• Dimanche 23 juin

     

    Pour les traditionalistes chrétiens, le dimanche était toujours le jour du Seigneur. Pour les hommes de la première meute, ce dimanche là serait le jour de leur Seigneur et Maître, Solomon Mitchell. Ils allaient enfin mettre la main sur la catin de l’insaisissable Blue Hawk ainsi que sur son bâtard.

    C’était même devenu une question de vie ou de mort puisque leurs collègues ne répondaient plus à l’appel depuis deux jours. Ce silence impliquait qu’ils avaient failli à leur mission et que le gourou qu’ils étaient chargés de capturer courait encore. Ils ne pouvaient avoir renoncé. L’appât du gain, la peur de la punition en cas d’échec était un moteur plus puissant encore que leur indéfectible fidélité aux corps d’élite des Gops. S’ils n’avaient pas renoncé, c’est qu’ils s’étaient fait avoir par ceux qu’ils pourchassaient. Les mutants devaient avoir reçu des renforts. Pas de veine pour les copains ! Il ne restait donc plus qu’eux, premiers partis, premiers arrivés, pour sauver les meubles.

    Il fallait faire fissa ! Ces ordures d’anormaux ne devaient plus être très loin derrière eux. L’instinct du chasseur ne trompe pas !

    La Meute était hors d’haleine mais les chiens aboyaient vengeance pour leurs camarades probablement morts au champ d’honneur à l’heure qu’il était. Ils montraient les crocs. Ceux qui s’opposeraient à eux allaient payer non seulement pour ce crime contre leurs collègues mais encore pour la fatigue, les reins brisés par les longues journées passées en voiture. Afin de parvenir à conserver la maigre avance qu’ils avaient encore sur les mutants, ils avaient roulé à tombeau ouvert à travers la Sibérie. S’ils avaient eu la chance de le faire dans d’assez bonnes conditions au début, les cinq-cents derniers kilomètres avaient été épuisants ! À ce stade du parcours, fini les belles voies carrossables. Dans ce coin perdu du fin fond de la Sibérie, on avait plutôt affaire à des chemins cahoteux et boueux qu’à de véritables routes ! Le progrès paraissait avoir oublié la Iakoutie. La preuve, le petit village sur pilotis qu’ils s’apprêtaient à investir, avait l’air de sortir tout droit du moyen-âge.

    Lûba le savait, ses prémonitions ne l’ayant encore jamais trompée, ce jour funeste était celui de sa mort. Sa stratégie avait marché, Gertrud se tenait à l’écart du village. Ce matin, elle était allée lui apporter le ravitaillement comme d’habitude. La grande femme ne se doutait de rien. Mais les jumeaux savaient, eux ! Leur père était en chemin. Hélas, il risquait d’arriver trop tard, pour elle qui les avait mis au monde, pour Ielo. Oui, elle avait lu dans leurs yeux qu’ils savaient.

    Les villageois s’étaient enfermés dans leurs maisons. Pétrifiés de crainte, ils priaient tous les Dieux ancestraux de leur venir en aide. Contre l’ennemi qui était à leurs portes, ils n’avaient que des bâtons, des faux, des pioches et leurs poings nus. Ça et leur sagesse de femmes et d’hommes habitués à lutter contre les forces d’une nature peu clémente en ces contrées.

    Assise devant sa cahute de rondins, Lûba vit soudain une silhouette massive sortir du bois. Ses deux armes bien en main, Gertrud arrivait au pas de charge.

    - Tu comptais livrer bataille sans moi vieille folle ! Tonna-t-elle.

    - Si nous pouvons l’éviter, il n’y aura pas de bataille. Qu’as-tu fait de Mary et des enfants ?

    - Ils sont bien cachés, rassure-toi !

    - Comment as-tu su…

    - Les jumeaux me l’ont dit. Je les ai entendus dans ma tête. Ils m’ont dit de venir t’aider à combattre les Chiens. Soudain, j’ai compris.

    - C’est bien mon enfant.

    - Quelle naïve j’ai été de croire que je pourrais indéfiniment vivre en paix ici !

    - Ils arrivent Gertrud. Les Chiens arrivent et ils ont les dents longues.

    - Ils viennent pour Mary, n’est-ce pas ?

    - Pour elle et pour ses petits, même s’ils ne savent pas encore qu’il y en a deux. Le Faucon lui, vient aussi pour nous, les gens d’Ielo et pour toi qui as sauvé sa famille.

    « Je vais t’attendre pour mourir Faucon. Le village tout entier va se mobiliser pour retarder la Meute. » Lança t-elle silencieusement à celui qui roulait vers le village.

    Ce qu’elle ne voulut pas à dire à Gertrud, c’est que le père des jumeaux arriverait trop tard pour beaucoup d’entre eux.


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  • 21juin

     

    Ceux qu’ils pourchassaient n’étaient plus très loin devant eux, presque à portée de main. Ils allaient les avoir. Ainsi pensait le meneur de la deuxième équipe missionnée par Solomon pour capturer Hawk et abattre tous les autres.

    Ils étaient passés à Krépotz’7 un peu moins de deux heures après les mutants et leurs comparses. Les descriptions qu’en avaient faites les braves gens du cru, concordaient avec ce qu’ils avaient déjà appris à Moscou d’abord, puis à Irkoutsk ensuite, en faisant le tour des hôtels et en questionnant quelques témoins dans la rue.

    Il y avait une bonne vingtaine de ces monstres dont le fameux Blue Hawk que beaucoup avaient reconnu pour l’avoir vu maintes fois à la télé. Mais il y avait également une belle brochette de traîtres normaux!

    - Comment savez-vous qu’ils sont normaux ? Avait été la question chaque fois que quelqu’un avait mentionné la présence de gens ordinaires au milieu de ce groupe de sorciers. Et chaque fois la réponse avait été quasiment la même :

    - Ils sont plus petits et puis…ils ont l’air d’être normaux, voilà tout ! C’est qu’ils sont tous très grands les autres et qu’ils ont tous des yeux d’un bleu…bizarre !

    La cerise sur le gâteau c’est qu’il y avait des femmes aussi. Et sacrément belles les garces ! Ça allait être marrant de se faire ces putes avant de les crever !

    Bien sûr, les mutants avaient leurs satanés pouvoirs mais on n’avait jamais entendu dire nulle part qu’ils s’en servaient pour tuer ! C’étaient des pacifistes ces cons là ! Ils n’avaient même pas un bon vieux lance-pierre pour se défendre alors que ses hommes et lui avaient des armes de première et qu’en plus, on les payait plutôt grassement pour qu’ils s’en servent. Ils étaient de vrais chasseurs eux, pas des couilles molles.

    À deux contre un, ce serait aussi facile qu’un tir aux pigeons ! Même pas drôle finalement ! Le plaisir de la chasse ça dépend un peu de la résistance du gibier, non ?

    Pour affronter ses poursuivants à présent très proches, Hawk avait délibérément repris les routes carrossables depuis une vingtaine de kilomètres. Après quoi il avait de nouveau emprunté un chemin de traverse qui s’enfonçait dans la forêt. Il avait laissé des traces suffisamment visibles pour être naturellement repérées par la meute de Solomon qui ne devait en aucun cas se douter qu’elles n’étaient pas là par hasard.

    L’expédition dont les trois groupes s’étaient à présent rejoints, avait monté son embuscade au milieu d’une clairière. Ils avaient allumé des feux comme pour un bivouac et ils attendaient.

    Hawk captait sans mal les miasmes nauséabonds des carnassiers assoiffés de sang qui roulaient vers eux, inconscients de la souricière que ces « idiots de mutants pacifistes » leur avaient tendue.

    Aux yeux des chasseurs, ils ne seraient plus vingt mais cent. Quatre-vingt Mus présents en Russie pour le Sixième Rassemblement à venir, avaient projeté leur image astrale tri dimensionnelle dans la clairière. Ils comptaient sur l’effet de surprise que ne pouvait manquer de créer cette formidable apparition, pour déstabiliser la Meute qui se rapprochait du piège à vive allure.

    Ils avaient formé le Cercle et se tenaient paumes à paumes, concentrés sur le flot du Pouvoir qui se déversait en chacun d’eux. Les yeux clos ils se laissaient envahir par l’incomparable force qui allait les aider à maîtriser leurs assaillants. Ils avaient intégré Hubert et Alexeï au rituel. Les normaux se sentaient investis de la même énergie qui commençait à vibrer dans les corps de leurs compagnons. Comme les Mus, ils étaient parcourus de la tête aux pieds par cette bienfaisante décharge électrique. Bientôt, le cercle scintilla de lumière bleuâtre.

    Les deux hommes avaient déjà vécu cette troublante expérience une fois au moins mais jamais avec une telle intensité. Le Pouvoir coulait dans leur veine, les transcendait. Ils avaient la sensation étrange autant que merveilleuse de tout ressentir avec une acuité décuplée. Ils entendaient mieux, voyaient plus loin. Le bout de leurs doigts leur paraissait plus sensible. Les odeurs du sous-bois étaient plus riches à leurs narines. L’air qu’ils respiraient emplissait leurs poumons dont la capacité avait soudain considérablement augmenté. Leurs muscles saillaient, plus durs et vigoureux. Ils se sentirent devenir des surhommes et en dépit de la gravité de l’instant, ils avaient envie d’exploser de joie.

    Sur sa poitrine, Hawk sentit son pendentif et celui de Mary se mettre à vibrer et à le brûler. Dans son corps, le Pouvoir maintenu sous total contrôle bouillonnait, prêt à jaillir à la moindre sollicitation. Ses perceptions extrasensorielles avaient atteint le summum de leur puissance. Il captait les tressaillements même les plus ténus de ses compagnons et percevait, très proches maintenant, les pensées meurtrières de la meute sûre de sa victoire. Ceux-là ne feraient pas de quartier. Ils s’apprêtaient à déchiqueter leurs proies sans pitié aucune. Il ne fallait pas leur laisser la plus petite chance. Le silence était pesant. Les oiseaux s’étaient tus. Tous les animaux semblaient avoir déserté ce lieu promis à un proche affrontement. Les feux achevaient de s’éteindre.

    Tout s’était arrêté, comme en attente. Pas un murmure de vent dans le feuillage des grands arbres. Pas le plus léger craquement dans les hautes frondaisons. La nature entière retenait son souffle…Soudain, dans cette torpeur qui précède la tempête, les vrombissements des moteurs brisèrent la trompeuse quiétude de la forêt. Ils arrivaient !

    Les grosses voitures noires chargées de tueurs surgirent dans la paisible clairière. Elles stoppèrent dans le hurlement strident de leurs freins. Les hommes en jaillirent armes à la main prêtes à cracher le feu de l’enfer.

    Ils se figèrent brusquement, pétrifiés de stupeur par le spectacle qui s’offrait à leurs yeux exorbités. Des géants, une centaine au moins, leur faisaient face totalement immobiles. Les mains nues, nimbés d’une maléfique aura bleu-vert, ils paraissaient flotter dans l’air qui crépitait autour d’eux. Ils n’avaient aucune arme visible, pourtant leur calme olympien ajouté à cette lumière surnaturelle qui les enveloppait, était plus menaçant qu’un millier de lasers réglés à charge maximale. Les assaillants n’osaient esquisser le moindre geste. Ils craignaient bien trop de déchainer la force surhumaine et redoutable émanant de ces géants silencieux qui les dominaient de toute leur puissance retenue. L’un d’eux cependant, plus téméraire, plus inconscient surtout, fit un pas en avant. Ce fut le signal.

    En quelques secondes, les séides de Solomon furent désarmés. Leurs lasers arrachés de leurs mains et jetés au loin, furent désintégrés par de fulgurants rayons bleus fusant des index pointés des géants, tandis qu’eux-mêmes, atteints en plein plexus par une décharge de ce fluide lumineux, s’écroulaient sur le sol, pantins désarticulés, conscients mais incapables de bouger pour de longues heures. Le temps pour l’expédition de mettre de la distance entre elle et les chiens.

    Toutefois, même quand ils retrouveraient l’usage de leurs membres paralysés, les hommes du Dragon noir ne reprendraient pas leur traque. Une autre décharge au centre de leur front, allait les mettre en face de leur propre vérité tout le temps que durerait leur paralysie. Un reflet pas beau à voir ! C’était de loin la plus cruelle des punitions. Pire que la détention en QHI. Pire même que la lobotomie profonde que Solomon avait fait infliger à Mary. Au cours de ces si longues heures, les sbires de Mitchell allaient vivre un terrifiant huis-clos avec eux-mêmes, au fond de la plus nauséabondes des prisons, celle de leur esprit…Plus tard, amorphes et obéissants, ils retourneraient vaincus auprès de leur maître. Lui ne leur ferait pas grâce mais il n’était rien que Blue Hawk puisse faire pour leur éviter ce sort peu enviable. Rien qu’il ait envie de faire !

    Les pensées qu’ils avaient eues, le viol des femmes qu’ils avaient envisagé en riant et en se pourléchant, les avaient rendus aussi coupables à ses yeux que s’ils avaient réellement perpétrés leurs odieux crimes.

    L’expédition reprit son chemin sans jeter un regard de compassion à ceux qui avaient projeté de les tuer en jubilant et en se frottant les mains. À cause d’eux, ils avaient perdu bien trop de temps. Ielo risquait d’en pâtir.

    Il fallait faire vite !


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  • 20 juin

     

    Les trois équipes d’intervention de l’Opération Sirène étaient en vue de Krépotz’7, le plus dur des pénitenciers de Haute Isolation de l’État Unique, construit sur les bases fortifiées d’une prison de l’ancienne Union Soviétique, à l’époque lointaine où le tristement célèbre KGB faisait régner la terreur. La première Meute qui avait pris du retard avec les trois jours d’interrogatoire de Moïse Douala, les précédait encore mais ils avaient néanmoins regagné du terrain sur elle. Quant à la deuxième, elle, les talonnait. Une véritable course contre la montre s’était engagée.

    L’ex-mari de Gertrud s’était souvenu d’Ielo.

    Hawk avait cependant voulu s’arrêter quelques instants au QHI où Mary avait été enfermée six longs mois sans voir le soleil. Ses amis le suivirent, ne voulant pas le laisser affronter seul les images qui risquaient de le submerger.

    La Forteresse était vide. En s’approchant des hauts murs menaçants qu’il avait entrevus lors d’une de ses transes, il ne décela aucun signe de vie. Il ne savait que trop pourquoi.

    Seuls les relents de mort, de souffrance et d’épouvante qui l’envahissaient par vagues, témoignaient encore des exécutions commises en ces lieux par les Chiens de Solomon. Les insoutenables visions de ce qui s’était passé dans les sanitaires des hommes, en firent trembler plus d’un, à la fois d’horreur et de colère.

    Aucun de ceux qui l’avaient accompagné pour ce qui ressemblait à un pèlerinage, ne put l’empêcher de descendre jusqu’à la cellule zéro du quartier des femmes. Il voulait y aller seul. Il remonta des entrailles putrides de la Forteresse, les yeux rouges mais plus déterminé que jamais.

    - Allons-y ! Lança-t-il à ses troupes

    Ses poings serrés et son regard d’acier en disaient long sur sa volonté de réduire leurs ennemis à merci.

    Ils repartirent.

    Le temps courait. Il leur restait un peu moins de mille kilomètres à parcourir. Une courte distance en somme pour un pays aussi vaste mais leur progression était considérablement ralentie à la fois par la fatigue grandissante dont ils étaient accablés et par les chemins impossibles qu’ils étaient obligés de prendre. Il fallait ajouter à cela une ou deux pannes qu’ils avaient dû réparer à la hâte. Des arrêts supplémentaires qui les avaient encore retardés. Depuis leur départ très matinal d’Irkoutsk, ils avaient roulé quasiment sans s’arrêter si ce n’est pour de courtes haltes qui leur permettaient seulement de manger sur le pouce, de se dégourdir les jambes, d’assouvir des besoins naturels et de faire le plein des réservoirs à l’aide des jerricans embarqués lorsque c’était nécessaire.

    Pour dormir comme pour conduire, ils se relayaient. Ceux qui tenaient le volant le faisaient jusqu’à ce que la fatigue tétanise leurs membres. Ils roulaient aussi vite qu’il était possible de le faire sur les routes défoncées qu’ils étaient contraints de prendre pour éviter au maximum les voies de circulation carrossables donc plus fréquentées qui reliaient les rares grandes villes de cette contrée inhospitalière de Sibérie que représente la Iakoutie. Cette région immense où l’hiver qui dure plus de six mois de l’année, rendait autrefois l’accès par la terre extrêmement difficile, était à présent dotée d’infrastructures routières de qualité grâce aux progrès technologiques en la matière. Des infrastructures à la mesure des véhicules ultra performants dont disposaient leurs poursuivants mais dont eux ne pouvaient bénéficier s’ils voulaient continuer à brouiller les pistes.

    Pour l’expédition, le long trajet vers Ielo était donc devenu une couse folle, exténuante, surtout pour les normaux qui en faisait partie. Mais la sauvegarde de Mary et de jumeaux était à ce prix. Nul ne perdait de vue le sort qui attendait l’épouse et les enfants du Faucon si leur mission de sauvetage venait à échouer. Hawk tremblait aussi pour Gertrud et pour le village dont les habitants avaient eu la témérité d’abriter des criminelles recherchées par les toutes puissantes forces de l’ordre mondial !

    «Tuez-les ! ». Cette injonction haineuse, violente, le traversa soudainement. Il avait l’impression de l’entendre de très près. Elle s’adressait à leurs poursuivants autant qu’à ceux qui ne les précédaient plus que d’une centaine de kilomètres maintenant. Il lui suffit de fermer les yeux quelques secondes pour visualiser l’homme qui crachait ces mots venimeux, bien à l’abri dans son repaire. La sensation de déjà vu qu’il n’avait éprouvée qu’une seule fois auparavant, s’empara à nouveau de lui. Il en demeura étourdi.

    Pris entre deux feux, poussé par cette voix mauvaise dont les intonations lui étaient étrangement familières, il perçut nettement l’imminence du danger. Il décida alors d’y faire face et en informa aussitôt les membres de l’expédition.


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  • 19 juin, Iakoutsk

     

    Sur la route mal entretenue qui menait à Krépotz’7, Hawk venait de passer le relais à Hubert et à Alexeï qui allaient les remplacer pour la journée au volant sa sœur et lui. En dépit de son exceptionnelle résistance de Mutant, il était épuisé. Plus il se rapprochait de ses enfants, plus il subissait les interférences de leur double psychisme. Il lui fallait redoubler d’attention pour garder le cap entre les ornières et les bosses dont était jalonné le parcours en ces contrées reculées où la civilisation moderne semblait-il, avait oublié de s’inviter.

    Assis à l’arrière du lourd land-cruiser il somnolait, bercé par la conversation à bâtons rompus qui se déroulait entre Fleur de Lune et Léo. En contrepoint du doux bourdonnement de leur deux voix, il « entendait » les pensées de Jean-Hubert que ce rapprochement entre celle dont il était secrètement amoureux et le beau Mutant, rendait extrêmement jaloux

    Le sommeil allait l’emporter quand il entra en transes. Des bouffées très fortes de pensées nauséabondes, étouffantes, lui parvenaient soudain. La violence de ce qu’il captait le rendait malade. Au bord de la syncope, il ne pouvait que subir ce magma grouillant, immonde qui submergeait son cerveau. Il entendait ces pensées comme s’il avait été présent.

    Elles émanaient du chef de la Meute qui les précédait et de l’ex -directeur de la Forteresse. C’est également l’esprit terrifié de Moïse Douala qui transmettait les images de la scène que voyait à présent Hawk. Son regard halluciné alerta Fleur qui s’était instinctivement tournée vers lui, avertie par ce sixième sens aiguisé des Mus. Un regard fixé sur le dos du chauffeur mais qui paraissait voir l’horreur au-delà. Sans réfléchir plus avant, elle se connecta à l’esprit de son frère, autant pour partager sa terrible vision que pour lui permettre de la supporter. Ils virent et vécurent l’ignominie.

    …Ils étaient cinq dans la coquette datcha de Moïse Douala, le meneur de la première Meute chargée de retrouver Mary et quatre de ses Chiens. On avait permis à l’ex-directeur de Krépotz’7 de l’occuper jusqu’à son rapatriement en Afrique. Il y attendait donc assez sereinement qu’on vienne l’interroger, loin de se douter de ce qu’il allait devoir endurer. Il n’avait rien commis de répréhensible après tout. Les faits s’étaient produits durant son jour de congé !

    C’est d’ailleurs ce qu’on lui avait dit pour le rassurer.

    - Vous ne craignez rien ! C’est un interrogatoire de pure routine !

    Lorsque les envoyés de Solomon s’étaient annoncés à sa porte, il les avait donc accueillis très courtoisement Après les avoir invités à prendre place dans de moelleux fauteuils en face de la cheminée où se consumaient de grosses bûches de vrai bois, il leur avait même offert un verre de sa meilleure Vodka !

    Il n’avait pas mis longtemps à déchanter.

    L’interrogatoire féroce auquel il était soumis avait débuté trois jours auparavant. Ligoté à une chaise et déjà violemment tabassé, le pauvre homme mourrait de peur. Il était à bout de forces. Il avait uriné dans son pantalon et ses sphincters avaient lâché sous la pression de la terreur. Il pleurait en implorant ses bourreaux :

    - Pitié ! Je n’ai rien fait ! Je ne sais rien ! Je n’étais pas là ! Laissez-moi partir !

    - Regardez-le assis dans sa merde ce connard ! Braillait le chef de la Meute en se tapant sur les cuisses, écroulé de rire.

    - Si on la lui faisait bouffer chef ! Proposa l’un des Chiens.

    Ils le firent puis regardèrent hilares Moïse vomir ses propres excréments avant de s’évanouir à-demi étouffé.

    - On n’aura pas besoin de le descendre à ce train là ! Il sera mort de trouille avant ! S’esclaffa un deuxième chien tandis que le troisième, armé d’une lourde ceinture à boucle d’acier, cravachait la victime en plein visage pour la ranimer.

    Douala hurla en revenant à lui. Le sang lui coulait dans les yeux et sur les joues en larmes vermillon.

    - Eh, les gars, il saigne pas assez, vous êtes trop gentils ! Fit remarquer goguenard le quatrième Chien qui se tenait en retrait, se repaissant du spectacle.

    Il n’avait encore rien fait. Lui ce qui le faisait presque jouir, c’était plutôt de regarder. Il se décida cependant à se mêler activement à la fête.

    - Il a dû s’amuser pas mal avec ses matonnes ce salaud ! Moi je lui couperais bien les couilles chef !

    - Vas-y mec, te gêne pas !

    Ainsi fut fait dans une atmosphère de franche rigolade. Sauf pour l’émasculé bien sûr qui hurla comme un animal qu’on égorge avant de sombrer de nouveau dans une bienheureuse inconscience. Il se vidait de son sang dont l’odeur douceâtre de mort si proche, se mêla à celle pestilentielle de ses déjections. Il ne fallait pas qu’il meure trop vite alors l’un des chiens cautérisa la plaie béante avec la lame de son poignard qu’il avait rougie à la flamme du feu qui brûlait joyeux dans la cheminée. L’odeur écœurante de la chair grillée remplit très vite le petit salon douillet où avait lieu l’interrogatoire.

    Tout avait pourtant commencé plutôt « gentiment ».

    Moïse croyait alors qu’il ne s’agissait que d’un complément d’enquête. Il n’avait pas été informé de ce qui était arrivé aux autres membres du staff de la Forteresse et du coup, c’est sans crainte excessive, avec bonhommie même, qu’il répondait aux questions que lui posait très poliment le chef de la Meute. Il n’avait plus rien à perdre après tout et une retraite tranquille dans son pays lui tendait les bras !

    Le deuxième jour, en constatant que l’ex-directeur ne leur apprenait rien de neuf, les cinq hommes avaient durci le ton. Moïse avait pris peur. Il puait la trouille. Cette odeur que seuls les tortionnaires peuvent renifler, avait excité les Chiens de Solomon. Les coups avaient commencé à pleuvoir.

    Ce jour-là, le dernier de son existence, il comprenait qu’il allait mourir, non pas pour ce qu’il ne pouvait dire mais uniquement parce qu’il était le dernier témoin. Les salopards qui le frappaient à tour de rôle le lui avaient annoncé en jubilant.

    - Autant que tu parles Douala ! Tu vas crever de toute façon ! Ordre du Grand Chef ! Tes copains de Krepotz’7 sont tous morts. Y a plus personne là-bas !

    Il avait bien plus peur des nouveaux sévices que de la mort qu’ils lui promettaient. Après les tortures qu’il avait déjà subies et celles qui l’attendaient encore, mourir serait une délivrance. Il avait hâte d’en finir. Il parla, livrant en vrac le peu qu’il savait sur la prisonnière de la Zéro et sur Gertrud Baumann. Des tréfonds de la douleur qui le minait sans relâche, il se maudissait de n’avoir pas pris le temps d’étudier à fond le dossier brûlant du matricule 1058.01. De même qu’il ne savait pas grand-chose sur ses plus proches collaborateurs. La seule information utile qu’il put donner sur celle qui avait causé sa perte était l’endroit où vivait son ex-mari. Il ne l’avait pas lue dans son dossier d’embauche où ce type de renseignement d’ordre strictement privé ne figurait pas. C’est elle qui en avait parlé un jour qu’elle était en veine de confidences, ce qui était rarissime pour cette femme habituellement très réservée.

    Il lui fallut cependant encore quelques coups vicieux pour qu’il se souvienne de ce détail tellement important pour celui qui avait ordonné cet interrogatoire.

    Au terme de son long supplice, pour la plus grande joie de ses tortionnaires, il était encore vivant.

    - Ben va falloir l’achever finalement ce gros porc hein chef ! Demanda l’un des Chiens en bavant de plaisir.

    Hawk se crispa instinctivement en attendant les décharges de laser qui allaient mettre fin au supplice de Moïse, prostré sur sa chaise, la tête basse, son corps martyrisé couvert de plaies sanglantes.

    Les cinq tirèrent en même temps. Une odeur infecte de chair carbonisée monta à ses narines. Secoué de longs frémissements, il s’effondra contre Fleur qui avait vécu en même temps que lui la terrible agonie de Moïse Douala que la mort venait de libérer. Sa sœur non plus n’avait pas résisté à l’insoutenable spectacle. Affaissée contre Léo qui la soutenait inquiet, elle s’était évanouie juste quelques secondes avant lui.

    Quand ils revinrent à eux, ils communiquèrent ce qu’ils avaient vu aux autres membres de l’expédition : l’abjection des Chiens, leur cruauté, le long calvaire de Douala, son exécution impitoyable et les prévisibles conséquences de ses aveux. Le récit sans concession les frappa de plein fouet.

    Á Berlin où il avait continué à vivre avec sa nouvelle compagne après leur divorce, l’ex-mari de Gertrud Baumann ne tarderait plus à recevoir la visite d’autres serviteurs zélés de Solomon Mitchell. L’étau allait se resserrer sur les fuyardes.

     


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  • 18 juin, forêt d’Ielo

     

    Gertrud trouvait Lûba bien secrète. Depuis quelques jours, la guérisseuse la regardait bizarrement, sans mot dire. Elle arborait un air franchement réprobateur dès qu’elle la voyait couver Sacha et Macha des yeux comme une mère poule. C’était pire encore quand elle l’entendait les appeler ainsi. Elle ne disait rien mais son regard parlait pour elle. Cela faisait une semaine qu’elle venait chaque jour voir Mary et les jumeaux. Elle palpait les poupons, les soupesait, s’assurant de leur bonne mine. Elle passait également beaucoup de temps à faire la conversation à leur mère en vieux langage Sakha (1) qui plus est !

    Pfffft ! Comme si elle avait été capable de la comprendre ! Le plus invraisemblable était que la jeune femme au cerveau mutilé, paraissait non seulement l’écouter attentivement, mais qu’en plus, ces longs monologues incompréhensibles semblaient l’apaiser. De même qu’ils apaisaient les bébés. Lesquels étaient particulièrement agités et grognons ces derniers temps ! Il n’y avait pas de raison à cela pourtant ! Ils tétaient leur compte, prenaient du poids. À deux mois à peine ils en faisaient le double. Lûba avait même préconisé un sevrage rapide, affirmant qu’ils ne tarderaient plus à faire leurs premières dents. Quatre à la fois selon elle. Décidément, elle travaillait de la chapka ! C’était pourtant vrai qu’ils bavaient ces petits trésors, exactement comme ses propres enfants quand ils faisaient leurs dents ! Bon, ils étaient précoces mais là tout de même, c’était un peu tôt ! Elle regardait avec une jalousie à peine déguisée cette vieille femme calme, chaleureuse qui durant cette longue semaine était passée à ses yeux, d’amie à rivale

       Mary que les pleurs incessants de ses petits avaient mise dans un état d’énervement ingérable pour elle, dormait à présent, calmée par les douces litanies de Lûba, autant que par la potion odorante qu’elle lui avait fait ingurgiter. Quant aux jumeaux, blottis sur ses genoux, la tête nichée contre son maigre giron, ils écoutaient la babouchka leur conter dans sa langue des histoires que manifestement ils comprenaient et qui les captivaient puisqu’ils ne pleuraient plus. Un tableau idyllique qui aurait dû la toucher mais qui lui faisait mal à en crever ! Ces trois-là étaient tellement absorbés les uns par les autres qu’elle avait la sensation d’être devenue quantité négligeable ! Transparente même ! C’était vraiment trop injuste après tout ce qu’elle avait fait pour ces petits monstres !

    Elle aussi leur avait raconté des histoires et jusqu’à pas longtemps de ça, ils l’avaient écoutée avec le même ravissement, pas effrayé du tout par sa grosse voix rocailleuse ! Maintenant, quand elle tentait de les prendre dans ses bras, ils braillaient comme des putois ! Bon dieu, c’était à croire qu’ils la boudaient ! Ou qu’ils étaient en colère contre elle ! Surtout, elle devait bien se l’avouer, quand elle s’entêtait à les appeler Macha et Sacha. Et Mary, sa Mary si soumise, allait jusqu’à rechigner pour exécuter ses ordres quand la guérisseuse était là ! Oui, rechigner. Elle avait beau user et abuser de son numéro matricule, ça ne marchait que lorsque Lûba quittait la cabane ! Toute la patience, la tendresse même, qu’elle avait déployées à la Forteresse pour que la jeune femme finisse par répondre à son prénom sans ce maudit matricule, tout ça ne servait plus à grand-chose aujourd’hui !

    Elle cessa de ruminer sa rancœur.

    Sur les genoux de Lûba, les bébés gazouillaient. Elle les entendit rire. Ses tripes se nouèrent si fort qu’elle se décida enfin à sortir de son mutisme douloureux.

    - Eh, qu’est-ce que tu leur baragouines pour qu’ils rigolent comme ça ? Demanda-t-elle, consciente que son ton était on ne peut plus hargneux.

    - Rien qui t’intéresse Gertrud ! Pas vrais mes chéris ?

    Les « chéris » en question levèrent la tête vers Lûba. Ils avaient l’air d’acquiescer. Pendant quelques secondes, ils se parlèrent sans émettre un son. C’est du moins ce dont elle fut soudain certaine !

    C’était fou !

    Elle avait sauvé deux petits anormaux télépathes et elle ne le réalisait vraiment qu’en cet instant précis ! Ils lui avaient déjà parlé de cette façon diabolique autant que mystérieuse pourtant. ! Mais alors, elle avait nié, se disant qu’elle devenait folle.

    - Qu’est-ce que tu en sais ? Rétorqua-t-elle irritée plus que de raison.

    - Ce que je leur dis, tu n’as pas envie de l’entendre !

    - Et pourquoi donc madame je sais tout ?

    - Parce que je leur parle de leur père.

    Sûr qu’elle pas envie pas d’entendre parler de cet homme qu’elle haïssait sans le connaître ! Elle ne voulait pas le connaître d’ailleurs. Et elle aurait aimé que la guérisseuse ne vienne pas si souvent troubler sa tranquillité ! Ce changement dans le rythme de ses visites avait bouleversé sa petite vie bien tranquille. En une semaine, elle avait vu son influence sur Mary et les jumeaux totalement sapée ! Une semaine qu’elle n’allait plus à Ielo avec ses protégés. Plus de balades, plus de douche. Ce confinement obligatoire l’oppressait.

    - Il ne faut plus venir ! Avait ordonné Lûba. Ça devient trop dangereux

    - Pourquoi ?

    - Des étrangers se sont arrêtés au village. Depuis que vous êtes là, ça n’était pas arrivé. Ils ne sont pas restés longtemps mais ils ont parlé des deux évadées de Krépotz’7 et du massacre qui y a eu lieu. J’ai le pressentiment que le danger se rapproche. Vous êtes plus en sécurité dans la forêt. Nul autre que nous ne connais l’existence de la cabane et aucun ielote ne vous trahira.

    Elle avait obéi sans discuter d’avantage. Trop heureuse de n’avoir plus à partager sa petite famille avec ces gens aimables mais frustres. Même si cela signifiait des visites plus fréquentes de la guérisseuse dans la mesure où, sous prétexte d’aller récolter des herbes médicinales, c’était elle qui leur amenait les provisions. « Il me faudra bien l’accepter » s’était-elle dite sans savoir encore que leur relation allait se dégrader à ce point !

    Sans doute lasse d’être sans cesse rabrouée lorsqu’elle tentait de lui faire entendre raison, Lûba avait choisi de se taire désormais, se contentant de ces foutus regards noirs lorsqu’elle s’adressait aux jumeaux en les appelant Sacha et Macha. Elle s’ennuyait de leurs disputes. Elle aurait mille fois préféré entendre les perpétuels sermons de la vieille femme, que d’avoir à subir sa muette réprobation. Pour la pousser à réagir, elle faisait exprès d’utiliser les prénoms qu’elle avait choisis pour « ses » bébés. Il faudrait bien qu’ils s’habituent parce qu’elle détestait ceux dont la guérisseuse affirmait qu’ils étaient les leurs. Petit Faucon, Océane, c’était ridicule !

    - Sacha, Macha ! Il est loin votre papa mais moi, je suis là mes amours ! Allez mes mignons, faites une risette à votre Gertie ! Susurra-t-elle aux chérubins toujours captivés par les murmures de Lûba.

    Aussitôt, comme une réponse à ce qu’elle venait de dire, ils se remirent à pleurer. Leurs braillements rageurs eurent tôt fait de réveiller leur mère qui se mit à geindre tel un animal blessé.

    Sans mot dire, Lûba reposa les bébés côte à côte dans leur grand berceau où ils s’endormirent très vite, apaisés par la berceuse qu’elle leur chantonna doucement. Celle qu’elle avait entendue Mary chanter tant de fois à la Forteresse. Puis elle s’appliqua à consoler la jeune femme qui se balançait d’avant en arrière en gémissant à fendre l’âme. Quand le calme fut revenu, elle réagit enfin.

    - Tu es contente de toi ! Ça t’amuse de faire pleurer ces petits et de terroriser leur maman ! Gronda-t-elle sans pour autant élever la voix.

    Elle ne questionnait pas, elle affirmait !

    - Ben c’est vrai, je suis là moi ! Il est où leur père, ce fier faucon dont tu me soûles hein ?

    - Il arrive, crois-moi ! Résigne-toi Gertie sinon tu souffriras bien plus que ce que tu endures aujourd’hui à cause de ton entêtement à nier l’évidence. Contrairement à toi, Océane et Petit Faucon savent que leur père est en chemin.

    - Pffftt ! Billevesées que tout ça ! Jeta-t-elle sur la défensive.

    - Détrompe-toi ! Le Faucon arrive, c’est la vérité. Hélas, les Chiens vont le précéder alors je t’en conjure, cesse de te voiler la face et veille bien sur ses petits et sur sa femme ! Ajouta-t-elle sentencieuse comme à son habitude avant de s’en aller.

    En Gertrud, la crainte se leva insidieuse mais elle s’empressa de la rejeter.

    (1) La république Sakha est l’autre nom de la Yakoutie ou Iakoutie dont le yakoute est la langue


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