• La réaction du Doyen ne se fait pas attendre. S’il a paru totalement décontenancé devant Jonathan, il reprend très vite du poil de la bête. !

    N’est-elle pas allée trop loin avec sa petite comédie ?

    - Martha, espèce de folle ! Tu sais très bien de qui je parle ! Elle vivait chez toi depuis plus d’une semaine !

    Au point où elle en est et à voir l’expression fermée de Jonathan, elle peut tout aussi bien continuer le jeu qu’elle a commencé. Après tout, elle ne sait pas encore s’il est toujours sous influence.

    -Je ne connais aucune Martha ! Je suis seule chez moi avec notre fils depuis le départ de Jonathan ! Tu es bien placé pour le savoir Andrew ! Après la réunion que j’ai si inconsidérément convoquée, j’en conviens, plus personne ne m’adresse la parole ! On m’évite comme la peste ! Et on ne me laisse plus participer aux activités de la Communauté !

    - Á quoi t’amuses-tu petite écervelée ? Tu vois disparaître des gens qui n’existent pas et tu ne te serais pas aperçue de celle de Martha, qui est bien réelle, elle ! Á qui voudrais-tu faire croire ça ?

    - Je ne cherche pas à vous faire croire quoi que ce soit ! En quoi cette…Martha serait elle plus réelle que mes « disparus » ? Vous êtes peut-être tous devenus aussi fous que moi !

    -Et Jonathan qui vient tout juste de rentrer après une absence de presque un mois, tu penses qu’il est fou lui aussi ? Tu l’as bien entendu demander des nouvelles de Martha ! Argumente une Serena qui reprend pied à son tour !

    -Pas du tout ! Je remontais tranquillement de la plage quand j’ai entendu sa voix de loin. Ses cris ont même réveillé notre fils. J’étais si heureuse qu’il soit enfin rentré ! En m’approchant, je vous ai vus tous les quatre. Vous sembliez vous disputer et vous parliez d’une disparition Vous pensez bien que vu les circonstances, cela a fait plus que m’intriguer !

    -Tu mens ! Hurle Septime qui de pâle est passé à rouge de fureur !

    Elle se moque qu’ils croient ou non à sa version. Ce qui l’inquiète, c’est l’absence de réaction de Jonathan. En apparence du moins, car ses poings serrés et les veines gonflées de son cou démentent ce calme de surface. Il va exploser d’un instant à l’autre. Sera-ce contre elle ou contre ceux qui accusent sa femme de mensonge et de folie ? Elle préférerait ne pas le savoir tout de suite.

    - Jonathan, nous devons te parler ! Il y a urgence ! Intervient Andrew.

    Sent-il que la situation leur échappe et qu’ils n’ont plus le contrôle sur l’esprit de son compagnon ?

    Il y a urgence en effet ! Á l’éloigner des trois comploteurs ! Il faut qu’elle puisse très vite et le plus calmement possible, lui expliquer les choses de son point de vue, partagé par Martha désormais. Elle se doit aussi de le rassurer sur le sort de leur vieille amie. Il faut qu’elle parvienne à le convaincre qu’elle n’a pas disparu mais qu’elle est partie de son plein gré, persuadée que c’était la seule façon de se protéger et de les protéger, elle et leur petit Jacob.

    - On y va maintenant ! Insiste Septime.

    La peur qu’elle avait réussi à juguler en entendant la voix de son homme, remonte en flèche ! Désespérée, elle lui jette un regard de muette supplique. Tout son être tendu vers lui, crie «Viens !»

    Comme s’il l’avait entendue, il pose enfin sur elle l’émeraude de ses prunelles acérées.

    -Dites-moi, c’est grave ou pas, si je préfère passer un peu de temps avec ma famille avant les discussions sérieuses ? Parce que s’il y a une urgence pour moi, c’est bien de serrer ma femme et mon fils dans mes bras ! La vôtre attendra ! Assène-t-il d’un ton dédaigneux aux trois comparses estomaqués.

    - Mais...Martha… Bégaie Andrew décomposé.

    -Vous n’avez rien fait depuis huit jours ! Cela aussi peut donc attendre, au point où on en est à cause de votre négligence !

    Et là-dessus il s’approche d’elle et passant un bras ferme autant que possessif autour de ses épaules, il l’entraîne sur la route qui mène à leur foyer !

    -Jonathan… il faut que je te dise…

    -Plus tard ma chérie ! Quand nous serons chez nous, à l’abri des oreilles indiscrètes. L’interrompt-il.

    - Tu.. Tu ne m’en veux plus ?

    - Plus tard je te dis ! Fais-moi confiance.

    Puis, sans se soucier de ceux qui les épient, avec précaution pour ne pas étouffer leur fils, il la prend dans ses bras et l’embrase avec une passion qui n’a rien de feint.

    Á peine sont-ils rentrés chez eux, que toute la tension accumulée depuis le départ de Jonathan, se relâche d’un seul coup. Elle se serait effondrée s’il ne l’avait pas retenue fermement contre lui.

    -Là… Là.. Tout va bien aller à présent mon amour ! Lui murmure-t-il apaisant

    Accroché aux longues jambes musclées de son père, Jacob gazouille :

    -Papa, papa. Zacob veut bisou…

    - Bien sûr mon bonhomme ! Papa va te manger de bisous ! Lui répond-il envahi de tendresse.

    -Il a retrouvé le sourire ! Si tu savais comme il a pleuré en ton absence ! C’est son tour de câlins maintenant ! Dit-elle en se détachant de lui.

    Puis, encore tremblante, elle va s’asseoir dans le rocking-chair qu’il a fait pour elle à la naissance de Jacob.

    - Je me doute ma chérie ! Pardonne-moi ! Nous allons rattraper un peu du temps perdu avec mon petit pirate, puis nous discuterons ! Je crois que nous avons des choses importantes à nous dire !

    -D’accord mon amour !

    Les retrouvailles entre le père et le fils sont si émouvantes qu’elle a bien du mal à retenir ses larmes.

    Le reste de la journée s’est déroulé sans anicroche Personne n’a osé venir relancer Jonathan chez lui. Mais Élisa sait que ses ennemis ne renonceront pas si facilement. Ils ont probablement compris avant elle, qu’ils n’avaient plus aucun pouvoir sur Jonathan ! La seule chose qu’ils ignorent et qu’elle, sait à présent, c’est, en utilisant leur propre terme, qu’ils ne l’ont pas « tenu » autant qu’ils le pensaient.

    Quand il est parti avec Khaled et Rafaël, il ne subissait déjà plus leur funeste emprise.

    -Pourquoi es tu parti alors ?

    -Pour donner le change ! Pour qu’ils croient que j’étais toujours sous influence. Au même titre que Rafaël.

    - Parce que Khaled…

    - Khaled fait partie de leur complot. Si j’avais refusé de partir, ils auraient compris que leur truc ne fonctionnait plus sur moi. Khaled était en quelque sorte, mon sauf-conduit. J’ai joué consciencieusement le zombie que j’étais censé être. Il n’y a vu que du feu ce traître !

    - Comment nous tiennent-ils et pourquoi cela ne marche-t-il pas avec moi ?

    -C’est là tout le nœud de l’histoire mon amour : Il faudra que je t’explique mais là, nous allons d’abord devoir agir, vite, très vite.

    -De quelle façon ?

    - En partant rejoindre Martha

    - Quand ?

    -Cette nuit-même. Alors, comme elle te l’a dit, nous aviserons. Les dés changent de main ! Nous reprenons la partie Élisa !


    1 commentaire
  • Voilà bientôt une semaine que Martha a quitté Liberté pour son refuge. Elle doit maintenant y être installée, à l’abri, loin du danger que représentent à la fois le village et les trois personnages qui le dirigent en sous-main. Andrew, Septime et Serena. Parce qu’ils le dirigent, Élisa n’en doute plus à présent ! Dans le plus grand secret, ils s’en sont instaurés les maîtres, contrevenant ainsi à la Loi admise par tous lors de la création de cet espace de vie hors de l’Arche : pas de chef. Tout ce qui s’y décide est discuté et mis par écrit à l’issue des Conseils de Communauté. L’unique prérogative reconnue est celle d’Andrew, qui en tant que doyen d’âge, 51 ans, soit tout juste un an de plus que Martha, préside et anime les débats.

    Une semaine qu’Élisa est seule face aux regards de plus en plus noirs des habitants du village. Plus rejetée que jamais par ces gens qui se sont auparavant toujours montrés amicaux avec elle, elle se sent pire qu’une pestiférée ! Et Jonathan qui ne revient pas !

    « S’il lui était arrivé quelque chose ! » Ne peut-elle s’empêcher de se demander.

    Rongée par l’inquiétude, elle attend son retour en guettant les réactions de ses trois ennemis concernant l’absence de Martha. Le fait qu’ils ne l’aient pas encore interrogée à son sujet, ajoute à cette angoisse permanente ! Ils doivent pourtant s’être aperçus que leur « espionne » n’est plus à son poste de garde !

    Elle s’attend à chaque instant à les voir débarquer chez elle or curieusement, ils restent à distance. Cette « disparition » qu’elle n’a pas criée sur les toits, doit les interroger ! Surtout s’ils sont responsables des autres !

    Elle n’a plus rien à faire. On ne veut plus d’elle pour les travaux communautaires ! Croient-ils donc, tous autant qu’ils sont, qu’elle peut les contaminer avec ce qu’ils appellent sa folie ?

    Elle entend bien ce qui se murmure sur son passage : « Elle a perdu l’esprit ! Jonathan ne s’y est pas trompé ! Il y a fort à parier qu’il se choisira une autre compagne à son retour ! »

    S’ils avaient raison, elle en mourrait !

    Mais le pire, c’est la conversation qu’elle a surprise entre Mélodie, son ex meilleure amie et Shana, la compagne de Khaled, alors qu’elle se rendait à la plage avec Jacob :

    -Tu crois qu’on devrait laisser le fils de Jon’ avec elle ? ! C’est malsain non pour ce pauvre petit ! Demandait Shana.

    -Tu as sans doute raison ! On soumettra la question au prochain Conseil, acquiesçait Mélodie.

    - Je pourrais m’en occuper moi, reprenait Shana. En tout cas en attendant le retour de Jon’ !

    Cette chère Shana, si serviable ! D’autant plus prête à se dévouer qu’elle ne parvient pas à avoir un enfant avec son cher et tendre Khaled !

    Depuis, Élisa ne fait plus rien sans son fils. Elle l’emmène partout avec elle et le surveille jalousement. Quand vient le soir, elle se barricade chez elle, paniquée à l’idée qu’on vienne le lui enlever. Il est plus grognon que d’ordinaire depuis que son père est parti. Souvent, il s’accroche à elle en bredouillant « Veux papa...Veux papa » entre deux crises de larmes. Il a beau n’avoir que deux ans, il subit de plein fouet l’ambiance délétère dans laquelle elle l’oblige à vivre.

    «Les enfants ressentent plus de choses que nous ne pouvons l’imaginer » Lui a expliqué Martha un jour.

    Elle avait tellement raison ! La mielleuse Shana aussi, avec son « pauvre petit ». Jacob est malheureux ! Á part le bercer entre ses bras en lui susurrant des mots consolateurs, elle ne peut pas faire grand-chose. Et surtout pas lui rendre son papa !

    Un nouveau matin se lève sur Liberté. Le huitième depuis le départ de Martha. Le vingtième depuis celui de Jonathan. Elle étouffe dans la maisonnette où elle vit en recluse et sur le qui-vive les trois-quarts du temps. Elle a besoin de sortir. Jacob aussi ! La journée va être belle ! L’air est déjà très doux. Ça sent l’été. Après une toilette et un petit-déjeuner rapides pour elle et pour son fils, elle l’attache dans le porte bébé et sors de la maison, bien décidée à ne laisser personne leur gâcher cette matinée.

    C’est donc d’un bon pas et sans se préoccuper des regards peu amènes que les rares villageois déjà sortis de chez eux pour vaquer à leurs occupations, lui jettent au passage, qu'elle se dirige vers le chemin qui mène à la plage. Elle arrive devant la maison d’Éléonore, une autre très bonne amie de Mélodie. Habituellement, à cette heure et en cette saison, elle est assise dehors sur la petite terrasse en bois, à tresser les jolis paniers qui font sa renommée à Liberté. Or, elle n’y est pas. Et aucun bruit ne  lui parvient de la maison. Sur la route, Mélodie se dirige vers elle. Elle va bien voir qu’Éléonore n’est pas là. Presque à l’arrêt, elle retient son souffle. Parvenue à sa hauteur, Mélodie fait un écart et passe sans s’arrêter. Pas un regard pour elle, pas un signe de tête. Et, plus étrange, pas un regard sur la maison de la vannière !

    Ce qu’elle craignait depuis le départ de Martha s’est produit ! Éléonore s’est volatilisée. Pour Mélodie, pour les habitants de Liberté, elle n’a jamais existé. Ses paniers ne manqueront à personne.

    Le cœur d’Élisa bat la chamade. Se taire… Faire comme si… Suivre les conseils de Martha. Elle poursuit son chemin.

    Sa matinée à la plage avec Jacob se déroulera comme les autres, en apparence. Elle y sera seule jusqu’à ce qu’elle décide de rentrer. Pour une fois, sa solitude forcée aura du bon, parce qu’elle aurait eu bien du mal à masquer son désarroi.

    Il est presque midi au soleil lorsqu'elle quitte la plage à regret.

    Ces quelques heures lui ont fait du bien en dépit de cette nouvelle disparition inopinée.

    Elle refait le compte de ceux qui ne sont même pas des fantômes : Annaëlle, Djibril, Mélissa, Kumba, Lukas, Soraya et ses deux enfants, Leila et Léo, les adorables jumeaux, les cinquante "mal réveillés", Esperanza. Et maintenant, Éléonore !

    Pourquoi ces personnes ? Qu’ont-elles en commun qui expliquerait leur disparition ? Qui aurait voulu les faire disparaître ? Et enfin, comment est-il possible d’escamoter ainsi des gens, aussi rapidement, sans qu’ils laissent la moindre trace, que ce soit matériellement ou dans la mémoire de ceux qui les côtoyaient encore la veille ?

    Tandis que perdue dans ses pensées, elle remonte le sentier sablonneux qui mène au village, Jacob qui s’était endormi dans son giron, se réveille soudain et se met à babiller :

    -Papa.. papa !

    Il a entendu la voix chérie avant elle.

    Elle tonne aux abords de la Maison Commune où trois personnes se tiennent l’air pas très rassuré, devant un Jonathan en colère :

    -Comment ça, Martha a disparu ? Ça fait longtemps qu’elle ne vous donne plus de ses nouvelles ?

    -Pas très longtemps non ! Á peu près une semaine ! Bredouille piteusement Andrew.

    Le cœur d’Élisa fait un double bond dans sa poitrine. Jonathan est de retour et les trois larrons qui ont curieusement omis de la questionner sur l’absence de Martha, viennent d’avouer à son compagnon bien aimé, l’étrange disparition de la guérisseuse.

    - Une semaine ! Et vous n’avez envoyé personne à sa recherche ?

    - C’est-à-dire que.. Euh.. Nous l’avions commise à la surveillance d’Élisa... Bafouille à son tour Serena.

    - Á la surveillance de ma femme ? Et pour quelle raison s’il vous plaît ?

    - Enfin, tu sais bien Jonathan ! Ses histoires hautement fantaisistes de disparitions…Tente d’expliquer Septime qui n’en mène pas plus large que les autres devant cet homme qu’ils disent tenir.

    Où sont passés les trois comploteurs arrogants qui décidaient de son sort sans état d’âme ? Où est passée leur morgue coutumière ? Elle sent qu’elle a une carte à jouer, là, maintenant. Elle s’est rapprochée subrepticement. Personne ne s’est encore aperçu de sa présence..

    -Oh ! Mon amour, te voilà rentré, enfin ! Lance-t-elle à la cantonade, Faisant sursauter les trois comparses qui ne l’ont pas entendue arriver.

    Puis, avant que Jonathan, surpris, n’ait eu le temps de réagir, elle demande innocemment :

    - Qui a disparu ?

    Andrew, Serena et Septime, se regardent interloqués.

    - Martha ! Tu devrais le savoir jette Andrew d’un ton hargneux !

    - Martha ? Quelle Martha ? Je ne connais personne de ce nom. Questionne –t-elle, jouant à la perfection l’étonnement le plus total.

    Contre son cœur, caché au chaud par le corps potelé de Jacob, il y a la liste dûment complétée des habitants de Liberté, où elle a coché le nom d’Éléonore, la dernière disparue.


    1 commentaire
  • Martha est partie.

    Le jour se levait à peine quand elle a quitté la maison après un dernier baiser léger sur le front de Jacob endormi. Puis elle a serré Élisa très fort dans ses bras et son sac bien arrimé sur le dos, elle s’est éloignée dans la pénombre, persuadée qu’elle sera hors de danger dans le refuge. Hors de portée d’Andrew et de ses deux acolytes mais également à l’abri d’une disparition intempestive, quelle qu’en soit l’origine.

    Elle ne doute plus à présent, que des gens disparaissent mystérieusement et que Dieu seul sait pourquoi, Élisa est l’unique personne à s’en apercevoir. Elle s’est prise à la croire, sans preuve aucune, incapable de comprendre comment il est possible que ces habitants qu’elle est censée connaître, n’aient laissé aucune trace dans sa mémoire après qu’ils se soient proprement évaporés. Aucune trace dans la sienne, aucune dans celles des autres habitants de Liberté.

    Elle ne s’explique pas vraiment ce soudain revirement ni cette intime conviction que la jeune femme dit la vérité.

    Au départ, chargée par Andrew de la surveiller étroitement, elle s’est donné pour mission, d’entrer dans son jeu pour s’assurer qu’elle n’était pas sous une quelconque influence.

    - Elle a dû être manipulée par quelqu’un pour inventer cette folle histoire. A insinué Septime pour l’inciter à accepter.

    - C’est pour son bien tu sais ! Comment veux tu l’aider si tu ne sais pas pourquoi elle agit de la sorte ! A renchéri Serena.

    Alors qu’elle regimbait à l’idée d’espionner celle qu’elle considère comme sa fille, cet ultime argument a emporté son adhésion.

    Aujourd’hui, tandis qu’elle marche sur le sentier qui mène au refuge, elle se demande ce qui l’a réellement poussée à les croire aussi facilement.

    Parce qu’enfin, pourquoi aurait on manipulé une seule personne, apparemment dans le seul but de déstabiliser la Communauté de Liberté ?

    Qui et surtout, dans quel intérêt ?

    Jonathan, dont l’absence est plus qu’étrange en ce moment crucial ? Il aurait dû être là, au contraire au moment où elle avait le plus besoin de lui. Si ce n’est pour accréditer les dires de sa compagne, au moins pour la soutenir, essayer de la comprendre et surtout l’aider à élucider le mystère.

    Pour être plus prosaïque, si combine louche il y a, comme elle l’a pensé au début, il devrait être là et marcher à fond dedans !

    Son départ est devenu à ses yeux, aussi inexplicable que les « disparitions » d’Élisa ! Parce qu’il est trop épris de sa « femme » comme on disait dans l’ancien Monde, pour l’avoir abandonnée dans une situation aussi inextricable !

    Sans compter qu’à moins d’être un comédien hors pair, il n’a pu feindre aussi parfaitement sa stupéfaction et son désarroi quand elle a annoncé les premières disparitions. Elle revoit encore le regard chargé d’un mélange d’incompréhension et de reproche, qu’il lui a jeté quand elle s’est adressée à l’assemblée !

    Comme elle-même, comme tous les autres, il n’a rien compris à ce qu’elle racontait. Pas plus que l’ensemble des villageois, il ne connaissait les noms qu’elle donnait comme étant ceux des pseudos disparus.

    Pour être parti aussi vite après la fameuse réunion, il faut qu’il ait été bougrement convaincu que s’éloigner d’elle était la meilleure solution. Et pour cela, il faut surtout qu’ « on » l’ait aidé à s’en convaincre. Or, pour qui connaît Jonathan aussi bien qu’elle et depuis si longtemps, le jeune homme au caractère bien trempé et à la volonté de fer, n’est pas du genre à se laisser manipuler aussi aisément, lui !

    Tout tend à prouver qu’il souffre du même mal que tout le monde à Liberté.

    Tout le monde ? Pas si sûr.

    Qu’en est-il de Khaled ?

    Elle se rappelle parfaitement les propos de Serena : « Khaled nous soutiendra… » N’a-t-elle pas ajouté qu’ils les tenaient Jonathan et elle ?

    Pour ce qui est de Rafaël, qui est comme un frère pour Jonathan, elle croit se souvenir qu’il a eu la même réaction stupéfaite que les autres, le jour de l’annonce effarante d’Élisa. S’il y a eu manigance, il n’en fait pas partie ! Mais il semblait plausible qu’il parte avec ses compères habituels ! Le contraire aurait paru suspect, ces trois-là sont inséparables depuis leur arrivée à Liberté.

    Quatre jours qu’elle chemine, ne s’arrêtant que pour manger, satisfaire ses besoin naturels et dormir. Elle a toujours été une bonne marcheuse. Dans l’ancien Monde comme depuis qu’elle s’est réveillée dans ce pays redessiné par dix siècles d’absence humaine, qu’ils appellent la nouvelle France.

    Le refuge n’est plus loin.

    - Pourquoi avoir choisi cet endroit plutôt que ta cabane dans la forêt ? Lui a demandé Élisa la veille de son départ

    - Trop près, trop dangereux Élisa, tu le sais bien !

    -Je pourrais venir avec toi dans ton refuge ? Avec Jacob ! Nous serions en sécurité loin de Liberté.

    -Pas possible! Pour que notre plan fonctionne, il faut que je disparaisse. Je subodore que nos trois comploteurs sont pour quelque chose dans ce truc que je ne m’explique pas. Cette idée de faire une liste était un coup de génie ! Mais si je reste et qu’il y a de nouvelles disparitions, je crains de ne pas t’être d’un grand secours ! Tu auras beau montrer le papier avec ma signature, même moi, je ne te croirais pas. Plus j’y réfléchis, plus je pense que tu as raison. Des personnes disparaissent et tu es la seule à t’en rendre compte. Pourquoi ? Là est la question ! Si tu viens avec moi, nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire !

    - Tu me crois ! Tu me crois vraiment ! Quel soulagement ! Je finissais par penser que j’étais en train de devenir folle !

    -Je ne sais pas si tu ne deviens pas folle en réalité ! Mais je ne sais pas non plus, si ce n’est pas au contraire tout le village qui l’est devenu ! Tu sais mon petit, une autre question me taraude depuis que tu as proposé de faire une liste des habitants. Pourquoi n’avons-nous pas de registre à Liberté ? Dans l’ancien Monde, c’était une chose acquise. Naissances, décès, nouveaux arrivants, nombre d’habitants…Tout était consigné! Des recensements réguliers étaient organisés pour suivre l’évolution de la population. Et ici, dans le seul lieu habité de l’ancienne France, nous n’avons rien ! Peut-être sommes nous les derniers humains de la planète, vu que nous ignorons si les autres Arches ont résisté au Chaos et qu’il est impossible de communiquer avec elles  de toute façon! Et nous ne sommes pas fichus d’avoir un registre avec nos noms dûment inscrits, même ceux de nos si précieux enfants ! Sommes-nous redevenus des sauvages ? Ou est-ce une volonté délibérée de nos pseudos édiles de ne rien noter nulle part ? Ceci expliquerait cela.

    - Ce que je crois- moi, c’est que ce genre de registre existe et qu’ils l’ont détruit ou escamoté pour que nul ne puisse le consulter ! J’ai peur Martha, j’ai vraiment peur ! Parce que quoi qu’ils manigancent, cela n’explique tout de même pas ces disparitions soudaines !

    - Je sais ! Pourtant, tu dois rester à Liberté et attendre le retour de Jonathan qui ne devrait plus tarder. S’il y a d’autres disparitions d’ici là, note- les scrupuleusement pour que nous puissions comparer avec la liste. N’en parle à personne et fais profil bas. Quoi qu’il arrive, ne dis plus rien sur ces disparitions. Laisse les habitants te prendre pour une folle et garde courage, nous finirons par découvrir la vérité sur toute cette affaire.

    -Mais je vais être totalement isolée sans toi ! Et si Andrew et les autres décident de mettre leur projet à exécution, tu ne seras pas là pour les en empêcher !

    - Je ne serai pas si loin ! Et ils ne feront rien tant qu’ils ne m’auront pas retrouvée, j’en suis convaincue. Je commence à croire que si je quitte le village, ils ne me « tiendront » plus, comme ils disent. Ça peut leur foutre sacrément les jetons ! Et Jonathan en est éloigné depuis plus d’une semaine, aussi ne doivent-ils plus avoir autant d'influence sur lui non plus.

    -Tu crois ?

    -J’en suis presque sûre ! Dès qu’il sera de retour, s’il y a eu un nouveau cas de disparition, dis-le lui aussitôt, donne lui le nom du ou de la disparue et montre–lui notre liste avant qu’il ne subisse derechef l’influence du village. Puis venez me rejoindre sans attendre. Nous aviserons alors !

     

    Quatre jours que la pauvre petite est seule face à de redoutables adversaires. Elle ne sait que trop à quel point ils peuvent se montrer dangereux. Elle sait, parce qu’elle les connaît depuis des siècles.


    1 commentaire
  • -Ce qui me semble le plus évident mais surtout le plus urgent, c’est de faire une liste écrite de tous les habitants de Liberté ! Un document noir sur blanc ne pourra être mis en doute, surtout si c’est toi qui le produis ! Tu connais tout le monde ! Ça ne devrait pas nous prendre si longtemps ! Mais il nous faut le faire très vite ! Le temps presse Martha ! Tu dois me croire !

    - J’ai bien du mal tu sais mais je t’ai promis mon aide et je m’y tiendrai ! En revanche, ne penses-tu pas qu’il faudrait d’abord que tu vérifies qu’il n’y a pas eu une autre « disparition » !

    -Inutile !

    - Et pourquoi donc ?

    -Parce que si je me fie au déroulement des choses depuis celle de Soraya et de ses enfants, jusqu’à celle d’Esperanza et des 50 pensionnaires de l’USA, ces disparitions se produisent au minimum à une semaine d’intervalle.

    La guérisseuse ne peut retenir un mouvement de recul à la mention de cette Soraya et de ses deux enfants, qu’elle ne connaît pas. Pas plus qu’elle ne connaît d’Esperanza ou de prétendus pensionnaires d’une supposée USA. Pour ce qu’elle en sait, Baptiste n’a pas encore trouvé chaussure à son pied dans la gente féminine de Liberté ! Il reste l’un des rares célibataires de leur Communauté de survivants et à ce titre, il est très convoité ! Quant à sa soit disant partenaire, elle n’en a pas besoin, elle se débrouille très bien seule avec les maladies courantes et les petits bobos des villageois. Pas besoin non plus d’un établissement spécialisé à Liberté ! La bâtisse vide doit servir à remplacer la Maison commune devenue trop petite !

    La réaction de sa vieille amie n’a pas échappé à Élisa qui s’en attriste à juste raison. Elle aura son soutien, pas sa confiance ! Elle va devoir faire avec !

    -On commence tout de suite alors ! Lance l’intéressée d’un ton forcé, à défaut d’être convaincu.

    Mais comment faire autrement que de rentrer dans le jeu tordu de la jeune femme, si elle veut l’aider à s’en sortir ?

    -Oui, le temps que je fasse manger Jacob et on y va !

    -Tu ne veux pas que je m’en charge ?

    -Non, je m’en occupe !

    Elle est devenue réticente à l’idée de confier son fils à d’autres bras que les siens, elle doit bien se l’avouer !

    Sitôt dit, sitôt fait ! Elle est allée chercher son petit bonhomme dont le regard vert posé sur elle est si semblable à celui de son père. Après l’avoir habillé, elle l’assoit sur ses genoux pour lui faire avaler sa bouillie du matin.

    - Tu as dit on y va ! Nous n’allons donc pas le faire ici ? Lance Martha un rien vexée ! Elle adore ce bambin si facile à vivre !

    -Non ! Nous allons nous assurer de n’oublier personne en faisant le tour du village, maison par maison !

    - On ne te laissera pas entrer Élisa !

    -Je m’en doute bien hélas ! Et je n’ai nullement l’intention de frapper à chaque porte vois-tu ! Á cette heure de la journée, la plupart des villageois sont encore chez eux. La campagne de pêche de démarre que dans deux jours et hormis Rafaël, et Khaled partis avec Jonathan, il ne manque aucun résident à Liberté. Il sera donc aisé de vérifier et d’établir la liste au fur et à mesure !

    -Je suis obligée d’admettre que tu as raison au moins sur ce point !

    - C’est déjà ça ! On y va alors !

    Elle a essuyé les dernières traces de bouillie autour de la bouche de Jacob, puis, bien qu’il sache marcher, elle l’a calé dans son porte-bébé ventral.

    Et les voilà en route pour une promenade matinale des plus incongrues ! C’est manifestement ce que pense Martha en tout cas !

    Tandis qu’elles avancent d'un bon pas dans la rue centrale du village, un bruit de voix leur parvient de l’arrière de la Maison Commune. Élisa reconnaît sans peine le timbre bourru d’Andrew, la voix hautaine de Serena et celle dominatrice de Septime. Trois des « édiles » de Liberté. Trois des membres les plus influents de l’élite de L’Arche, dont faisaient également partie Jonathan, Khaled et…Martha.

    -Vous croyez que ça va être possible ? Demande Andrew

    Élisa stoppe net, intriguée par le ton du Doyen. Elle pressent qu’elle vient de tomber par hasard sur une réunion au sommet, au beau milieu d’une conversation capitale et secrète, elle en jurerait.

    Martha s’est arrêtée elle aussi. Elle la tire discrètement par le bras, lui intimant de garder de silence, l’index devant la bouche.

    -Viens ! Articule-t-elle sans proférer un son.

    Elle désigne Jacob qui s’est endormi dans la poche ventrale du porte-bébé. Derrière la Maison commune, les interlocuteurs d’Andrew mettent du temps à répondre, comme s’ils réfléchissaient. Ou peut-être parce qu’ils ont perçu les pas des promeneuses… Ça sent la conspiration à plein nez ! Mais contre qui ? Jonathan et Khaled peut-être, opportunément absents.. Martha aussi qui, présente à Liberté devrait être avec ses trois anciens comparses.

    Un complot ? Mais pourquoi ?

    Élisa se fige plus encore, à l’écoute…

    - La question n’est pas de savoir si ça va être possible, mais quand ! Lâche Septime avec hargne !

    - Exactement ! Renchérit Serena ! Cette situation ne peut continuer ! Il faut agir, vite ! Cela n’a déjà que trop duré !

    Martha se fait insistante et tente de l’entraîner bon gré mal gré. Elle résiste cependant, curieuse d’en entendre d’avantage, intimement persuadée d’un coup, qu’elle est au centre de cette réunion de comploteurs.

    C’est la voix inquiète d’Andrew qui répond, confirmant son intuition.

    -Jonathan n’acceptera jamais !

    Puis celle, agressive de Serena tranche dans le vif :

    -Voilà pourquoi il faut agir avant son retour. Khaled nous soutiendra et je fais mon affaire de Martha ! Je saurai la convaincre, soyez en assurés ! Et puis Jon' a beau être très épris de sa compagne, on le tient lui aussi ! Tout comme Martha au demeurant, vous l'avez oublié ?

    Que prépare-t-on contre elle ?

    Martha l’attend, tête basse. Elle a tout d’une coupable.

    -Tu sais quelque chose que j’ignore ? Accuse-t-elle devant son air déconfit !

    -Viens, je t’en supplie ! Je te jure que je ne sais pas ce qui se trame mais je les connais ! S’ils te voient ici et qu’ils soupçonnent que tu les as entendus, je ne donne pas cher de ta peau !

    - Ils disent qu’ils vous tiennent Jonathan et toi, qu’est-ce que ça veut dire ?

    -Je n’en sais rien, je te le jure !

    Leurs répliques ont eu lieu à voix basse. Convaincue du risque d’être découverte, elle se rend aux objurgations de Martha. Pour autant, la guérisseuse ne perd rien pour attendre !

    Elles se sont éloignées rapidement en évitant de faire le moindre bruit ! Une chance que Jacob ne se soit pas réveillé.

    Liberté n’est pas si grande ! Á la fin de la matinée, elles ont la liste de tous les habitants du village, du plus jeune au plus âgé.

    450 présents, 3 absents et aucune nouvelle disparition.

    Une liste établie en double dont les deux exemplaires sont signés de la main de la guérisseuse, à seule fin d’en attester l’authenticité. Elles les ont placés ensemble dans une urne scellée qu’elles ont cachée dans un lieu connu d’elles seules. Le tronc creux d’un arbre à l’orée de la forêt qui borde Liberté.

    « Mais à quoi servira cette signature si Martha venait à disparaître comme les autres ? Se demande Élisa avec angoisse. Et puis--je lui faire confiance ? »

    La guérisseuse semble avoir deviné ses interrogations !

    -Tu m’as bien dit que les disparitions n’avaient lieu qu’au sein du village ? Que les personnes qui en sortent, reviennent toujours ?

    - Exact ! Et ne me demande pas pourquoi, je n’ai aucune explication logique !

    -Bien ! Donc, il ne me reste qu’une solution pour éviter de me volatiliser : quitter le village.

    -Et où irais-tu ?

    -Dans l’un des refuges que nous avons construits sur le trajet entre l’Arche et Liberté. J’ai promis de t’aider ! Pour cela, je dois rester présente pour toi ! Et partir de mon plein gré, pas me volatiliser ! Je ne comprends rien à ton histoire mais je ne veux prendre aucun risque.

    - Ils vont accrocher quelqu’un d’autre à mes basques ! Parce que tu étais bien assignée à ma surveillance, si j’en crois leurs propos !

    -Je l’avoue, oui ! Et C’est plus que probable qu’ils vont me remplacer! Par Mélodie peut-être ! Mais si ce que tu dis est vrai, mon départ ne ressemblera en rien à tes « disparitions », ce qui veut dire qu’ils se souviendront de moi et te poseront des questions sur mon absence, non ?

    -Je n’avais pas pensé à ça !

    -Cela aura un avantage certain pour toi ! Pendant qu’ils seront occupés à me chercher, ils seront contraints de surseoir à leur projet en ce qui te concerne !

    -Quel projet ?

    - Je ne sais trop ! Ce que je sais en revanche, c’est que ces trois-là sont capables de tout !

    -Tu me crois alors

    - Te croire, c’est vite dit ! Je te le répète, je ne comprends rien à ce qu’il t’arrive mais je te connais assez pour savoir que même si cela paraît impossible, voire totalement surréaliste, tu n’as pourtant rien inventé ! Tu es convaincue de ce que tu avances ! Et je dois savoir pourquoi !

    -Quand as-tu changé d’avis ?

    -En les entendant ce matin. Ça m’a fait froid dans le dos ! D’un seul coup j’ai terriblement peur pour toi !


    2 commentaires
  • Trois d’un coup Á ce train- là, Liberté risque de se dépeupler à la vitesse grand V !

    Et Jonathan qui ne rentre pas. Se pourrait-il que….

    Non ! Elle ne veut pas y penser ! Jusqu’à présent, les disparitions n’ont eu lieu qu’au sein du village. Toutes les personnes qui le quittent temporairement pour quelque raison que ce soit, y reviennent toujours.

    Elle n’a osé s’ouvrir à quiconque de cette sixième disparition groupée. Une mère et ses deux enfants ! Ils auraient dû se rendre compte !

    Et puis, inutile d’en parler ! Baptiste n’a sans nul doute pas manqué d’informer tout le monde de la nouvelle lubie de cette folle d’Élisa.

    Elle croit l’entendre : « Elle m’a parlé d’une Soraya ! Et de nos deux enfants ! J’ai bien vu qu’elle n’était pas dans son état normal ! Je me demande où elle va chercher tout ça ! »

    Les seuls qui ne se moquaient pas d’elle et croyaient à ce que les autres appellent ses élucubrations, les « mal réveillés » rassemblés dans leur Unité de Soins Adaptés, ont tous disparu ce matin. 50 d’un coup ! 51 avec Esperanza qui était de service chez eux. Quand elle est allée leur rendre visite pour chercher auprès d’eux le réconfort qu’elle ne trouve plus ailleurs, la grande bâtisse était vide.

    - Où sont passés nos mal réveillés ? Quelqu’un a vu Esperanza  ce matin ? Je n’ai trouvé personne à l’USA ! A-t-elle lancé à la cantonade en sortant de là hébétée !

    Face aux regards suspicieux, elle a battu en retraite.

    De simplement méfiants qu’ils étaient jusqu’alors vis-à-vis d’elle, les habitants de Liberté, sont devenus ostensiblement fuyants. Pour ne pas dire hostiles pour certains. Plus aucune des tâches partagées équitablement entre les membres de la communauté, ne lui est confiée. On fait plus que l’éviter désormais, on l’isole. Comme si sa loufoquerie comme on la qualifie pour ne pas l’appeler sa folie, était hautement contagieuse. En fait, c’est à une véritable quarantaine que la Communauté tout entière, l’a condamnée. Même Mélodie l’a abandonnée se joignant à l’ostracisme général dont elle est devenue l’unique objet. Mélodie, sa meilleure amie après Martha qui reste son seul appui en l’absence de Jonathan. Martha à laquelle elle n'a pas osé parlé de la disparition d'Espéranza, vu que la guérisseuse ne semble pas le moins du monde préoccupée par cette absence.

    Enfin, si on peut appeler appui, la surveillance rapprochée qu’elle exerce sur elle du lever du jour au coucher du soleil. Elle la suit pas à pas. Mange avec elle, dort dans la chambre de Jacob… Et quand vient pour elle l’heure de se coucher, la guérisseuse l’oblige à boire jusqu’à la dernière goutte, l’infecte tisane qui la fait sombrer dans un sommeil lourd et sans rêve.

    -Tant que Jonathan ne sera pas rentré, je resterai près de toi. A-t-elle décidé après que l’ébéniste lui a rapporté sa visite.

    En gros, si elle ne la prend pas comme les autres pour une folle finie, Martha la traite à tout le moins comme une grande malade, ce qui n’est guère mieux.

    Seulement trois jours et déjà, elle n’en peut plus ! Trois jours à se sentir suivie, épiée, enveloppée d’une étouffante bienveillance. Prisonnière !

    Ce matin à son réveil, elle l’a trouvée penchée au-dessus d’elle. La guérisseuse paraissait si troublée qu’elle en a ravalé les invectives qui lui brûlaient la langue. Elle n’aurait d’ailleurs pas eu le temps de les proférer. Martha l’a devancée.

    - Tu as rêvé cette nuit ! A-t-elle jeté tout à trac.

    Et c’était une affirmation, voire une accusation, pas une question.

    -Absolument pas ! A-t-elle, rétorqué plus sèchement qu’elle n’aurait voulu !

    - Voyons Élisa, ne mens pas ! Tu n’as pas cessé de t’agiter !

    - Parce que tu as passé la nuit à me surveiller ? La journée, ça ne te suffit plus ? Même quand je dors, tu ne peux me laisser tranquille !

    - Je m’inquiète pour toi ma petite Élisa ! Ces histoires de disparitions, ces personnes dont tu sors les noms d’on ne sait où… Tu as recommencé à faire des cauchemars. et ça te fait peur ? Tu  n'oses en parler, je comprends ! Mais à moi, tu peux bien le dire ! Je suis là pour t’aider ! Ne l’ai-je pas toujours fait ? En as-tu au moins parlé à Jonathan ?

    -Bon sang de bois, tu as la tête aussi dure que les autres ! Puisque je te dis que je ne rêve plus ! Tu y as veillé ! N’aurais-tu plus confiance en tes satanées potions ?

    - Tu t’es tournée et retournée toute la nuit en marmonnant des trucs incompréhensibles et tu voudrais me faire croire que tu n’as pas rêvé ?

    - Parce que c’est la vérité. Sans Jonathan à mes côtés, je me sens perdue ! Voilà pourquoi je m’agite ! Crois-moi, pas besoin de rêver ! La triste réalité suffit à me rendre fébrile !

    - Ce n’est pas la première fois qu’il part !

    - C’est vrai ! Mais là, c’est différent ! Il n’est parti que pour s’éloigner de moi ! J’ai peur de le perdre ! Et ça pour moi, c'est bien pire qu'un cauchemar, crois-moi !

    - Tu penses qu’il peut disparaître comme ces autres que toi seule semble connaître? 

    - Non ! Il reviendra, ne serait-ce que pour Jacob. Ce que je crains, c’est qu’il m’abandonne, comme l’a fait Mélodie. Et ces autres, comme tu dis, tu les connaissais toi aussi, avant qu’ils ne disparaissent. En réalité, ce qui m’effraie, c’est que toi aussi tu es susceptible de disparaître demain, ou dans huit jours. Et je serai la seule à croire que tu as existé. Parce que pour le reste des habitants de Liberté, tu deviendras alors une des « lubies » de la folle ! Car c’est bien ainsi qu’ils me baptisent dès que j’ai le dos tourné n’est-ce pas ?

    - Il faut bien avouer…

    -Que tout cela paraît dingue ! Je suis bien d’accord avec toi ! Mais réfléchis une seconde Martha ! Si j’avais raison ! Si ce n’était pas moi, mais vous tous qui étiez frappés du même mal ? Un mal plus qu’étrange, j’en conviens. Un truc dans l’air, ou dans les aliments que vous ingérez… Une substance nocive qui ne m’affecterait pas pour je ne sais quelle raison ?

    -Ça n’a pas de sens Élisa !

    -Et pourquoi donc ? Pourquoi cette hypothèse serait  elle plus insensée que la vôtre qui décrète que je suis cinglée, malade ou que je rêve tout éveillée ?

    - La loi du plus grand nombre Élisa !

    -Et voilà ! L’argument choc censé me clore le bec ! Et me faire revenir à la réalité ! Votre réalité. Parce que la mienne, évidemment, n’est pas plausible vu que je suis la seule à me rendre compte que des gens à qui vous parliez encore il y a un mois, n’ont aucune existence à vos yeux ! Et demain ou après -demain, peut-être qu’Andrew, qui me fustige du regard chaque fois qu’il me croise, ne sera plus qu’une de mes « lubies » à son tour ! Or, aujourd’hui, là, maintenant, il existe bien notre vénérable doyen ! Tu ne peux dire le contraire !

    -Bien sûr qu’il existe ! Tu en as de bonnes toi avec tes suppositions abracadabrantes !

    -Supposition aujourd’hui, réalité demain…Qui peut le dire ? Pas moi en tout cas ! J’aimerais bien pourtant. Parce que tout cela me terrifie ! J’ai tellement peur que je n’ose plus quitter mon fils des yeux !

    Martha paraît ébranlée.

    - Je n’y comprends rien ! J’aimerais tant pouvoir t’aider ma chérie ? Balbutie-t-elle à court d’arguments.

    - Mais tu m’aides déjà beaucoup Martha, en m’écoutant sans chercher à fuir comme le font tous les autres. Même l’homme que j’aime plus que tout au monde avec notre bout de chou, m’a laissée seule face à la vindicte populaire.

    - Tu y vas un peu fort là !

    - C’est la réalité pourtant ! Il devrait être là et me soutenir ! En partant, il leur a donné raison ! Toi, tu es présente, vaille que vaille ! Et tu peux m’aider, vraiment ! Pas en me fliquant comme tu le fais depuis trois jours mais en cherchant avec moi le pourquoi du comment de la chose ! Je veux trouver la vérité sur cet étrange phénomène. Maintenant ! Avant que ne survienne une nouvelle disparition !

    - Pourquoi tant d’impatience ? Ça peut attendre demain !

    -Non ! C’est maintenant ou jamais ! Imagine que tu t’évapores demain ! Je me retrouverais seule. Je ne peux y penser sans trembler de trouille Martha ! Á toi de décider ! Ou tu m’aides aujourd’hui, ou tu me laisses à mon triste sort de réprouvée !

    - C’est d’accord ! Je vais t’aider ! Par quoi on commence ?


    1 commentaire