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Ehi Sha repousse la lourde fourrure. Elle se lève, s’étire encore une fois puis, munie d’une grande jatte de terre et juste vêtue d’un pagne de peau parce que c’est la saison douce, elle sort saluer l’astre du jour. Les baies savoureuses l’attendent. Elle a bien en main le long bâton effilé et durci à la flamme qui lui servira à faire fuir les rampants au venin mortel. La veille, du haut d’un gros rocher surplombant la grotte, elle a repéré de nouveaux buissons couverts de fruits rouges. La récolte sera bonne. Mais d’abord, un plongeon dans l’eau fraîche de la rivière. Pahr Anh lui a montré comment évoluer dans cet élément fluide et vivant. Grâce à lui, elle n’a plus peur du long serpent liquide qui devient si large et si boueux lors des orages violents fréquents en cette saison.
D’autres enfants, filles et garçons se joignent à cette baignade matinale. Puis, seul ou en groupe, chacun va accomplir sa tâche quotidienne : trouver de la nourriture. Pour les filles, ce sera la cueillette. Les baies pour les plus petites ou les moins agiles, les fruits pour les autres qui rempliront à ras-bord leurs sacs de peau, n’hésitant pas pour cela, à grimper aux arbres. Chez les garçons se révèlent déjà les futurs chasseurs ou les pêcheurs émérites. Eux ramèneront poissons luisants et petit gibier qui abondent en cette époque de douce chaleur. Ils enfileront leur butin sur de longues branches flexibles qu’ils porteront à deux sur leurs épaules, imitant leurs aînés qui font de même avec les énormes pièces de viande découpées sur les plus gros animaux dépecés sur place. Ce supplément de nourriture fraîche collecté par les enfants améliore grandement l’ordinaire des habitants de la grotte qui, sinon, devraient se contenter de viande boucanée en attendant le retour des chasseurs. Ce que Parh Anh et ses compagnons ramèneront, servira en outre à nourrir le clan lors de la longue saison froide durant laquelle ceux qui marchent debout deviennent eux-mêmes gibier de choix pour les bêtes sauvages affamées.
Le soleil est encore bas dans le ciel. La jatte d’Ehi Sha ne se remplit pas vite et pour cause ! Pour une poignée de baies cueillie elle n’en met que la moitié dans le récipient, l’autre moitié, elle la mange. C’est normal, à cette heure matinale elle a toujours faim. Lorsqu’elle sera rassasiée, elle mettra toute sa cueillette dans la jatte. Le jus rouge coule sur ses mains, barbouille sa bouche et son menton. Elle se lèche les doigts. C’est bon ! Les buissons épineux l’égratignent mais elle n’y prend pas garde, tout à sa cueillette et à sa dégustation. Son sang se mêle à la pulpe vermeille. Elle a posé son bâton pour mieux récolter les baies délicieuses. Dans ce coin, pas de rampants venimeux. Elle n’en a vu aucun filer en ondulant sous ses pas. Elle est tellement occupée à remplir sa jatte qu’elle ne s’est pas rendu compte qu’elle s’est beaucoup éloignée des autres. Du haut de son rocher, les buissons ne paraissaient pas si loin. Elle n’entend plus les cris ni les jacassements de ses compagnes mais cela lui est égal. Jamais elle n’aura ramené autant de baies. Mah Rah sera contente d’elle. Sa mère aussi peut-être. Ni l’une ni l’autre ne penseront à la punir en voyant sa superbe récolte !
Tout à coup, elle se fige, en alerte. Un bruit dans les hautes herbes…Un craquement de branches sèches suivi d’un silence pesant, comme si toute vie alentours avait cessé. Elle est seule, le souffle suspendu. Le danger est là, tout prêt. Elle a si peur qu’elle n’ose même pas ramasser son bâton. Une arme bien dérisoire, elle le sait, contre l’animal qui la guette, prêt à bondir sur elle. Elle sent son odeur fauve, sa faim pour la proie sans défense qu’elle représente. Agrippée à sa jatte, elle ne peut qu’attendre la mort. Le monstre surgit devant elle. C’est une ourse grise gigantesque, accompagnée de ses deux petits. Dressée sur ses pattes arrière, toutes griffes dehors, un grognement affamé découvrant ses crocs, la femelle va charger. Elle doit nourrir ses oursons, c’est la loi de la nature ! Chaque espèce a le devoir de subvenir aux besoins des siens. Résignée à mourir, Ehi Sha ferme les yeux. Elle ne reverra pas son frère ! Elle était si sûre pourtant ! Était-ce donc ça le sens de son rêve ?
Soudain, un rugissement rauque et féroce s’élève derrière elle. Un autre animal qui réclame sa part de la petite proie humaine ? Qu’importe qui la mange puisqu’ en définitive, le vainqueur la dévorera ! Pourtant, ce cri terrible ne semble appartenir à aucun animal qu’elle connaisse. Elle n’ose ouvrir les yeux. Elle entend un bruit de cavalcade effrénée accompagné de grognements de rage et de dépit. L’ourse à cédé la place à la bête inconnue qui va faire d’elle son repas du jour ! Elle est tout près d’elle. Même son odeur est inconnue à ses sens pourtant aiguisés. Elle se décide à ouvrir les yeux, à affronter la mort en face… Et se perd dans un regard à la fois inquiet et amusé. C’est celui d’un garçon, un « marche debout » comme ceux du clan. Il est plus grand et plus massif que Pahr Anh mais un peu plus jeune cependant. Un pagne en peau de renne lui ceint la taille. Il brandit fièrement une lance à la pierre si fine et si effilée qu’elle ne s’étonne plus que l’ourse ait fui devant lui. Sa crinière est très claire, semblable à de l’herbe sèche qu’illuminerait le soleil avant de disparaître à la tombée du jour. Ses yeux, au lieu d’être marrons comme ceux de la tribu, sont presque aussi verts que l’eau du lac que l’on découvre en escaladant la colline, de l’autre côté de la rivière.
Devant ce regard curieux qui l’observe, l’inconnu s’accroupit pour se mettre à sa hauteur puis il pose sa lance devant elle pour lui montrer qu’il ne lui veut aucun mal. Immobile, il se contente de la regarder droit dans les yeux, attendant patiemment que la terreur s’en efface. Son calme la rassure, elle cesse de trembler. Alors, évitant tout geste brusque, le garçon avance une main pour toucher ses joues et son menton taché de jus. Du bout de la langue, il goûte le liquide rouge et gluant qui ressemble à du sang.
- Tu n’es pas blessée ! Décide-t-il. Tu as eu peur ?
Elle ne pleurera pas, non ! Pas devant cet inconnu qui vient de lui sauver la vie et qui s’exprime d’une drôle de façon. Le langage qu’il utilise n’est pas tout à fait le même que celui du clan. Il est plus clair, moins guttural.
- Réponds- moi petite fille ! Tu vas bien ?
- Ou… oui ! Balbutie-t-elle.
- Que fais-tu ici toute seule ? C’est dangereux !
- Je… je cueille des baies…
- Je le vois bien ! Et tu n’en as pas renversé ! Tu es très courageuse. Très inconsciente aussi ! Où sont tes compagnons ?
- Je… Je ne sais pas ! Là-bas, près de la rivière.
- Où habites-tu ?
Peut-elle le lui dire ? Il l’a sauvée de l’ourse mais…
- Comment t’appelles-tu petite fille ?
- … Ehi Sha !
Elle a hésité mais quelque chose dans les yeux de ce grand garçon, presque un homme, lui inspire confiance. Il lui semble l’avoir déjà vu.
- Ehi Sha. Je connais ce nom ! J’aurais dû me douter que c’était toi. Pahr Anh ne tarit pas d’éloge sur sa si brave petite sœur ! Je te ramène à ta caverne fillette ! Ton frère t’y attend !
Et d’un seul mouvement il l’empoigne, la soulève du sol et la juche sur ses larges épaules.
- Accroche-toi bien ! Lui commande-t-il.
Puis il se baisse pour récupérer sa lance et la jatte pleine à ras-bord. Lorsqu’il se redresse tout en puissance, la petite fille à l’impression d’être devenue une géante. Elle se sent bien, à sa place, plus heureuse qu’elle ne l’a jamais été de toute sa courte vie. C’est sûrement parce qu’après une longue absence, elle va enfin revoir Pahr Anh !
- Et toi, c’est quoi ton nom ? Ose-t-elle demander d’une toute petite voix à son étrange sauveur.
- Mon nom est Roh Ahr Anh.
Elle ne lui demande même pas pourquoi Parh Anh est déjà à la caverne alors que lui comme par hasard, est ici, arrivé juste à temps pour lui éviter d’être déchiquetée vive par l’ourse. Il est ici parce que le destin voulait qu’il la sauve de la mort, elle en est sûre. Sa présence auprès d’elle à ce moment crucial de sa jeune vie, donne maintenant son vrai sens à son rêve.
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… Recroquevillée sur la couche d’herbe sèche, la fillette grelotte en dépit de l’épaisse fourrure d’auroch qui la recouvre mais c’est de peur plus que de froid. Quoique la caverne reste fraîche même en cette saison douce.
Elle tremble parce qu’elle a peur de la nuit. Une peur terrible, irraisonnée comme celle que devaient ressentir les anciens au temps où la glace régnait sur le monde. Elle n’est pas la seule. En effet, même s’il y a bien longtemps maintenant que le cycle des saisons alternant les périodes froides avec celles plus douces de la floraison et des fruits, a remplacé le froid éternel, cette peur de la nuit subsiste chez les membres du clan, du plus petit au plus âgé. Dès que le soleil s’éteint en tombant derrière les collines, c’est la même crainte chaque fois : et s’il allait ne jamais se rallumer, ni réapparaître ? Si l’obscurité allait durer toujours ?
La nuit, c’est un monstre noir qui vous dévore les entrailles. C’est la présence là, dehors, des bêtes assoiffées de sang qui rôdent à la recherche d’une proie. La nuit, c’est le feu qu’il faut veiller car s’il s’éteint, cela peut signifier la mort du clan.
La nuit, c’est l’angoisse de la fin du monde, chaque fois ! Alors, comme beaucoup, Ehi Sha tremble de peur, blottie entre Sha Rah sa mère et Mah Rah la guérisseuse qui elle, semble n’avoir peur de rien, jamais ! Elle a eu un enfant, un fils mort très jeune, dévoré par une bête sauvage alors qu’il s’était éloigné de la grotte. Après quoi sans qu’on sache pourquoi, elle n’a plus jamais enfanté. Son compagnon aurait pu l’abandonner pour une femme féconde mais il a choisi de rester auprès d’elle et de continuer à lui rapporter du gibier. Il est parti pour une longue période de chasse avec les hommes valides du clan.
Dans le groupe des chasseurs d’aurochs, de rennes ou de bisons, se trouve aussi Pahr Anh, le dernier frère d’Ehi Sha, de huit cycles de vie son aîné. Son père et ses deux autres frères sont morts il y a deux cycles de cela, au cours de l’une de ces expéditions si périlleuses loin de la grotte. Ils ont été tués et dévorés par une énorme bête aux longs crocs pointus et aux griffes meurtrières que même les plus braves craignent car c’est de loin le plus féroce des prédateurs pour ceux qui marchent debout : l’ours ! Cet animal cruel peut, d’un seul coup de ses pattes puissantes, briser l’échine du plus gros des aurochs. Alors un humain !
Fait rarissime et considéré comme une bénédiction des dieux, Pah Hoh, l’un des frères était le jumeau de Pahr Anh. C’était leur première grande chasse. Mah Huh L’aîné avait deux cycles de plus et participait à la saison de traque du gros gibier pour la troisième fois. Pour sa mère, cela a été un coup très rude de perdre en une seule fois son compagnon et deux de ses fils, lesquels avec Pahr Anh rapportaient beaucoup de viande fraîche au clan. Les habitants de la grotte l’ont regardée longtemps de travers après cela, jusqu’à ce que Pahr Anh surmonte sa peine et comprenne qu’il devait à lui seul égaler les trois disparus en ramenant autant de nourriture qu’eux quatre réunis.
Bien plus qu’un motif de fierté, le nombre d’enfants mâles est un atout pour le clan. Or Sha Rah a déjà accouché de deux garçons mort-nés. Honte sur elle ! Puis elle a mis au monde une fille si frêle qu’elle n’a survécu que deux jours au froid mordant d’un hiver particulièrement glacial. Cependant nul ne lui en a voulu. Ce n’était qu’une fille. Ensuite est née Ehi Sha au début d’une belle saison de fruits. Une fille encore, braillarde mais si vigoureuse ! Et voilà que trois cycles plus tard, de nouveau enceinte alors que déjà trop âgée pour cela, elle pensait ne plus jamais pouvoir enfanter, la mort lui enlève trois hommes ! Comble de honte autant que de malchance elle a perdu ce dernier enfant, un garçon, en le mettant au monde pendant que son compagnon et ses fils se faisaient tuer loin de la caverne. Un autre mâle mort-né, et une fois de plus l’opprobre et l’humiliation se sont abattus sur la malheureuse Sha Rah. Depuis, elle est malade. Le pire est qu’elle devra apprendre à vivre seule, car aucun homme sans compagne n’en voudra une qui soit incapable d’enfanter. Moins encore d’une qui soit malade !
Ses forces se sont mises à décliner après cet accouchement au terme de longues heures de douleur, d’un petit être chétif et mal formé. Elle a beaucoup saigné. La fièvre l’a prise et a duré tout l’hiver puis tout le printemps. L’été venu, elle a semblé aller mieux mais elle était très faible et ne cessait de tousser. Jamais elle n’a repris cet allant qu’Ehi Sha lui connaissait avant cette cruelle épreuve. Elle tousse toujours et respire très mal. Mah Rah la soigne du mieux qu’elle peut. Même si pour la rassurer, elle dit que Sha Rah va se remettre, Ehi Sha sait que la vie peut s’éteindre encore plus vite que les flammes que protège jalousement Oumh Rah, la gardienne du feu.
La fillette guette le souffle rauque de sa mère. N’est-ce pas le plus souvent la nuit que la mort, aussi affamée que les bêtes qui rôdent dehors, vient prendre entre ses griffes noires, les malades, les vieillards et les nourrissons ? Combien de membres du clan faibles et sans défense la terrible prédatrice a-t-elle ainsi emportés tandis que les autres dormaient, inconscients ?
Elle, elle est forte, aussi robuste qu’un garçon en dépit de son jeune âge. Elle est solide, comme Pahr Anh ! Elle a déjà survécu sept cycles à la maladie, à la faim, aux rigueurs des grands froids ainsi qu’à tous les autres dangers qui guettent ceux du clan : les bêtes sauvages, les tremblements de terre, le feu du ciel, les crues du fleuve… Elle a résisté aux coups aussi. Ceux de sa mère lorsqu’elle avait encore la force de la frapper pour lui apprendre à obéir. Ceux des autres enfants plus grands et plus forts qu’elle pour une poignée de baies, un morceau de viande ou une place au chaud près du feu ! Aujourd’hui, Sha Rah est incapable de la protéger alors c’est Mah Rah qui le fait à sa place.
Elle l’a prise sous son aile, lui enseignant tout ce qu’elle est capable de retenir : comment cuire la viande sur les braises par exemple mais aussi comment confectionner vêtements, couvertures ou sacs en peau à l’aide d’aiguilles en os. Elle lui apprend la poterie, les herbes qui soulagent la douleur, celles qui guérissent les plaies, les petits cailloux troués et colorés que l’on trouve dans le lit de la rivière. Mélangés à de petits os ou à des griffes, et enfilés sur de fines cordelettes en longs poils de bisons entrelacés, ils font de jolies parures que l’on se met autour du cou, des poignets ou dans les cheveux. Elle lui apprend les baies, les fruits, les racines que l’on peut manger, les plantes qui rendent malade ou qui tuent. Seul l’art de capturer à mains nues ou à l’aide d’un harpon, les habitants de la rivière aux écailles luisantes, lui a été enseigné par son frère. Comment en rendre la chair si savoureuse en la faisant griller dans les flammes, c’est encore Mah Rah qui le lui a montré. Toujours affamé, Pahr Anh lui, a rarement la patience d’attendre alors il les mange crus, sur place !
C’est parce qu’elle a atteint un grand âge - elle dit avoir déjà vécu quarante cycles- que Mah Rah sait tant de choses et qu’elle est aussi respectée des autres femmes du clan, jeunes et moins jeunes. Celles de son âge - elles ne sont pas nombreuses - n’en savent pas forcément autant qu’elle. La guérisseuse dit que pour apprendre, il faut avoir le temps mais surtout l’envie. Elle dit qu’Ehi Sha a tout le temps qu’il faut et beaucoup d’envie malgré son jeune âge. C’est pourquoi elle l’a choisie pour lui transmettre son savoir. Elle dit que si la mort ne vient pas trop tôt la prendre, la petite fille deviendra une femme aussi sage et respectée qu’elle-même. Pour Ehi Sha, Mah Rah, c’est presque une deuxième mère. Elle espère lui ressembler un jour. Elle espère aussi qu’elle trouvera un compagnon fort et malin comme Pahr Anh. Ils auront des petits solides, résistants, qui ne mourront ni de maladie, de froid ou de faim, ni dévorés par les ours comme son père et ses autres frères. Des garçons pour la chasse, des filles pour faire des enfants et apprendre d’elle tout ce que Mah Rah lui aura enseigné. Alors clan redeviendra ce qu’il était avant que trop d’hivers terribles et de bêtes féroces ne le déciment.
Mah Rah lui a dit que chaque membre de la tribu de la caverne a son importance. Ainsi, pendant l’absence des chasseurs, les hommes les plus vieux ou les moins valides se chargent de la protection du clan tout en s’affairant à d’autres tâches utiles. Ce sont eux qui taillent les pierres pour en faire des armes et des outils. Les femmes les plus âgées, elles, raclent les peaux qui deviendront des couvertures, des vêtements pour la saison froide ou encore des sacs souples pour récolter les fruits. Elles fabriquent également les petits outils en os : harpons pour la pêche, aiguilles si utiles pour assembler les peaux entre elles. Elles travaillent la glaise avec de l’eau. La pâte humide devient entre leurs mains habiles des jattes de toutes tailles que l’on fait durcir dans le feu. Dedans on peut ramener de l’eau ou les remplir de ces délicieuses baies qui foisonnent dans les buissons en ce moment. Les jeunes mères sont chargées des nourrissons et des enfants en bas âge. Elles refont les réserves d’herbe pour les couches et de bois sec pour le feu. Elles changent les litières que les petits ont souillées de leur urine et de leurs excréments. Il ya bien assez de la fumée, de la sueur et de l’odeur forte des peaux de bête pour rendre l’air de la caverne presque irrespirable sans y ajouter la puanteur des déjections !
Beaucoup de ces choses, c'est Mah Rah qui les leur a apprises. Quant aux enfants, dès qu’ils sont en âge de le faire, ils s’occupent à trouver la nourriture complémentaire : cueillette des baies et des fruits, recherche des plantes et des racines comestibles pour les filles ; chasse du petit gibier et pêche pour les garçons. Elle est déjà assez grande pour accomplir sa part des tâches confiées aux rejetons du clan et elle en est très fière.
Couchée entre ses deux mères, Ehi Sha se détend un peu en repensant à tout ce qu’elle a appris aujourd’hui. Alors oubliant un instant ses craintes, elle sent le sommeil la gagner. Près d’elle, Sha Rah respire mieux et Mah Rah ronfle si fort que c’en est rassurant. Elle n’est pas la seule à faire du bruit. Il y a aussi ceux qui parlent en rêvant, ceux qui se tournent et se retournent en grognant sur leur couche parce qu’ils ne peuvent dormir à cause de ceux qui s'accouplent bruyamment. Il y a Ouhm Rah qui psalmodie en veillant sur le feu. Il y a les nourrissons qui geignent contre leur mère…Tous ces sons autour d’elle, c’est la vie !
Avant de fermer les yeux, elle regarde les parois sombres de la caverne faiblement éclairées par les braises rougeoyantes du foyer dans lequel la vieille Ouhm Rah remet du bois de temps à autre. Les dessins qui l’ornent sont si beaux ! Ils racontent les chasses qui ont vu périr tant d’hommes vaillants, jeunes et moins jeunes. Elle reconnaît le renne, le cheval, le bison ou l’auroch. Il y a d’autres animaux dont elle ne sait pas le nom. Il y a aussi des traces de mains. Beaucoup sont celles des chasseurs. Combien de ces empreintes sont celles de disparus ? Dans un petit coin connu d’elle seule, il y a les siennes. En voyant faire les grands, elle aussi a voulu laisser une trace pour se souvenir de l’avènement de son septième cycle.
Nées du reflet des flammes, des ombres mouvantes dansent sur les sombres rochers redonnant la vie à ces animaux tués et mangés depuis longtemps. Ehi Sha s’endort enfin.
Au grand soulagement de tous, le jour est revenu. La petite fille sort d’un sommeil peuplé de cauchemars. Elle y a revu son père et ses frères tués et dévorés par un ours énorme ainsi que le lui ont raconté les survivants de cette terrible aventure. Elle s’étire et s’ébroue afin de chasser au plus vite les effroyables visions de mort et de carnage. Le jour est revenu ! Et avec lui l’astre brillant. Il a bondi de derrière les sommets puis a commencé sa course dans le ciel. Dans la grotte, l’activité a déjà repris. Sur sa couche d’herbes, seule Ouhm Rah la gardienne du feu, dort d’un sommeil mérité que rien ne semble pouvoir troubler. Elle dort tranquille car elle sait que la relève est assurée pour la journée. Nul ne laissera le feu s’éteindre.
Ehi Sha passe les doigts dans sa chevelure emmêlée, aussi brune que des poils d’auroch. Elle sourit. La fin de son rêve lui revient.
Elle sait !
Aujourd’hui, Parh Anh revient et avec lui, Arh Hoh, le compagnon de Mah Rah. Elle est heureuse même si le songe lui a appris que deux nouveaux chasseurs ont été tués C’est la loi ! Chaque fois, en échange du gibier ramené, la mort prélève son tribut. Cette fois, c’est Sihr Anh , un jeune garçon de quinze cycles, comme son frère, et Roh Uhr, un homme vaillant de vingt cycles dont la compagne vient tout juste d’accoucher. Ils ont succombés sous les crocs aiguisés d’une meute de loups. Leur chair à nourri les louveteaux nés à la saison des arbres en fleurs. Ces deux- là ne reviendront pas, alors que le rêve le lui a bien montré, sur dix chasseurs partis, dix sont sur le chemin du retour ! Deux étrangers se sont joints à ceux du clan de la Caverne. Pourquoi ? Est-ce bon signe ? Elle croit que oui mais elle n’en dira rien, pas même à Mah Rah qui pourtant accepte mieux que les autres ses dons étranges.
Non ! Elle ne dira rien de ses visions ! Trop de membres de la tribu la regardent déjà de travers à cause de ces facultés anormales, surtout chez une enfant si jeune. Car si un brin de prescience est admis chez les vieilles comme Ouhm Rah, comment pourrait-on tolérer qu’une petite fille à l’aube de sa vie en sache plus que l’aïeule ? Beaucoup trop la considèrent comme un être maléfique. Ils disent qu’elle a le mauvais œil parce qu’elle voit les évènements funestes avant qu’ils n’aient lieu. Cependant, toute petite fille qu’elle soit, elle leur a évité tant de catastrophes et les a sauvés de tant de dangers qu’ils se taisent. Elle n’a donc à subir que leurs regards mauvais.
Sans comprendre pourquoi, elle sait ce qui va se produire avant tout le monde : les orages, les crues du fleuve, les incendies de prairie provoqués par le feu du ciel, les tremblements de terre, les attaques des « marche-courbé » et celles plus meurtrières encore des « mangeurs d’homme » qui rivalisent avec les meutes de loups affamés. Elle sait quand il va neiger ou pleuvoir à torrent...
Elle est petite mais elle se souvient qu’au début, quand elle leur disait, personne ne la croyait. On se moquait d’elle ou on se mettait en colère. Montrée du doigt à cause d’elle, sa mère la battait jusqu’au sang ! Puis, quand ce qu’elle avait senti arrivait, elle était encore battue comme si elle avait été responsable de toutes les calamités qui s’abattaient sur le Clan. Á présent, ils la craignent de la même façon que l’on craint ce que l’on ne connaît pas mais ils l’observent. L’expérience leur a appris à leurs dépens que l’étrange fillette ne se trompe jamais. Si par exemple elle arrête soudain la cueillette et court vers la caverne, on fait comme elle sans se poser de questions. Si elle leur semble absente ou agitée, on la questionne discrètement. Les plus malins prennent ses prévisions à leur compte mais peu lui importe du moment qu’on la croit.
Cependant, elle ne dit rien des ses rêves ni des visions qu’ils engendrent. Elle est sûre que cela, nul ne l’accepterait et que bien qu’elle ne soit qu’une enfant, elle serait bannie du clan. Sentir, c’est une chose, les animaux aussi sentent qui fuient le danger avant qu’il ne se manifeste et un enfant n’est jamais qu’un animal après tout ! Mais voir et que ce que l’on voit dans ses songes se produise, c’est une autre histoire ! Elle ne leur dira donc rien du retour des chasseurs ni de la mort brutale de deux d’entre eux et encore moins de la venue des deux étrangers contre lesquels les hommes et même les femmes prendraient les armes, elle en est certaine ! Pourtant, ces deux là sont un bien pour ceux de la caverne, elle le sent !
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Elle est rentrée chez elle. Sa mère et son frère l’attendaient inquiets, prêts à alerter la gendarmerie.
Patrick est de passage. « Pour rien au monde je n'aurais manqué tes 20 ans ! » Lui a-t-il dit en la serrant à l’étouffer entre ses bras hâlés par le grand air, à peine le seuil de la maison franchi.
Elle a bien conscience du cadeau inestimable qu'il lui fait par sa simple présence à l'occasion de son anniversaire. Pour être là, il a dû quitter la Haute-Provence, consentant exceptionnellement à y laisser son cher troupeau une semaine entière aux bons soins d’un apprenti berger. Il repart demain. À 30 ans, célibataire endurci, il ne se plait vraiment que dans ses montagnes provençales avec ses moutons, ses quelques chèvres et ses deux chiens. Depuis la mort de son jumeau et de son aîné de deux ans dans ce terrible accident de voiture l’année précédente, il s’est retiré du monde, devenant presque sauvage et si ce n’était sa mère et sa sœur qu’il adore, il ne quitterait jamais sa bergerie.
Quant à sa mère, tout juste un mois après cette cruelle épreuve, elle a découvert que Michel, son bien aimé mari la trompait odieusement et qu’il était criblé de dettes de jeu. Des dettes que la vente de leur seul bien commun, une modeste exploitation agricole, n’a que partiellement couvertes. Quasiment sans le sou, il lui a fallu trouver très rapidement du travail. À 50 ans, sans aucune qualification, elle a accepté un emploi de femme de ménage aux Eyzies, à l’hôtel des Roches. Folle de douleur et d’humiliation, elle a reporté toute sa capacité d’amour sur la seule enfant qui ne l’ait pas quittée : la petite dernière ou comme elle le lui a si souvent répété, leur dernier coup de folie à elle et à son époux dix ans après les jumeaux. En effet, Élisa qui réside encore chez sa mère, travaille elle aussi aux Eyzies durant les vacances d'été. En juillet comme vendeuse dans une petite boutique de souvenirs, en août comme hôtesse d’accueil au musée de la préhistoire. Pendant l’année universitaire, sa petite bourse lui permet de bénéficier d’une chambre d’étudiante à Bordeaux mais elle rentre chez elle chaque week-end.
Elle a choisi la filière paléoanthropologie et pour cause : elle a passé son enfance à Saint-Cirq. Gamine, son plus grand plaisir était de visiter et revisiter la « grotte du Sorcier ». La petite ferme familiale jusqu’à la mort tragique de son père n’était pas si loin de la célèbre grotte préhistorique. C’est même là qu’elle a décroché son premier job d’été à vendre des tickets aux touristes venus la visiter. Leur maisonnette actuelle dans ce village à flanc de falaise situé à 5 km des Eyzies, sa mère l’a eue pour une bouchée de pain et ils l’ont retapée, son frère, Sarah et elle. C’est dire que la préhistoire, elle est tombée dedans toute petite, comme Obélix dans la potion magique. Elle connaît comme sa poche tous les sites des environs. Le font de Gaume, les Combarelles, les abris de la Laugerie haute et de la Laugerie basse, celui du Poisson, celui du Cro-Magnon bien sûr, la grotte de Bara Bahau, les gisements de la Ferrassie et de la Micoque… Elle a visité Lascaux II éblouie en rêvant que son futur diplôme lui permettra peut-être d’étudier la grotte originale. C’est sa passion. Même sans cela, elle resterait très attachée à ces lieux. C'est aux Eyzies de Tayac-Sireuil et à Sarlat que vivent les seuls et rares vrais amis qu’elle ait gardés après le décès de son père et le scandale qui s’en est suivi. De surcroît, pour rien au monde elle n’abandonnerait trop longtemps sa mère tant elle sait combien celle-ci dépérirait sans elle. Sarah aime Patrick bien sûr mais le voir ravive chaque fois le souvenir de Paul son jumeau ainsi que celui de Marc leur aîné. Ses trois fils ont le malheur d’être le portrait craché de Michel celui-là même qu’elle adorait tandis que lui, insouciant, dilapidait le peu de bien qu’ils avaient en commun dans le jeu et les femmes ! Il n’y a vraiment qu’Élisa qui lui ressemble à elle, même si elle a les yeux noisette de son père.
La jeune fille a dû leur raconter X et X fois par le menu, son aventure rocambolesque. Tellement qu’elle a fini par demander grâce. Ils l’ont alors laissée tranquille. Soulagée, elle a enfin pu se coucher. Ce n’est qu’une fois étendue entre ses draps frais qu'un détail troublant lui est revenu à l'esprit : Jonathan l’a appelée Élisa. Comment connaît-il son prénom ? Elle ne se rappelle pas le lui avoir dit. Qu’importe ! Quelqu’une de ses connaissances l’aura reconnue et l’aura mentionné devant lui quand elle s’est évanouie, voilà tout ! Mais tout de même… Quand elle pense qu’il est allé jusqu’à payer la course du taxi et qu’elle ne l'a même pas remarqué ! Elle devait être rudement chamboulée. D’ailleurs, elle ne se rappelle pas non plus de son retour des coulisses ni comment et surtout pourquoi, elle s’est retrouvée au bord de la piste désertée, dans les bras de Jonathan.
C’est sur cette énigme que représente sa rencontre inopinée avec son étrange sauveur qu’elle s’endort enfin, recrue de fatigue et d’émotions fortes.
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« La trace d’un rêve n’est pas moins réelle que celle d’un pas. »
Georges Duby
*
- Ça va ?
- … Oui …
Elle ne lève même pas les yeux pour répondre à celui qui parle, légèrement au-dessus de sa tête. Elle est si bien blottie entre ces bras fermes, contre ce torse puissant dont la toison à la fois douce et drue lui caresse la joue. Elle se sent… Oui, c’est ça…À sa place.
Les tremblements violents qui l’agitaient il y a encore quelques minutes, s’apaisent progressivement. La panique qui s’était emparée d’elle se calme petit à petit au contact de l’homme qui la tient si fort serrée qu’elle ne risque pas de tomber. Elle entend son cœur battre régulièrement alors que le sien pulse encore de façon trop frénétique.
- Où… Où suis-je ?
- Purée, le choc ! Vous ne savez pas ? Regardez !
Obéissante, elle jette un œil autour d'elle. Alors tout lui revient.
- Quand vous êtes revenue à vous, vous avez couru tout droit ici. Bizarre hein ?
Ici… au bord de la piste … Des yeux verts qui la regardent… Des babines retroussées sur de terribles crocs… Elle a eu tellement peur ! Elle a cru sa dernière heure venue et de si horrible façon qu’elle en frissonne de nouveau. Elle sait qu’elle ne craint plus rien, cependant les vagues de terreur qui l’ont submergée ont du mal à refluer totalement. Dieu ! Mourir ainsi !
- Élisa ? Vous êtes sûre que ça va ?
- Oui ! Vous pouvez me lâcher maintenant !
- Je ne crois pas, non !
- Mais si, je vous assure !
- Je vous lâche, vous tombez ma belle !
- Mais non ! Regardez !
Et pour lui prouver qu’il a tort, s’appuyant des deux mains sur sa large poitrine, elle se détache de quelques centimètres de ce grand corps rassurant. C’est vrai qu’elle est petite comparée à lui. Au point qu’elle est obligée de lever la tête pour le regarder, voir enfin à quoi ressemble celui qui l’a sauvée d’une fin atroce. Elle se noie dans l’eau verte pailletée d’or de ses yeux. Des yeux étranges qui la font tressaillir. Une impression de déjà vu…Il y a longtemps, ce même regard vert, inquiet, posé sur elle… Cette crinière sauvage….
Mais non ! C’est seulement parce qu’elle vient d’échapper à la mort qu’elle s’imagine des choses. La dernière fois qu’elle a vu cet homme, si magnifique qu’il n’a pu que la marquer ne serait-ce qu’inconsciemment, il était derrière des barreaux. C’était juste avant l’événement qui a failli lui coûter la vie.
- Merci. Murmure-t-elle, frémissant encore d’horreur à l’idée de ce qui aurait pu lui arriver si…
- Mais de rien Élisa ! Voulez-vous vous asseoir maintenant ?
- Oui… Je… Je crois qu’il vaut mieux …
Ses jambes flageolent. La tenant par la taille, il l’aide à se poser sur le siège qu’elle devait occuper avant que… Non ! Elle ne veut plus y penser ! Il s’assied près d’elle, son bras toujours autour de sa taille pour continuer à la maintenir. Machinalement, elle se penche vers lui et pose sa tête sur son épaule. Nichée contre son cou, elle reprend ses esprits. Elle s’avise soudain qu’il est torse nu. Enfin presque. Il porte un justaucorps rouge vif largement échancré qui laisse voir des pectoraux impressionnants. Il est retenu par des bretelles de la même matière extensible que le reste du vêtement qui le moule comme une seconde peau. Un large ceinturon noir à boucle cuivrée, des demi-bottes du même cuir noir tout comme les bracelets de force qui lui entourent les poignets, un bandana rouge ceignant son front et disciplinant un peu sa longue chevelure blonde aux reflets cuivrés, complètent sa tenue. Son costume de scène en fait.
Une idée saugrenue la traverse : « la toison à la fois douce et drue... ». Comment a-t-elle pu sentir la moindre pilosité sur ce torse-là ? Il est totalement glabre, huilé juste ce qu'il faut pour mettre en valeur la mâle musculature, spectacle oblige ! Une autre impression de déjà vu, de déjà ressenti qu'elle ne s'explique pas. Elle nage en pleine confusion !
Autour d’eux, tout est relativement calme hormis les bruits habituels d’un samedi soir de mi-juillet en ville. La piste est déserte, les gros projecteurs éteints. Ils sont dans une semi- pénombre seulement éclairée par les lampadaires de la place. Une lumière blafarde qui se fraie un chemin par l’entrée grande ouverte du chapiteau. Les flonflons du spectacle se sont tus. Seuls le barrissement des éléphants et le rugissement des fauves de la ménagerie se font encore entendre par à-coup. Pour elle, à cause d’elle, la vie du cirque habituellement grouillante et bourdonnante à cette heure, est comme suspendue.
- Je…Je vous retarde. Bredouille-t-elle gênée.
-Ne vous en faites pas pour ça ! On rejoue ici demain soir alors on ne démonte pas.
Soulagée, elle se laisse un peu aller.
Depuis combien de temps le public a-t-il quitté les gradins peints en rouge et jaune ? Nombreux ce soir -comme les autres soirs probablement tant les prestations de classe internationale proposées aux yeux éblouis des spectateurs sont captivantes - petits et grands n’ont pas eu à s’enfuir. Aucune panique autour de la piste. « L’incident » a été très rapidement maîtrisé. Elle seule, Dieu sait pourquoi a eu à subir la vindicte de la bête.
C’était le dernier numéro, le clou d’un spectacle magique et c’était bien la première fois qu’une telle chose se produisait. Ils ont su éviter la pagaille qu’un tel avatar n’eût pas manqué de provoquer si lui, son sauveur, n’avait pas réagi au quart de tour. On dirait qu’il devine ses pensées car il rompt le silence qui s’est installé entre eux.
- Vous savez qu’ils ont cru que vous étiez une comparse ! Incroyable non ?
- Que voulez-vous dire ?
- Le public pensait que vous faisiez partie du numéro ! Même quand vous vous êtes évanouie, sur le coup, personne n’a deviné que vous mourriez littéralement de peur !
- Co… Comment ?
- Véridique ! Ils ont cru que vous faisiez semblant.
- Je ne comprends pas…
- En fait, ce n'est qu'en vous voyant demeurer inconsciente qu'ils ont compris que vous ne jouiez pas la comédie et que vos voisins se sont approchés de vous pour vous porter secours.
- Je ne comprends pas !
- Qu'est-ce que vous ne comprenez pas ?
- Mais enfin…Votre tigre… Il.. Il… Vous l'avez empêché de me…
- De vous quoi ?
- De me tuer ! Il … Il a réussi à sortir de la cage… Il…
- Qu’est-ce que vous racontez ? Simbu n'a jamais quitté la piste. C'est impossible d'ailleurs ! Sa seule sortie possible, c'est le tunnel qui mène directement à sa cage après le numéro.
- Vous mentez !
- Élisa, Élisa… Il n'y a aucune porte donnant sur la piste je vous dis ! Ce serait trop dangereux ! Il y a bien une porte mais elle donne sur les coulisses et permet l’intervention du responsable de la ménagerie au cas où moi, je me trouverais en danger ! C'est la terreur qui vous a fait délirer. Vous n'avez couru aucun risque jeune fille.
- Et moi, je vous dis que je l'ai vu ! Il me regardait d’un air féroce. Il avait les babines retroussées… Puis il a bondi vers les barreaux, s'est jeté dessus comme un fou. Il était dressé sur ses pattes arrières et griffait les barreaux…La porte devait être mal fermée car elle s'est soudain ouverte sous le poids de votre fauve… Il s'est précipité vers moi toutes griffes dehors en rugissant …
- Simbu n’a pas rugi jeune fille, ça il ne le fait que sur mon ordre.
- Vous vous payez ma tête ou quoi ?
- Non, je vous assure !
- Qu’importe ! Il voulait me … Alors vous êtes sorti pour le maîtriser et…
- Et quoi selon vous ?
- Vous m'avez prise dans vos bras et m'avez emmenée en lieu sûr…
- J'aurais aimé, croyez-moi ! Mais non, hélas ! Ce n'est pas moi mais notre médecin de bord qui vous a portée en coulisses pour vous prodiguer les premiers soins après votre deuxième évanouissement.
- Mon deuxième…
- Vous reveniez à peine à vous que vous êtes retombée dans les vapes ma jolie !
Il a dit cela avec du rire dans les yeux.
Elle se sent vexée, ridicule même sous ce regard qui semble se gausser de ses frayeurs.
- Ne vous moquez pas ! J'ai failli…
- Mourir de peur, c'est vrai ! Mais pas sous les crocs de mon gros matou ! Ça, sûrement pas. Même s'il avait réussi à sortir de la piste, il ne vous aurait fait aucun mal.
- Et pourquoi donc ?
- Dans votre robe, vous ressemblez incroyablement à quelqu'un que nous connaissons et aimons très fort tous les deux.
Une jalousie incongrue lui pince le cœur. Elle rougit. Heureusement, il ne la regarde pas! Qu’est-ce qui lui prend soudain ?
- Elle nous a quittés il y a maintenant deux ans mais Simbu ne l'a pas oubliée. Il était en adoration devant elle…
- C'était votre…
- Ma sœur, Gina. Elle s'est mariée avec un dompteur de lions et travaille avec lui dans un autre cirque aux USA. Carla l'a remplacée. Vous vous souvenez de Carla ? Votre malaise impromptu lui a volé la vedette. Et le fait que je sois avec vous au lieu de bosser avec les autres, fait plus que l'énerver je crois… C'est la fille de l’associé de mon patron.
Si elle se souvient de la gracieuse ballerine en tutu blanc vaporeux et chaussons rouges qui virevoltait au centre de son podium comme les petites danseuses des boites à musique ? Un podium translucide qui donnait l’impression que la jeune femme flottait, pareille à un elfe au- dessus de la piste tandis que plus d’un mètre en-dessous, dans le pourtour de sciure laissé libre par la scène circulaire de la ballerine, le dompteur faisait évoluer son tigre géant avec sa seule fine baguette, génial chef d’orchestre, au son de la musique du « Lac des cygnes ».
Oui, Élisa revoit parfaitement la belle et brune jeune femme. Elle se souvient surtout de l’émoi incroyable qu’a fait naître en elle comme en chacun, après que le chapiteau ait été plongé dans le noir complet, l’apparition miraculeuse dans la lumière éblouissante revenue, de la danseuse d’une beauté à couper le souffle, du félin majestueux et du dompteur magnifique. Un trio totalement inédit qui fait de cet incroyable numéro, la renommée justifiée du Cirque Marini.
- Ah bon ! Répond-elle distraitement avant de revenir péniblement à la réalité et à la question qui la taraude. Vous parliez de ma robe…
- C'est çà ! Votre jolie robe rouge.
La robe en question, elle l’a eue cet après- midi, à la fin de son repas d’anniversaire. C’est en effet le cadeau de sa mère pour ses 20 ans. Pour lui faire plaisir, parce qu’elle passe sa vie en jean-baskets, elle l’étrennait ce soir. Pour la lui offrir, la pauvre a dû économiser sur son maigre salaire de femme de ménage.
C’est une robe assez courte, très près du corps qui met un peu trop en valeur ses courbes féminines. Des courbes qu’elle s’évertue le plus souvent à cacher sous des vêtements larges, pratiques mais avant tout discrets, pour ne pas dire informes ! Elle vit à la campagne où les mecs sont aussi bêtes qu’en ville !
« Tu es si jolie ! Pourquoi t’habilles-tu toujours comme un garçon manqué ? » Lui rabâche sans fin sa mère. Quand ce n’est pas son frère aîné qui s’en mêle !
- Pour avoir la paix ! Dit-elle avec véhémence, oublieuse du lieu autant que de la personne assise à ses côtés.
- Comment ?
- Excusez-moi ! Je pensais tout haut. Ma robe disiez-vous…Je n’en porte jamais, pour avoir la paix. ! Être une fille, ce n’est pas toujours facile…
- Je veux bien vous croire. Vous êtes…superbe ! Brune et dorée comme un brugnon ! Cette couleur vous va à ravir !
C'est vrai qu'elle est rouge la robe. Terriblement rouge ! Aussi rouge que ses joues à ce compliment inattendu qui la conforte, si besoin était, dans ses choix vestimentaires. Aussi rouge que le justaucorps de son sauveur et aussi moulante ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! Quelle idée stupide de l’avoir mise aussi ! Mais comment résister à sa chère mère et plus encore à son frère adoré !
- Bon et alors. Ce n’est tout de même pas cette foutue robe qui a excité votre monstre !
- Ah ah ah ! Quelle fougue pour un si petit bout de femme !
- Vous allez arrêter de me prendre pour une tourte ? Je ne suis pas petite ! C’est vous qui êtes grand ! Et votre tigre lui…
- Il est habituellement très…calme et comme je vous l’ai dit, il m’obéit aveuglément ! C’est juste un excellent comédien qui joue à la perfection le rôle que je lui ai appris : rugir, montrer les crocs, se dresser au-dessus de moi comme s’il allait me dévorer, sauter dans les cerceaux de feu, se coucher à mes pieds comme un gentil toutou…. Tout ça fait partie de son taf et il le fait très bien parce que moi, je fais bien le mien. Je suis dresseur de tigres depuis que mon patron m’a laissé entrer dans une cage. C’est mon métier ! Voilà pourquoi j’ai vu assez rapidement qu’il n'était pas comme d'habitude. Je fais toujours extrêmement attention à ses humeurs et aux moindres variations de son comportement. J’ai eu vite fait de comprendre le pourquoi de ce trouble inhabituel quand je vous ai vue, là, au premier rang, merveilleuse apparition tout de rouge vêtue ! J’avoue que sur le coup, moi aussi…
- Et alors ? L'interrompt-elle, confuse.
- C'est là que Simbu a pété un câble. Comme vous l'avez vu - et c'est là la seule réalité de l'histoire - croyant reconnaître Gina, il a bondi vers vous, s'est dressé sur ses pattes et, s'appuyant sur les barreaux, il a poussé un grognement amical qui tient plus du ronronnement que du féroce rugissement
- Bientôt vous allez me dire qu’il ronronnait de joie ! Vous vous moquez encore de moi hein !
- Mais non enfin ! Je ne vous dis que la vérité ! Et même s’il ne ronronne pas tout à fait comme les chats, Simbu n’est en effet qu’un gros matou ! Énorme même, j’en conviens ! Or, comme tous les félins, il use de « vocalises » particulières pour manifester sa sympathie !
-Parce que selon vous, je lui suis sympathique ? J’aurais tout entendu ! Et moi, je maintiens qu’il rugissait !
- Quelle entêtée vous faites ! Je veux bien croire que le ronronnement d’un tigre du Bengale adulte puisse ressembler à une espèce de rugissement mais ce n'était qu'une démonstration d'amour, croyez-moi !
- Ben voyons !
- Je vous assure ! Là-dessus, vous tombez dans les pommes. Vous croyant morte je suppose, voilà que Simbu s'affale et se met à pleurer. Et c’est impressionnant, croyez-moi, un tigre qui pleure ! Pendant que j’essaie de le calmer les gens vous entourent. Voyant cela, mon tigre réagit comme il se doit : pour vous défendre, il se re précipite sur les barreaux en rugissant de colère cette fois. Manque de pot, c'est à ce moment-là que vous émergez et que de nouveau terrifiée par cette réaction féroce, vous reperdez connaissance. Comme l'incident menaçait de foutre la pagaille, le patron a fait éteindre les lumières, pendant que je maîtrisais Simbu à grand peine - il ne voulait pas s'éloigner de vous - et que je le ramenais vite fait à la ménagerie. Quand tout s’est rallumé, c’était comme d’hab', la cage et tout le bins avaient disparu. Il ne restait plus que Carla et moi pour saluer le public en délire. Un public qui vous réclamait à cor et à cris. Monsieur Loyal a rapidement enchaîné sur la parade finale pour calmer le jeu et basta ! Fin du spectacle. Entre temps, notre médecin était discrètement venu vous récupérer pour vous amener en coulisse où il vous a prodigué ses soins attentifs
- Bon ! Vous ne m'avez pas sauvée alors?
- Non et, une fois encore, croyez bien que je le regrette. J'aurais aimé être votre sauveur comme…
Elle l’interrompt agacée.
- Si je vous comprends bien, je n'ai failli mourir que de trouille et si le ridicule tuait, j'aurais pu aussi mourir de honte ! Après avoir deux fois échappé à une mort indigne, je ne risque vraiment plus rien ! Je crois qu’il serait temps que je rentre maintenant. Je vous ai assez monopolisé comme ça !
- Pas grave, j’ai le temps ! Vous avez l’air encore rudement choquée. Vous pouvez rester là jusqu’à ce que ça aille vraiment mieux. Je continue à vous tenir compagnie.
- Je vous remercie mais je dois vraiment rentrer à présent, sinon ma mère va s’inquiéter !
- Vous êtes certaine que ça va aller ?
- oui!
- OK ! Je vous appelle un taxi !
Il a dit ça d’un air… déçu, oui, déçu ! Bizarre !
- Si vous voulez !
- Mais avant Élisa, il faut absolument que je fasse quelque chose.
- Faites, je vous en prie ! Répond-elle sans réfléchir.
Alors, sans crier gare, il se penche vers elle, prend son visage entre ses grandes mains et l’embrasse sur les lèvres, doucement d’abord, presque avec tendresse puis, comme emporté par un besoin urgent, avec une ferveur grandissante, comme si sa vie même en dépendait. Sous la pression de la bouche chaude, elle ouvre la sienne pour qu’il en prenne possession plus profondément. Elle le lui doit. Bien qu’il le démente, il a risqué sa vie pour elle. Comme dans ses bras tout à l’heure, elle se sent à sa place. Ce baiser, elle l’attendait. C’est l’aboutissement de quelque chose, elle ne sait quoi. Elle y répond avec toute l’ardeur d’une passion qu’elle ne se connaissait pas. Elle voudrait qu’il ne cesse jamais. Jamais !
Quand il se détache d’elle le regard brillant, c’est à regret elle le sent bien. En fait, elle doit s’avouer que c’est un arrachement autant pour elle que pour lui.
- Élisa…Murmure-t-il. Élisa…J’attendais ce moment depuis si longtemps !
Elle entend à peine ce qu’il dit. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle est toute étourdie. Son cœur bat la chamade mais ce n’est plus de terreur. Pourquoi ici et maintenant alors qu’elle va partir ? Et lui aussi, de son côté. Leurs chemins ne se croiseront plus jamais et…
- Je ne sais même pas votre nom ! Simbad, c’est pour la piste bien sûr ! Je veux savoir le vrai, dites-moi !
- Je m’appelle Jonathan Sauveur !
- Cela vous va comme un gant ! Tente-t-elle de plaisanter.
Mais le cœur n’y est pas. Il est vraiment temps qu’elle s’en aille ou elle va se mettre à pleurer. Quelle humiliation !
- Oui, répète-t-elle, vous portez bien votre nom !
- Tu ne peux savoir à quel point Élisa ! Nous nous reverrons !
Elle ne relève pas cette soudaine familiarité. Ce soir, plus rien ne peut la surprendre.
Elle a cru être dévorée vive par un énorme tigre du Bengale doux comme un agneau. Un bel inconnu l’a embrassée et elle a aimé ça, mieux, elle lui a rendu son baiser et comment ! Ils vont se quitter comme s’il ne s’était rien passé entre eux. Pourquoi s’étonnerait-elle ?
« Nous nous reverrons. » A-t-il dit. Elle en doute mais le monde est petit après tout et le cirque repassera un jour par Sarlat qui sait ?
Il a appelé un taxi. Pour l’attendre, ils sont sortis et se sont assis sur un banc un peu plus loin. Ils sont restés là dans l’air frais de la nuit, côte à côte, sans se toucher, sans se parler, sans même se regarder, chacun perdu dans ses pensées secrètes, seul au monde dans sa bulle de silence.
Le taxi est arrivé. Il l’a conduite jusqu’à la voiture. Après une douce caresse sur sa joue, un dernier baiser léger sur ses lèvres encore décolorées, il l’a laissée s’installer à l’arrière et a refermé sur elle la portière. Tandis que le taxi manœuvrait pour sortir du parking puis s’éloignait à petite vitesse, par la vitre ouverte elle lui a fait un signe de la main mais il ne l’a pas vu. Grande silhouette vêtue de rouge, il avait déjà tourné le dos et retournait d’un pas félin à ses occupations.
Jonathan Sauveur allait regagner sa luxueuse caravane rouge et or. Il allait se coucher après sa longue journée de travail et s’endormir satisfait. Quoi qu’il dise, il aurait tôt fait d’oublier la fantasque jeune fille à la robe rouge ! Sa vie est tellement excitante tellement extraordinaire ! Demain soir, la représentation terminée, il ôtera le costume de lumière de Simbad le dompteur pour endosser celui plus pratique d’homme à tout faire, comme tout un chacun au sein de la grande tribu de la piste. En pleine nuit, avec les autres, dans le long convoi coloré, il reprendra la route vers une autre ville où l’attend déjà un public émerveillé à l’avance par le programme alléchant du cirque Marini.
Quant à elle, elle va devoir se contenter de ses souvenirs et ne retrouvera sous peu que sa modeste maisonnette dans son petit hameau perdu non loin des Eyzies. Tandis que le taxi quitte Sarlat, Élisa remâche les derniers mots qu’il a redits comme pour l’en convaincre, juste avant de la quitter :
« Je vous le jure, nous nous reverrons Élisa ! »
Quel drôle d’accent il a ! Elle n’a pas réussi à le situer. En fait, elle n’a pas eu le temps d’apprendre grand-chose à son sujet alors qu’il paraissait en connaître tant sur elle. À quoi lui aurait-il servi d’en savoir un peu plus sur cet homme entreprenant puisqu’ils ne se reverront pas, quoi qu’il en pense ?
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Épilogue
« La fin d’une histoire n’est jamais que le commencement d’une autre histoire… »
Anne-Marie Lejeune
7 juillet 2062, Kerhostin.
Ce jour-là Mary-Anne avait trente-cinq ans, Hawk et Fleur, quarante. La plénitude de l’âge pour tous les trois en cette époque bénie des Dieux.
Le Faucon et sa Sirène étaient lovés dans les bras l’un de l’autre sur les lieux-mêmes qui avaient vu leur amour consacré quatre ans auparavant. Dans la crique où ils avaient vécu leur nuit de noce, ils dormaient un sourire aux lèvres. Rien d’étonnant à cela puisqu’ils partageaient le même rêve. Dans ce songe doré tout empli de leurs pensées jointes, Mary entendit la voix rauque et bien aimée, l’appeler, implorante :
« Viens… Viens… Viens… »
« Oui…Oui…Oui…» Répondit-elle encore ensommeillée.
Elle ne savait plus si la voix venait de leur rêve ou de la réalité de l’aube naissante. Était-ce dans ce rêve commun qu’il la retournait doucement sur le dos, qu’il la caressait éveillant tendrement son corps au désir ? Qu’importe, c’était délicieux ! Sa bouche chaude la parcourait tout entière. Elle se tordait sous l’exquise brûlure. Leurs esprits se parlaient, se susurraient mille mots d’amour tandis que leurs corps se trouvaient et se répondaient avec ardeur. Le rythme qui les emporta à l’unisson sur les rivages lointains du plaisir était réel, comme était réelle la jouissance qui les souleva du sol, les faisant littéralement planer. Dans l’Amour, le Pouvoir avait des vertus tellement insoupçonnées !
Alanguis et heureux, ils retombèrent mollement sur le sable granuleux de la crique, tels des feuilles mortes qui se posent quand le vent se fait légère brise.
- Bon anniversaire ma chérie !
- À toi aussi mon amour !
- Quel merveilleux complot, n’est-ce pas ma Sirène ?
- Un bien beau cadeau, en effet trésor de mon cœur !
Depuis quatre jours, la nichée de Mary et de Hawk était en mer avec les cousins et les amis, sous la surveillance de grand-Pa et grand-Ma Bluestone, de Mammy Félie, de Tante Fleur et oncle Hubert et enfin de nounou Gertrud en vacances à Kerhostin. Océane et Petit Faucon jouaient à merveille leur rôle d’aînés auprès des nouveaux jumeaux, Lûba et Adam qui avaient déjà cinq mois. Ces deux petits pirates extrêmement vifs et en avance, étaient nés le 25 avril 2061
Sur le grand trois mâts d’oncle Hub’ qui voguait toutes voiles dehors vers les îles au trésor imaginées par les enfants, il y avait aussi Lazaro, le fils de Fleur et d’Hubert qui avait tout juste un an, la douce Mary-Rêve, quatre ans et son petit frère, Oleg encore au sein, couvé du regard par une Surprise radieuse et un Alexeï fier comme Artaban. Pat Junior, cinq ans et sa sœur Félicia deux ans dont les parents, Brise et Nuage attendaient un troisième et imminent heureux évènement, complétaient cette joyeuse smala.
Le soleil commençait à descendre sur l’horizon. Ils avaient passé la journée à s’aimer. Tout alanguis de plaisir, un peu las ils s’étaient rendus main dans la main sur la falaise de la « Pierre levée » pour y guetter le retour du « Sea Bird ». Adossés au menhir sacré, en parfaite osmose psychique, ils regardaient l’océan.
Non, Mary n’avait pas rêvé ! Tout était réel. Aussi réel que les bras rassurants de son mari autour d’elle. Aussi réel que l’amour qui les unissait, plus grand et fort que jamais ! Aussi réel que les quatre enfants merveilleux nés de leur amour.
Solomon n’avait pas réussi à les détruire. Il était mort et avec lui un passé de triste mémoire. Il ne fallait pas oublier, non ! Juste avancer ! Elle ne le pouvait qu’en se souvenant qu’elle s’en était sortie ! Que du pire peut jaillir le meilleur !
- À quoi penses-tu ma douce ?
- Tu le sais bien mon cœur.
- C’est vrai ma mie ! Bien sûr qu’il ne faut pas oublier le passé mais ne le laisse pas gâcher une seconde de plus cet instant privilégié ! Ne sommes-nous pas heureux, ici et maintenant ?
- Tu as raison mon amour ! Tu as toujours raison !
Il savait tout d’elle. Elle ne pouvait, ni ne voulait plus avoir le moindre secret pour lui. Si elle lui avait dit…
- N’y pense plus mon adorée ! Vis le moment présent, avec moi !
Il devinait ses émotions, faisant siens les tourments qui l’assombrissaient parfois quand lui revenaient sans crier gare des souvenirs qui la faisaient encore souffrir. Jamais il ne la laissait seule pour ces douloureux voyages. Plus jamais il ne la laisserait seule !
- Plus jamais mon amour, je t’aime !
- Plus jamais Hawk ! Je t’aime moi aussi !
Au loin, survolant les flots écumants qui se teintaient de rouge, le Sea Bird dessinait sur l’horizon ses voiles déployées gonflées par le vent marin. Les enfants allaient bientôt rentrer, épuisés sans nul doute ! Le bruit des vagues qui venaient battre les rochers, avait un effet apaisant sur le couple enlacé…
Sans relâche, depuis la nuit des temps, d’autres vagues venaient battre ou caresser d’autres rivages pareils à celui-ci…
Sans relâche depuis la nuit des temps, des hommes, des femmes s’aimaient, se déchiraient, naissaient, mouraient puis renaissaient à travers leurs enfants…
Sans relâche, la terre se créait et se recréait au gré de son ventre magmatique…
Tout recommençait et finissait puis recommençait éternellement.. La Terre aspirait la poussière des corps de ses enfants morts. Elle s’en nourrissait pour nourrir à son tour les vivants et ceux à naître…
Ainsi va le monde depuis toujours. Ainsi demeure l’esprit, ainsi se conjugue la vie. Nous attendions d’être, nous fûmes, nous sommes, nous serons. Puis nous aurons été et nous serons à nouveau à travers notre descendance. Nous demeurerons vivants dans le cœur de ceux qui nous auront aimés et refuseront de nous oublier…
Dans dix, vingt, cinquante ans ou plus, enlacés sur cette falaise érodée par le temps, Hawk et Mary regarderaient l’océan. Ils guetteraient le retour d’un autre bateau. L’homme vieilli demanderait à sa femme ainsi qu’il le faisait à présent :
- À quoi penses-tu ma douce ?
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