• Martha est partie.

    Le jour se levait à peine quand elle a quitté la maison après un dernier baiser léger sur le front de Jacob endormi. Puis elle a serré Élisa très fort dans ses bras et son sac bien arrimé sur le dos, elle s’est éloignée dans la pénombre, persuadée qu’elle sera hors de danger dans le refuge. Hors de portée d’Andrew et de ses deux acolytes mais également à l’abri d’une disparition intempestive, quelle qu’en soit l’origine.

    Elle ne doute plus à présent, que des gens disparaissent mystérieusement et que Dieu seul sait pourquoi, Élisa est l’unique personne à s’en apercevoir. Elle s’est prise à la croire, sans preuve aucune, incapable de comprendre comment il est possible que ces habitants qu’elle est censée connaître, n’aient laissé aucune trace dans sa mémoire après qu’ils se soient proprement évaporés. Aucune trace dans la sienne, aucune dans celles des autres habitants de Liberté.

    Elle ne s’explique pas vraiment ce soudain revirement ni cette intime conviction que la jeune femme dit la vérité.

    Au départ, chargée par Andrew de la surveiller étroitement, elle s’est donné pour mission, d’entrer dans son jeu pour s’assurer qu’elle n’était pas sous une quelconque influence.

    - Elle a dû être manipulée par quelqu’un pour inventer cette folle histoire. A insinué Septime pour l’inciter à accepter.

    - C’est pour son bien tu sais ! Comment veux tu l’aider si tu ne sais pas pourquoi elle agit de la sorte ! A renchéri Serena.

    Alors qu’elle regimbait à l’idée d’espionner celle qu’elle considère comme sa fille, cet ultime argument a emporté son adhésion.

    Aujourd’hui, tandis qu’elle marche sur le sentier qui mène au refuge, elle se demande ce qui l’a réellement poussée à les croire aussi facilement.

    Parce qu’enfin, pourquoi aurait on manipulé une seule personne, apparemment dans le seul but de déstabiliser la Communauté de Liberté ?

    Qui et surtout, dans quel intérêt ?

    Jonathan, dont l’absence est plus qu’étrange en ce moment crucial ? Il aurait dû être là, au contraire au moment où elle avait le plus besoin de lui. Si ce n’est pour accréditer les dires de sa compagne, au moins pour la soutenir, essayer de la comprendre et surtout l’aider à élucider le mystère.

    Pour être plus prosaïque, si combine louche il y a, comme elle l’a pensé au début, il devrait être là et marcher à fond dedans !

    Son départ est devenu à ses yeux, aussi inexplicable que les « disparitions » d’Élisa ! Parce qu’il est trop épris de sa « femme » comme on disait dans l’ancien Monde, pour l’avoir abandonnée dans une situation aussi inextricable !

    Sans compter qu’à moins d’être un comédien hors pair, il n’a pu feindre aussi parfaitement sa stupéfaction et son désarroi quand elle a annoncé les premières disparitions. Elle revoit encore le regard chargé d’un mélange d’incompréhension et de reproche, qu’il lui a jeté quand elle s’est adressée à l’assemblée !

    Comme elle-même, comme tous les autres, il n’a rien compris à ce qu’elle racontait. Pas plus que l’ensemble des villageois, il ne connaissait les noms qu’elle donnait comme étant ceux des pseudos disparus.

    Pour être parti aussi vite après la fameuse réunion, il faut qu’il ait été bougrement convaincu que s’éloigner d’elle était la meilleure solution. Et pour cela, il faut surtout qu’ « on » l’ait aidé à s’en convaincre. Or, pour qui connaît Jonathan aussi bien qu’elle et depuis si longtemps, le jeune homme au caractère bien trempé et à la volonté de fer, n’est pas du genre à se laisser manipuler aussi aisément, lui !

    Tout tend à prouver qu’il souffre du même mal que tout le monde à Liberté.

    Tout le monde ? Pas si sûr.

    Qu’en est-il de Khaled ?

    Elle se rappelle parfaitement les propos de Serena : « Khaled nous soutiendra… » N’a-t-elle pas ajouté qu’ils les tenaient Jonathan et elle ?

    Pour ce qui est de Rafaël, qui est comme un frère pour Jonathan, elle croit se souvenir qu’il a eu la même réaction stupéfaite que les autres, le jour de l’annonce effarante d’Élisa. S’il y a eu manigance, il n’en fait pas partie ! Mais il semblait plausible qu’il parte avec ses compères habituels ! Le contraire aurait paru suspect, ces trois-là sont inséparables depuis leur arrivée à Liberté.

    Quatre jours qu’elle chemine, ne s’arrêtant que pour manger, satisfaire ses besoin naturels et dormir. Elle a toujours été une bonne marcheuse. Dans l’ancien Monde comme depuis qu’elle s’est réveillée dans ce pays redessiné par dix siècles d’absence humaine, qu’ils appellent la nouvelle France.

    Le refuge n’est plus loin.

    - Pourquoi avoir choisi cet endroit plutôt que ta cabane dans la forêt ? Lui a demandé Élisa la veille de son départ

    - Trop près, trop dangereux Élisa, tu le sais bien !

    -Je pourrais venir avec toi dans ton refuge ? Avec Jacob ! Nous serions en sécurité loin de Liberté.

    -Pas possible! Pour que notre plan fonctionne, il faut que je disparaisse. Je subodore que nos trois comploteurs sont pour quelque chose dans ce truc que je ne m’explique pas. Cette idée de faire une liste était un coup de génie ! Mais si je reste et qu’il y a de nouvelles disparitions, je crains de ne pas t’être d’un grand secours ! Tu auras beau montrer le papier avec ma signature, même moi, je ne te croirais pas. Plus j’y réfléchis, plus je pense que tu as raison. Des personnes disparaissent et tu es la seule à t’en rendre compte. Pourquoi ? Là est la question ! Si tu viens avec moi, nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire !

    - Tu me crois ! Tu me crois vraiment ! Quel soulagement ! Je finissais par penser que j’étais en train de devenir folle !

    -Je ne sais pas si tu ne deviens pas folle en réalité ! Mais je ne sais pas non plus, si ce n’est pas au contraire tout le village qui l’est devenu ! Tu sais mon petit, une autre question me taraude depuis que tu as proposé de faire une liste des habitants. Pourquoi n’avons-nous pas de registre à Liberté ? Dans l’ancien Monde, c’était une chose acquise. Naissances, décès, nouveaux arrivants, nombre d’habitants…Tout était consigné! Des recensements réguliers étaient organisés pour suivre l’évolution de la population. Et ici, dans le seul lieu habité de l’ancienne France, nous n’avons rien ! Peut-être sommes nous les derniers humains de la planète, vu que nous ignorons si les autres Arches ont résisté au Chaos et qu’il est impossible de communiquer avec elles  de toute façon! Et nous ne sommes pas fichus d’avoir un registre avec nos noms dûment inscrits, même ceux de nos si précieux enfants ! Sommes-nous redevenus des sauvages ? Ou est-ce une volonté délibérée de nos pseudos édiles de ne rien noter nulle part ? Ceci expliquerait cela.

    - Ce que je crois- moi, c’est que ce genre de registre existe et qu’ils l’ont détruit ou escamoté pour que nul ne puisse le consulter ! J’ai peur Martha, j’ai vraiment peur ! Parce que quoi qu’ils manigancent, cela n’explique tout de même pas ces disparitions soudaines !

    - Je sais ! Pourtant, tu dois rester à Liberté et attendre le retour de Jonathan qui ne devrait plus tarder. S’il y a d’autres disparitions d’ici là, note- les scrupuleusement pour que nous puissions comparer avec la liste. N’en parle à personne et fais profil bas. Quoi qu’il arrive, ne dis plus rien sur ces disparitions. Laisse les habitants te prendre pour une folle et garde courage, nous finirons par découvrir la vérité sur toute cette affaire.

    -Mais je vais être totalement isolée sans toi ! Et si Andrew et les autres décident de mettre leur projet à exécution, tu ne seras pas là pour les en empêcher !

    - Je ne serai pas si loin ! Et ils ne feront rien tant qu’ils ne m’auront pas retrouvée, j’en suis convaincue. Je commence à croire que si je quitte le village, ils ne me « tiendront » plus, comme ils disent. Ça peut leur foutre sacrément les jetons ! Et Jonathan en est éloigné depuis plus d’une semaine, aussi ne doivent-ils plus avoir autant d'influence sur lui non plus.

    -Tu crois ?

    -J’en suis presque sûre ! Dès qu’il sera de retour, s’il y a eu un nouveau cas de disparition, dis-le lui aussitôt, donne lui le nom du ou de la disparue et montre–lui notre liste avant qu’il ne subisse derechef l’influence du village. Puis venez me rejoindre sans attendre. Nous aviserons alors !

     

    Quatre jours que la pauvre petite est seule face à de redoutables adversaires. Elle ne sait que trop à quel point ils peuvent se montrer dangereux. Elle sait, parce qu’elle les connaît depuis des siècles.


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  • -Ce qui me semble le plus évident mais surtout le plus urgent, c’est de faire une liste écrite de tous les habitants de Liberté ! Un document noir sur blanc ne pourra être mis en doute, surtout si c’est toi qui le produis ! Tu connais tout le monde ! Ça ne devrait pas nous prendre si longtemps ! Mais il nous faut le faire très vite ! Le temps presse Martha ! Tu dois me croire !

    - J’ai bien du mal tu sais mais je t’ai promis mon aide et je m’y tiendrai ! En revanche, ne penses-tu pas qu’il faudrait d’abord que tu vérifies qu’il n’y a pas eu une autre « disparition » !

    -Inutile !

    - Et pourquoi donc ?

    -Parce que si je me fie au déroulement des choses depuis celle de Soraya et de ses enfants, jusqu’à celle d’Esperanza et des 50 pensionnaires de l’USA, ces disparitions se produisent au minimum à une semaine d’intervalle.

    La guérisseuse ne peut retenir un mouvement de recul à la mention de cette Soraya et de ses deux enfants, qu’elle ne connaît pas. Pas plus qu’elle ne connaît d’Esperanza ou de prétendus pensionnaires d’une supposée USA. Pour ce qu’elle en sait, Baptiste n’a pas encore trouvé chaussure à son pied dans la gente féminine de Liberté ! Il reste l’un des rares célibataires de leur Communauté de survivants et à ce titre, il est très convoité ! Quant à sa soit disant partenaire, elle n’en a pas besoin, elle se débrouille très bien seule avec les maladies courantes et les petits bobos des villageois. Pas besoin non plus d’un établissement spécialisé à Liberté ! La bâtisse vide doit servir à remplacer la Maison commune devenue trop petite !

    La réaction de sa vieille amie n’a pas échappé à Élisa qui s’en attriste à juste raison. Elle aura son soutien, pas sa confiance ! Elle va devoir faire avec !

    -On commence tout de suite alors ! Lance l’intéressée d’un ton forcé, à défaut d’être convaincu.

    Mais comment faire autrement que de rentrer dans le jeu tordu de la jeune femme, si elle veut l’aider à s’en sortir ?

    -Oui, le temps que je fasse manger Jacob et on y va !

    -Tu ne veux pas que je m’en charge ?

    -Non, je m’en occupe !

    Elle est devenue réticente à l’idée de confier son fils à d’autres bras que les siens, elle doit bien se l’avouer !

    Sitôt dit, sitôt fait ! Elle est allée chercher son petit bonhomme dont le regard vert posé sur elle est si semblable à celui de son père. Après l’avoir habillé, elle l’assoit sur ses genoux pour lui faire avaler sa bouillie du matin.

    - Tu as dit on y va ! Nous n’allons donc pas le faire ici ? Lance Martha un rien vexée ! Elle adore ce bambin si facile à vivre !

    -Non ! Nous allons nous assurer de n’oublier personne en faisant le tour du village, maison par maison !

    - On ne te laissera pas entrer Élisa !

    -Je m’en doute bien hélas ! Et je n’ai nullement l’intention de frapper à chaque porte vois-tu ! Á cette heure de la journée, la plupart des villageois sont encore chez eux. La campagne de pêche de démarre que dans deux jours et hormis Rafaël, et Khaled partis avec Jonathan, il ne manque aucun résident à Liberté. Il sera donc aisé de vérifier et d’établir la liste au fur et à mesure !

    -Je suis obligée d’admettre que tu as raison au moins sur ce point !

    - C’est déjà ça ! On y va alors !

    Elle a essuyé les dernières traces de bouillie autour de la bouche de Jacob, puis, bien qu’il sache marcher, elle l’a calé dans son porte-bébé ventral.

    Et les voilà en route pour une promenade matinale des plus incongrues ! C’est manifestement ce que pense Martha en tout cas !

    Tandis qu’elles avancent d'un bon pas dans la rue centrale du village, un bruit de voix leur parvient de l’arrière de la Maison Commune. Élisa reconnaît sans peine le timbre bourru d’Andrew, la voix hautaine de Serena et celle dominatrice de Septime. Trois des « édiles » de Liberté. Trois des membres les plus influents de l’élite de L’Arche, dont faisaient également partie Jonathan, Khaled et…Martha.

    -Vous croyez que ça va être possible ? Demande Andrew

    Élisa stoppe net, intriguée par le ton du Doyen. Elle pressent qu’elle vient de tomber par hasard sur une réunion au sommet, au beau milieu d’une conversation capitale et secrète, elle en jurerait.

    Martha s’est arrêtée elle aussi. Elle la tire discrètement par le bras, lui intimant de garder de silence, l’index devant la bouche.

    -Viens ! Articule-t-elle sans proférer un son.

    Elle désigne Jacob qui s’est endormi dans la poche ventrale du porte-bébé. Derrière la Maison commune, les interlocuteurs d’Andrew mettent du temps à répondre, comme s’ils réfléchissaient. Ou peut-être parce qu’ils ont perçu les pas des promeneuses… Ça sent la conspiration à plein nez ! Mais contre qui ? Jonathan et Khaled peut-être, opportunément absents.. Martha aussi qui, présente à Liberté devrait être avec ses trois anciens comparses.

    Un complot ? Mais pourquoi ?

    Élisa se fige plus encore, à l’écoute…

    - La question n’est pas de savoir si ça va être possible, mais quand ! Lâche Septime avec hargne !

    - Exactement ! Renchérit Serena ! Cette situation ne peut continuer ! Il faut agir, vite ! Cela n’a déjà que trop duré !

    Martha se fait insistante et tente de l’entraîner bon gré mal gré. Elle résiste cependant, curieuse d’en entendre d’avantage, intimement persuadée d’un coup, qu’elle est au centre de cette réunion de comploteurs.

    C’est la voix inquiète d’Andrew qui répond, confirmant son intuition.

    -Jonathan n’acceptera jamais !

    Puis celle, agressive de Serena tranche dans le vif :

    -Voilà pourquoi il faut agir avant son retour. Khaled nous soutiendra et je fais mon affaire de Martha ! Je saurai la convaincre, soyez en assurés ! Et puis Jon' a beau être très épris de sa compagne, on le tient lui aussi ! Tout comme Martha au demeurant, vous l'avez oublié ?

    Que prépare-t-on contre elle ?

    Martha l’attend, tête basse. Elle a tout d’une coupable.

    -Tu sais quelque chose que j’ignore ? Accuse-t-elle devant son air déconfit !

    -Viens, je t’en supplie ! Je te jure que je ne sais pas ce qui se trame mais je les connais ! S’ils te voient ici et qu’ils soupçonnent que tu les as entendus, je ne donne pas cher de ta peau !

    - Ils disent qu’ils vous tiennent Jonathan et toi, qu’est-ce que ça veut dire ?

    -Je n’en sais rien, je te le jure !

    Leurs répliques ont eu lieu à voix basse. Convaincue du risque d’être découverte, elle se rend aux objurgations de Martha. Pour autant, la guérisseuse ne perd rien pour attendre !

    Elles se sont éloignées rapidement en évitant de faire le moindre bruit ! Une chance que Jacob ne se soit pas réveillé.

    Liberté n’est pas si grande ! Á la fin de la matinée, elles ont la liste de tous les habitants du village, du plus jeune au plus âgé.

    450 présents, 3 absents et aucune nouvelle disparition.

    Une liste établie en double dont les deux exemplaires sont signés de la main de la guérisseuse, à seule fin d’en attester l’authenticité. Elles les ont placés ensemble dans une urne scellée qu’elles ont cachée dans un lieu connu d’elles seules. Le tronc creux d’un arbre à l’orée de la forêt qui borde Liberté.

    « Mais à quoi servira cette signature si Martha venait à disparaître comme les autres ? Se demande Élisa avec angoisse. Et puis--je lui faire confiance ? »

    La guérisseuse semble avoir deviné ses interrogations !

    -Tu m’as bien dit que les disparitions n’avaient lieu qu’au sein du village ? Que les personnes qui en sortent, reviennent toujours ?

    - Exact ! Et ne me demande pas pourquoi, je n’ai aucune explication logique !

    -Bien ! Donc, il ne me reste qu’une solution pour éviter de me volatiliser : quitter le village.

    -Et où irais-tu ?

    -Dans l’un des refuges que nous avons construits sur le trajet entre l’Arche et Liberté. J’ai promis de t’aider ! Pour cela, je dois rester présente pour toi ! Et partir de mon plein gré, pas me volatiliser ! Je ne comprends rien à ton histoire mais je ne veux prendre aucun risque.

    - Ils vont accrocher quelqu’un d’autre à mes basques ! Parce que tu étais bien assignée à ma surveillance, si j’en crois leurs propos !

    -Je l’avoue, oui ! Et C’est plus que probable qu’ils vont me remplacer! Par Mélodie peut-être ! Mais si ce que tu dis est vrai, mon départ ne ressemblera en rien à tes « disparitions », ce qui veut dire qu’ils se souviendront de moi et te poseront des questions sur mon absence, non ?

    -Je n’avais pas pensé à ça !

    -Cela aura un avantage certain pour toi ! Pendant qu’ils seront occupés à me chercher, ils seront contraints de surseoir à leur projet en ce qui te concerne !

    -Quel projet ?

    - Je ne sais trop ! Ce que je sais en revanche, c’est que ces trois-là sont capables de tout !

    -Tu me crois alors

    - Te croire, c’est vite dit ! Je te le répète, je ne comprends rien à ce qu’il t’arrive mais je te connais assez pour savoir que même si cela paraît impossible, voire totalement surréaliste, tu n’as pourtant rien inventé ! Tu es convaincue de ce que tu avances ! Et je dois savoir pourquoi !

    -Quand as-tu changé d’avis ?

    -En les entendant ce matin. Ça m’a fait froid dans le dos ! D’un seul coup j’ai terriblement peur pour toi !


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  • Trois d’un coup Á ce train- là, Liberté risque de se dépeupler à la vitesse grand V !

    Et Jonathan qui ne rentre pas. Se pourrait-il que….

    Non ! Elle ne veut pas y penser ! Jusqu’à présent, les disparitions n’ont eu lieu qu’au sein du village. Toutes les personnes qui le quittent temporairement pour quelque raison que ce soit, y reviennent toujours.

    Elle n’a osé s’ouvrir à quiconque de cette sixième disparition groupée. Une mère et ses deux enfants ! Ils auraient dû se rendre compte !

    Et puis, inutile d’en parler ! Baptiste n’a sans nul doute pas manqué d’informer tout le monde de la nouvelle lubie de cette folle d’Élisa.

    Elle croit l’entendre : « Elle m’a parlé d’une Soraya ! Et de nos deux enfants ! J’ai bien vu qu’elle n’était pas dans son état normal ! Je me demande où elle va chercher tout ça ! »

    Les seuls qui ne se moquaient pas d’elle et croyaient à ce que les autres appellent ses élucubrations, les « mal réveillés » rassemblés dans leur Unité de Soins Adaptés, ont tous disparu ce matin. 50 d’un coup ! 51 avec Esperanza qui était de service chez eux. Quand elle est allée leur rendre visite pour chercher auprès d’eux le réconfort qu’elle ne trouve plus ailleurs, la grande bâtisse était vide.

    - Où sont passés nos mal réveillés ? Quelqu’un a vu Esperanza  ce matin ? Je n’ai trouvé personne à l’USA ! A-t-elle lancé à la cantonade en sortant de là hébétée !

    Face aux regards suspicieux, elle a battu en retraite.

    De simplement méfiants qu’ils étaient jusqu’alors vis-à-vis d’elle, les habitants de Liberté, sont devenus ostensiblement fuyants. Pour ne pas dire hostiles pour certains. Plus aucune des tâches partagées équitablement entre les membres de la communauté, ne lui est confiée. On fait plus que l’éviter désormais, on l’isole. Comme si sa loufoquerie comme on la qualifie pour ne pas l’appeler sa folie, était hautement contagieuse. En fait, c’est à une véritable quarantaine que la Communauté tout entière, l’a condamnée. Même Mélodie l’a abandonnée se joignant à l’ostracisme général dont elle est devenue l’unique objet. Mélodie, sa meilleure amie après Martha qui reste son seul appui en l’absence de Jonathan. Martha à laquelle elle n'a pas osé parlé de la disparition d'Espéranza, vu que la guérisseuse ne semble pas le moins du monde préoccupée par cette absence.

    Enfin, si on peut appeler appui, la surveillance rapprochée qu’elle exerce sur elle du lever du jour au coucher du soleil. Elle la suit pas à pas. Mange avec elle, dort dans la chambre de Jacob… Et quand vient pour elle l’heure de se coucher, la guérisseuse l’oblige à boire jusqu’à la dernière goutte, l’infecte tisane qui la fait sombrer dans un sommeil lourd et sans rêve.

    -Tant que Jonathan ne sera pas rentré, je resterai près de toi. A-t-elle décidé après que l’ébéniste lui a rapporté sa visite.

    En gros, si elle ne la prend pas comme les autres pour une folle finie, Martha la traite à tout le moins comme une grande malade, ce qui n’est guère mieux.

    Seulement trois jours et déjà, elle n’en peut plus ! Trois jours à se sentir suivie, épiée, enveloppée d’une étouffante bienveillance. Prisonnière !

    Ce matin à son réveil, elle l’a trouvée penchée au-dessus d’elle. La guérisseuse paraissait si troublée qu’elle en a ravalé les invectives qui lui brûlaient la langue. Elle n’aurait d’ailleurs pas eu le temps de les proférer. Martha l’a devancée.

    - Tu as rêvé cette nuit ! A-t-elle jeté tout à trac.

    Et c’était une affirmation, voire une accusation, pas une question.

    -Absolument pas ! A-t-elle, rétorqué plus sèchement qu’elle n’aurait voulu !

    - Voyons Élisa, ne mens pas ! Tu n’as pas cessé de t’agiter !

    - Parce que tu as passé la nuit à me surveiller ? La journée, ça ne te suffit plus ? Même quand je dors, tu ne peux me laisser tranquille !

    - Je m’inquiète pour toi ma petite Élisa ! Ces histoires de disparitions, ces personnes dont tu sors les noms d’on ne sait où… Tu as recommencé à faire des cauchemars. et ça te fait peur ? Tu  n'oses en parler, je comprends ! Mais à moi, tu peux bien le dire ! Je suis là pour t’aider ! Ne l’ai-je pas toujours fait ? En as-tu au moins parlé à Jonathan ?

    -Bon sang de bois, tu as la tête aussi dure que les autres ! Puisque je te dis que je ne rêve plus ! Tu y as veillé ! N’aurais-tu plus confiance en tes satanées potions ?

    - Tu t’es tournée et retournée toute la nuit en marmonnant des trucs incompréhensibles et tu voudrais me faire croire que tu n’as pas rêvé ?

    - Parce que c’est la vérité. Sans Jonathan à mes côtés, je me sens perdue ! Voilà pourquoi je m’agite ! Crois-moi, pas besoin de rêver ! La triste réalité suffit à me rendre fébrile !

    - Ce n’est pas la première fois qu’il part !

    - C’est vrai ! Mais là, c’est différent ! Il n’est parti que pour s’éloigner de moi ! J’ai peur de le perdre ! Et ça pour moi, c'est bien pire qu'un cauchemar, crois-moi !

    - Tu penses qu’il peut disparaître comme ces autres que toi seule semble connaître? 

    - Non ! Il reviendra, ne serait-ce que pour Jacob. Ce que je crains, c’est qu’il m’abandonne, comme l’a fait Mélodie. Et ces autres, comme tu dis, tu les connaissais toi aussi, avant qu’ils ne disparaissent. En réalité, ce qui m’effraie, c’est que toi aussi tu es susceptible de disparaître demain, ou dans huit jours. Et je serai la seule à croire que tu as existé. Parce que pour le reste des habitants de Liberté, tu deviendras alors une des « lubies » de la folle ! Car c’est bien ainsi qu’ils me baptisent dès que j’ai le dos tourné n’est-ce pas ?

    - Il faut bien avouer…

    -Que tout cela paraît dingue ! Je suis bien d’accord avec toi ! Mais réfléchis une seconde Martha ! Si j’avais raison ! Si ce n’était pas moi, mais vous tous qui étiez frappés du même mal ? Un mal plus qu’étrange, j’en conviens. Un truc dans l’air, ou dans les aliments que vous ingérez… Une substance nocive qui ne m’affecterait pas pour je ne sais quelle raison ?

    -Ça n’a pas de sens Élisa !

    -Et pourquoi donc ? Pourquoi cette hypothèse serait  elle plus insensée que la vôtre qui décrète que je suis cinglée, malade ou que je rêve tout éveillée ?

    - La loi du plus grand nombre Élisa !

    -Et voilà ! L’argument choc censé me clore le bec ! Et me faire revenir à la réalité ! Votre réalité. Parce que la mienne, évidemment, n’est pas plausible vu que je suis la seule à me rendre compte que des gens à qui vous parliez encore il y a un mois, n’ont aucune existence à vos yeux ! Et demain ou après -demain, peut-être qu’Andrew, qui me fustige du regard chaque fois qu’il me croise, ne sera plus qu’une de mes « lubies » à son tour ! Or, aujourd’hui, là, maintenant, il existe bien notre vénérable doyen ! Tu ne peux dire le contraire !

    -Bien sûr qu’il existe ! Tu en as de bonnes toi avec tes suppositions abracadabrantes !

    -Supposition aujourd’hui, réalité demain…Qui peut le dire ? Pas moi en tout cas ! J’aimerais bien pourtant. Parce que tout cela me terrifie ! J’ai tellement peur que je n’ose plus quitter mon fils des yeux !

    Martha paraît ébranlée.

    - Je n’y comprends rien ! J’aimerais tant pouvoir t’aider ma chérie ? Balbutie-t-elle à court d’arguments.

    - Mais tu m’aides déjà beaucoup Martha, en m’écoutant sans chercher à fuir comme le font tous les autres. Même l’homme que j’aime plus que tout au monde avec notre bout de chou, m’a laissée seule face à la vindicte populaire.

    - Tu y vas un peu fort là !

    - C’est la réalité pourtant ! Il devrait être là et me soutenir ! En partant, il leur a donné raison ! Toi, tu es présente, vaille que vaille ! Et tu peux m’aider, vraiment ! Pas en me fliquant comme tu le fais depuis trois jours mais en cherchant avec moi le pourquoi du comment de la chose ! Je veux trouver la vérité sur cet étrange phénomène. Maintenant ! Avant que ne survienne une nouvelle disparition !

    - Pourquoi tant d’impatience ? Ça peut attendre demain !

    -Non ! C’est maintenant ou jamais ! Imagine que tu t’évapores demain ! Je me retrouverais seule. Je ne peux y penser sans trembler de trouille Martha ! Á toi de décider ! Ou tu m’aides aujourd’hui, ou tu me laisses à mon triste sort de réprouvée !

    - C’est d’accord ! Je vais t’aider ! Par quoi on commence ?


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  • Une semaine s’est écoulée depuis la réunion. Pas de nouvelle disparition après celle de Lukas. Comme les autres, c’est comme s’il n’avait jamais existé ! Pourtant, combien de fois leur a t’il sauvé la mise en prévoyant tempêtes ravageuses et gros coups de vent marins !

    Les habitants de Liberté paraissent s’accommoder sans problème de cette absence de prévisions météorologiques. Tout comme ils se sont accommodés de ne plus bénéficier des doigts de fée d’Annaëlle ou des légumes frais de Djibril. Pas plus que ne leur manque l’incomparable don de Kumba pour trouver les meilleures zones de pêche, ou la voix de soprano angélique de Mélissa lors des veillées. Lysandro parade comme un jeune coq aux bras de Sybil comme s’il s’agissait de son premier amour ! Et pour cause, Mélissa n’a aucune existence réelle à ses yeux.

    Il en va de même pour les autres disparus, qui ne le sont que pour elle. Ils ne peuvent donc manquer à personne !

    Elle a bien essayé de leur expliquer lors de la fameuse réunion en constatant la toute fraîche absence de Lukas.

    Elle en revit chaque instant partagée entre tristesse et frustration.

    Elle se revoit, sagement assise près de Jonathan, au premier rang, et s’entend encore poser presque innocemment la question :

    -Quelqu’un sait où se trouve Lukas ce matin ? Je ne l’ai pas vu dans l’assemblée.

    -Quel Lukas ? A demandé Andrew, le vénérable Doyen de la Communauté, en la toisant d’un air accusateur du haut de l’estrade où il trône lors des séances du Conseil. Et pourquoi nous as-tu convoqués de façon si cavalière Élisa ? Tu aurais dû m’en parler au préalable ! On ne dérange pas ainsi tout le monde sans raison valable !

    -J’en suis consciente Andrew ! Mais Lukas n’est pas là or ce n’est pas son genre de s’absenter sans prévenir ! Et je ne vous parle pas d’Annaëlle, Djibril, Mélissa et Kumba dont nous n’avons plus de nouvelles.

    Près d’elle, Jacob sur les genoux, Jonathan affichait une mine sombre et inquiète. Avait-il enfin compris que l’heure était grave ? Cinq disparitions inexpliquées en à peine plus d’un mois, ce n’est pas rien tout de même !

    Il s’est alors penché et a murmuré à son oreille, pour n’être entendu que d’elle :

    - Que se passe-t-il mon amour ?

    -Tu le sais bien voyons ! Annaëlle d’abord, puis Djibril, Kumba, Mélissa et enfin Lukas ce matin ! Tu trouves ça normal toi, ces résidents de notre village qui ne donnent plus signe de vie?

    Elle a parlé tout bas mais elle avait les plus grandes difficultés à réfréner son angoisse et surtout la colère qui montait en elle à voir le regard scrutateur qu’il lui jetait. Un regard qui hurlait si fort : « Je ne comprends rien à ce que tu dis », que ça lui a fait un mal de chien !

    Et dans le même temps, la voix d’Andrew elle, a tonné réellement, à en ébranler les fondations de la Maison Commune.

    - Mais qu’est-ce que tu racontes à la fin ? Qui sont ces gens dont tu nous parles ? Tu sembles la seule à les connaître ma pauvre fille ! Encore un de tes foutus rêves je suppose ! Je te croyais pourtant guérie !

    Il est vrai que depuis quelque temps, ses rêves ont tourné aux cauchemars, rendant ses nuits très agitées et ses réveils extrêmement pénibles. Elle a eu tellement peur de retourner dans ses dangereuses errances oniriques, qu'elle s'en est ouverte à Martha. Le fait n'est hélas pas passé inaperçu dans les rangs des anciens Noé. Sentant le péril se rapprocher, la guérisseuse lui a donné un bon remède pour ne plus rêver.

    - Je ne rêve plus ! A-t-elle lancé à bout de patience ! Martha qui est là, pourrait vous le confirmer. Les tisanes qu’elle concocte pour moi, me font dormir comme une souche, d’une traite et sans le moindre rêve, je vous assure. Dis-leur Jonathan !

    - C’est vrai ! A-t-il enfin consenti à la défendre. Depuis qu’elle prend ces décoctions spéciales, son sommeil est tellement calme et profond, qu’elle n’entend même pas notre fils pleurer! ! Cela n’a plus rien à voir avec ses nuits agitées d’avant !

    -Je te crois Jonathan ! Mais alors, à quoi riment ces contes à dormir debout ?

    Perplexe et dérouté, son compagnon s’est à nouveau tourné vers elle.

    - Andrew a raison ! A-t-il admis à contre- cœur. Si tu ne rêves plus, comment expliques-tu ton histoire de disparitions ? Et où es-tu allée chercher les noms de ces personnes ma chérie. Une résurgence de tes derniers cauchemars peut-être ?

    -Á moins que mes tisanes ne fassent plus effet ! Est intervenue Martha !

    Puis, s’adressant à elle d’une voix onctueuse de compassion, la guérisseuse a demandé:

    -Comment vas-tu mon petit ? As-tu recommencé à cauchemarder ? Si c’est le cas, tu dois nous le dire sans peur ! Tu sais qu’il en va de ton équilibre mental !

    Et toute l’assemblée de la regarder presque avec pitié, elle, la dernière « réveillée » de l’Arche.

    Sous leurs yeux, elle s’est sentie accusée et déjà jugée. Même par Jonathan qui serrait leur fils contre lui, comme pour le protéger d’elle !

    La rage s’est mise à enfler dans son cœur meurtri.

    Elle les revoyait quelques semaines auparavant et de cela, elle était aussi sûre que de leur présence dans la grande salle. Elle revoyait Malika entrer chez Annaëlle pour prendre livraison de sa robe. Elle revoyait les villageoises faire la queue chez Djibril pour recevoir leur panier hebdomadaire de légumes. Elle revoyait Lukas, annoncer le prochain coup de tabac à la fine équipe de pêcheurs, dont Kumba, le grand Kumba qui lui rétorquait, fort en gueule, que ça n’allait pas l’arrêter ! Elle revoyait la jolie Mélissa, pendue au cou de Lysandro et lui susurrant mille mots d’amour, la veille-même de sa disparition !

    Non ! Elle n’avait pas rêvé ces gens !

    Ivre d’une fureur incontrôlable, elle s’est dressée :

    -Comment je vais ? Moi, je vais très bien ! Mais vous, comment allez-vous ?

    Puis, en dépit d’une envie brutale de s’enfuir en courant, sans se retourner, elle a quitté la salle d’un pas tranquille.

     

    Cela fait une semaine.

    Depuis, elle déambule chaque jour dans les rues du village comme une âme en peine, comptant et recomptant chaque habitant, paniquée à l'idée qu'il en manque un ou une.

    Elle n'a jamais été si solitaire. Tout le monde l'évite, même Jonathan qui a prétexté une expédition de chasse pour s'éloigner d'elle quelque temps. Si on ne la montre pas du doigt, on la regarde avec méfiance.

    Martha seule est restée proche d'elle, comme elle l'a toujours été mais elle ne cesse de l'observer et de lui demander à tout propos : « Comment vas-tu ? »

    Elle ne se donne même plus la peine de lui répondre. Á quoi bon ? Que pourrait-elle lui dire pour la rassurer ? Rien puisqu'il ne s'est rien passé depuis une semaine !

    Ce matin, au terme d'une nuit plus agitée que de coutume en raison de l'absence de Jonathan, elle a confié Jacob à la guérisseuse, le temps de passer chez Baptiste, l'ébéniste attitré de Liberté, afin de vérifier où en est leur commande : un cheval à bascule pour les 2 ans du petit garçon.

    Un peu anxieuse sans savoir pourquoi, elle frappe à la porte joliment ouvragée de l'homme de l'art. Il lui ouvre aussitôt. Son habituel sourire jovial ne suffit pas à masquer son regard apitoyé. N'est-elle pas la pauvre folle du village ?

    -Bonjour Élisa! Comment vas-tu aujourd'hui ?

    -Ça va ! Et toi ?

    -J’ai bien travaillé ! Le cheval de Jacob sera prêt à temps ! Tu veux vois où ça en est je suppose !

    -Oui, si ça ne te dérange pas ! J’en profiterai pour aller dire bonjour à Soraya et aux enfants.

    Elle n’a pas besoin qu’il lui réponde. Il s’est rétracté devant elle comme face à un serpent venimeux.

    -Oh, excuse-moi Baptiste, je dis n’importe quoi. J’ai dû oublier que tu vis seul. J’enverrai Jon’ chercher le cheval dès qu’il sera de retour.

    Le brave ébéniste ne pipe mot. Sa réputation de foldingue vient de gravir un degré supplémentaire.

    Comment expliquer à un homme qui ne sait pas qu’ils ont existé, que sa compagne et ses deux enfants ont disparu alors que la veille encore, ils étaient toute sa famille?


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  • « Qui va venir au rendez-vous ? » Se demande Élisa pour la énième fois les tripes nouées d’angoisse. Il faut dire que leur avenir à tous est en jeu !

    Il sera bientôt 8 heures…

    Hier, elle leur a demandé de la rejoindre dans la salle du Conseil du village.

    Dans sa tête, elle refait le compte, histoire de vérifier qu’elle n’a oublié personne : Jonathan évidemment son compagnon de route depuis si longtemps et Jacob, leur fils qui va bientôt fêter ses deux ans. Khaled qu’elle n’aime pas beaucoup et qui le lui rend bien. Shana, sa moitié, aussi charmante et douce qu’il est sec et désagréable. Mélodie et Rafaël flanqués de leurs quatre adorables bambins. La Communauté appelle l’heureux couple « les veinards ». Deux grossesses coup sur coup pour Mélodie et chaque fois elle a accouché comme une fleur d’un garçon et d’une fille. Les deux paires de jumeaux se portent comme des charmes ! Il y aura Martha évidemment, si versée dans la connaissance des plantes médicinales, que les villageois, l’ont intronisée guérisseuse officielle. Elle devrait venir accompagnée d’Esperanza son inséparable binôme depuis la création de Liberté. Il y a fort à faire avec les malades ordinaires, les blessés mais aussi et surtout avec les « mal réveillés » comme on les a surnommés, adultes et adolescents à l’esprit dérangé ou aux membres tordus qui sont sortis des caissons cryogéniques définitivement abîmés. Et puis il y aura tous les autres, bien sûr, d’Andrew, le doyen du village, à Malika, l’institutrice en passant par l’équipe au grand complet des pêcheurs, de leurs compagnes et de leur turbulente marmaille. Sans oublier Septime et Serena, ces deux parangons de l’ordre et de la discipline, dont elle redoute et déteste toujours autant l’air hautain et les répliques acerbes, Andrew avec ses 50 ans bien sonnés, Martha qui en approche, Septime et Serena qui en ont 45, forment l’équipe des « vieux » et sont l’exception qui confirment la règle de la moyenne d’âge très jeune des résidents de Liberté. Ils doivent ce privilège à leur ancien statut de « Noé » tout comme Jonathan et Khaled qui portent allègrement leurs, 38 années et font déjà partie des moins jeunes.

    Le village est tellement silencieux depuis des semaines, qu’on pourrait croire qu’il est désert. Les habitants y circulent tels des fantômes sans s’adresser la parole. C’est à peine s’ils se font un signe quand ils se croisent. Chacun vaque à ses occupations, tête baissée, enfermé dans un mutisme désespérant !

    L’atmosphère est morne, pesante…Mortelle ! C’est comme si Liberté s’éteignait petit à petit, écrasé par une épaisse et lourde chape de plomb.

    S'il n’y avait que ça !

    Il semblerait qu’elle seule ait remarqué les disparitions ponctuelles au sein de la population. Des disparitions aussi soudaines qu’inquiétantes. Pour elle en tout cas. Comment expliquer qu'en moins d'un mois, quatre personnes manquent au village sans que leur départ ait suscité la moindre réaction.

    Cela a commencé par Annaëlle, la couturière, si essentielle à la vie de la communauté. Elle se souvient et elle est bien la seule !

    La veille, elle livrait une robe à Malika, l’institutrice, le lendemain, elle n’était plus là.

    Pffftttt ! Disparue, d’un seul coup, comme si on l’avait effacée du scénario ! Et hormis elle-même, personne n’a semblé s’en inquiéter. La veille, chacun la hélait encore joyeusement, le lendemain, son nom n’était plus prononcé !

    Elle aurait tout aussi bien pu n’avoir jamais existé ! Pourtant la jolie robe cousue main qu’arborait Malika, prouvait le contraire !

    Le pire, c’est quand elle en a parlé à Jonathan ! Il l’a regardée bizarrement. Elle a nettement lu de l’incompréhension dans les yeux verts posés sur elle.

    - Annaëlle tu dis ? Quelle Annaëlle ? Il n’y a personne de ce nom à Liberté !

    -Mais si voyons, Annaëlle, la couturière !

    - Ma chérie, c’est ton imagination qui te joue des tours, voilà tout !

    « Ou alors, je deviens folle ! » S’est-elle dite prise de panique.

    Le jour suivant, en constatant que la vie suivait son cours serein, elle était presque convaincue que Jonathan avait raison ! D’autant plus qu’après ça, l’institutrice n’a plus porté sa nouvelle robe.

    Puis il y a eu le cas « Djibril », maraîcher de son état et principal fournisseur de légumes de Liberté ! Lui aussi, s’est volatilisé du jour au lendemain sans crier gare et sans laisser de trace, une semaine après la non disparition de la «non Annaëlle» qu’elle ne parvient pas à chasser de sa mémoire. Mais après tout, comme le lui répète souvent l'homme de sa vie, elle a toujours eu des souvenirs très précis de ses rêves !

    Elle ne lui a rien dit cette fois, se contentant d’observer les réactions autour d’elle ! Rien ! Exit Djibril sans susciter le moindre écho chez les villageois !

    Non, non et non ! Elle n’a pas rêvé ! Ces deux habitants de Liberté ont bien existé et ils ont bel et bien disparu. Qu’importe qu’elle soit la seule à s’en rendre compte !

    Le phénomène s'est reproduit à moins de deux semaines d’intervalle, pour les deux suivants. D’abord Kumba dans l’équipe des pêcheurs, puis Mélissa, la compagne de Lysandro, le plus jeune de la brigade de pêche. Deux évaporés supplémentaires, dans la plus totale indifférence ! Même Lysandro continue à vivre comme s’il n’avait jamais eu de compagne !

    Voilà pourquoi elle a convoqué tous les habitants de Liberté, enfants compris, dans la salle du Conseil, en prétextant une réunion ordinaire comme chaque habitant en a le droit pour évoquer un sujet de préoccupation particulier ou de simple intendance. Elle tient à les avoir tous sous les yeux, pour s’assurer qu’il ne manque personne d’autre à l’appel !

    Voilà pourquoi elle se demande qui viendra à son rendez-vous, mais aussi et surtout, qui ne viendra pas !

    Cela fait maintenant une semaine que Mélissa n’est plus là.

    Ils arrivent par petits groupes, sans se presser, Jonathan et Khaled en tête. Les uns après les autres, ils pénètrent dans la grande salle où se tient une fois par mois, le Grand Conseil de la Communauté de Liberté. Jugulant à grand peine son impatience et pétrie d’inquiétude, elle scrute chacune et chacun.

    Elle sait déjà qu’une autre chaise sera inoccupée. Mais elle attend qu’ils soient tous entrés pour être sûre qu’elle ne s’est pas trompée.

    Au troisième rang, la place habituelle de Lukas, l’as de la météo, est vide…


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