjà fait mon samedi, je ne peux pas lui demander de me remplacer encore une fois.
- Bon, alors dépêche-toi d’avaler ton petit déj’ ou tu seras en retard. Tu ne veux pas prendre le car, ou au moins ton vélo ce matin ?
- Non maman, je préfère marcher. Allez, je me dépêche !
Entre ces deux êtres qu’elle aime plus que tout au monde, elle se sent protégée, à l’abri malgré l’angoisse qui s’est réveillée en elle. Elle repense à la petite Ehi Sha de son rêve qui lui ressemble tellement. Elle aussi a perdu son père et deux de ses frères. Elle aussi attend chaque fois avec la même impatience le retour du seul qu’il lui reste. Sa mère elle aussi, bien que ce soit pour d’autres raisons, a eu à subir la honte et l’ostracisme des habitants des Eyzies après la mort de son compagnon et de ses fils. Ce rêve qui semble ne pas vouloir quitter son esprit lui revient encore et encore. La fin surtout qui se rappelle soudain à elle avec une étonnante acuité :
…Roh Ahr Anh n’a fait qu’un court séjour à la caverne. La journée de leur arrivée, son frère et lui ont accepté de rester quelques jours afin de se reposer de leur longue saison de chasse. Mais avant cela, il a fallu que Pahr Anh narre comment les deux étrangers les ont secourus vaillamment lors de l’attaque des loups qui avait déjà fait deux victimes chez les chasseurs de la caverne, car dès qu’ils sont apparus, ainsi que l’avait prévu Ehi Sha, hommes et femmes valides ont d’abord levé massues et lances contre eux en grognant de défiance ! Ensuite ils leur ont fait la fête en voyant le surplus de viande fraîche que les deux jeunes hommes apportaient en compensation de leur séjour ainsi que de la mort des deux chasseurs du clan. Un beau bison - dont l’épaisse fourrure a été offerte à la toute jeune mère en deuil pour la consoler de la perte cruelle du père de son enfant - ainsi qu’un renne splendide. Puis a eu lieu la veillée autour du feu. Face à une assemblée émerveillée, Roh Ahr Anh et Rah Fahêh son frère aîné, ont raconté leurs aventures de nomades sans cesse à la recherche de nouveaux territoires de chasse. Ils ont décrit et même dessiné sur les parois à l’ocre et à la suie, les tribus qu’ils ont rencontrées. Certaines très amicales les ont accueillis aussi bien que le clan de la caverne, tandis que d’autres, féroces et sanguinaires les ont fait fuir à toutes jambes après leur avoir volé leur gibier.
Les deux jours qui ont suivi ils ont appris au clan de la caverne à fabriquer de bizarres abris de branches entrecroisées tendues de peaux assemblées afin de vivre plus à l’aise durant la saison chaude. Aidés des hommes de la tribu, ils ont élevé les deux premières huttes sur le large méplat en bas de la grotte.
-De cette façon, vous serez encore suffisamment En-Hauteur pour surveiller les alentours autant que pour éviter les crues de la rivière. Leur a assuré Roh Arh Anh
Même les plus vieux l’ont écouté tellement il montrait de mâle autorité et de grande sagesse pour son jeune âge.
La veille était déjà le dernier soir autour du feu encore riche d’histoires partagées…
Lorsque l’aube survient, Ehi-Sha n’a pas dormi. Elle est très triste. Elle sait que son sauveur va partir et elle s’étonne d’en éprouver autant de chagrin. Cependant, comme le soleil levant illumine le jour naissant, une lueur d’espoir illumine son cœur serré. La veille, avant d’aller s’étendre sur la couche désertée d’un des deux absents, il lui a dit : « Ne soit pas triste petite sœur de Pahr Anh ! Nous nous reverrons ! » Du coup, elle se lève presque joyeuse. Pour rien au monde elle ne voudrait manquer ses adieux avec le jeune chasseur.
Elle a eu raison de se lever si tôt. Roh Ahr Anh et Rah Fahêh sont déjà sur le départ. On leur a donné des fruits et une bonne provision de viande boucanée en échange du bison et du renne qu’ils offrent au clan. Avant de se mettre en route, Rho Ahr Anh s’est approché d’elle, il s’est baissé et lui a dit à l’oreille : « Rappelle-toi ce que je t’ai dit, je te le jure, nous nous reverrons Ehi Sha ! Ne m’oublie pas ! »…
Élisa sursaute. Ce sont à peu près les mêmes mots que ceux de Jonathan la veille. Décidément, le beau dompteur l’a marquée bien plus qu’elle ne le croyait.
- Eh ma fille ! Tu rêvasses ? Ce n’est pas le moment ! L’interrompt sa mère, la faisant sursauter une seconde fois.
Elle voudrait bien pouvoir s’attarder sur des choses futiles comme celles qui occupent les pensées des filles de son âge ! Non, elle ne rêvasse pas ! En revanche, elle a rêvé la nuit dernière et c’est bien ça le problème. Dans sa tête, songe et réalité se mêlent inextricablement.
- Non… Je repense à hier soir. C’est bizarre ce qui m’est arrivé, hein?
- Je te l’accorde ! Ce n’est pas tous les jours qu’un tigre s’amourache de toi !
- Ce n’est pas drôle m’man ! J’ai eu la frousse de ma vie !
- Allons ma puce, oublie ça et remue-toi sinon le magasin n’ouvrira pas à l’heure !
Le petit déjeuner terminé, ce sont les embrassades à n’en plus finir avec Patrick qui sera parti quand elle rentrera. Elle refoule courageusement quelques larmes. C’est toujours aussi difficile de le voir s’en aller. Ce qui la console, c’est ce qu’il leur a annoncé un sourire faraud au coin des lèvres : « Au fait les filles, la prochaine fois que je viens, je vous amène une surprise…et demi ! ». Le grand frère a donc enfin trouvé chaussure à son pied de montagnard et des petits chaussons avec ! Génial ! Allez, trêve de rêverie ! Sa mère a raison, l’heure tourne.
4 commentaires